Exister à tout prix

Par Cecilia Galindo

Une critique du spectacle :
Immortels / de Nasser Djemaï / mise en scène Nasser Djemaï / Théâtre de Vidy du 21 janvier au 2 février 2014

© Mario Del Curto

Après Invisibles en 2011 à la MC2 de Grenoble, le metteur en scène français Nasser Djemaï revient avec un spectacle drôle et touchant qui s’intéresse aux problèmes et aux doutes d’une jeunesse en mal identitaire. Sur un fond d’enquête policière, sept jeunes (quatre hommes et trois femmes) questionnent leur existence à travers leurs souvenirs d’enfance, leur sexualité, leur idée du risque, de l’injustice ou encore de la mort.

Noir complet. Quelques secondes s’écoulent et rien ne se passe, jusqu’à ce qu’une musique inquiétante surgisse, lente, avec une intensité progressive. Nos yeux commencent à s’habituer à l’obscurité lorsqu’une lueur bleue apparaît en fond de scène, s’agrandissant au fur et à mesure que s’ouvrent des rideaux noirs. Il s’agit d’un écran sur lequel sont projetées des images du ciel et devant lequel des silhouettes d’hommes et de femmes défilent lentement. Ces ombres humaines se rejoignent au centre pour devenir une masse unique et s’immobilisent un instant. Ne formant désormais qu’un seul corps, elles s’avancent au ralenti vers le devant de la scène, tandis que des voix diverses murmurent des vers de Victor Hugo évoquant le mythe de Caïn. Puis le motif du malaise existentiel s’insinue dans le discours, et les silhouettes se détachent et se dispersent de tous les côtés, toujours à un rythme modéré. Il ne reste qu’un jeune homme au centre de la scène, prêt à parler. Et l’on est prêt à l’écouter.

Cela fait un an que Joachim, 19 ans, doit vivre avec le deuil de son frère aîné, Samuel. Il ne sait pas grand-chose de la mort de Sam : chute accidentelle depuis un toit et taux d’alcool élevé dans le sang, d’après le rapport de la police. Mais pourquoi s’aventurer sur un toit, et surtout pourquoi consommer de l’alcool à outrance alors qu’on y est « allergique » ? Joachim a des doutes, il veut en savoir plus pour avancer, se construire. Il décide alors d’aller trouver les amis proches de Samuel afin de briser le silence et son « haleine de métal ». Mais entrer dans le cercle de ces six amis s’avère difficile : certains l’esquivent alors que d’autres voient en lui un double de Samuel. Petit à petit, Joachim va se confronter à des réalités qu’il ne soupçonnait pas et qui vont secouer l’image qu’il avait de son grand frère. Il va aussi tenter de trouver un sens à son existence, au risque de rester dans l’ombre d’un être disparu.

Se souvenir, se construire

Avec Immortels, en création au Théâtre de Vidy, Nasser Djemaï propose une immersion dans l’univers contradictoire de jeunes marqués par la perte de l’un des leurs, un monde loin de l’adolescence mais encore au seuil des préoccupations rangées de celui des adultes. Ce passage vers un entre-deux déconcertant se fait assez naturellement, en particulier grâce à une scénographie qui vogue entre des scènes réalistes et des basculements dans l’imaginaire et le fantasme. Sur scène, au départ, il n’y a rien. Puis des objets ou du mobilier investissent l’espace: un banc lorsqu’on est à l’extérieur, un canapé et un bar lorsqu’on est à l’intérieur. Des rideaux, tantôt transparents, tantôt opaques, des projections et des effets de lumière viennent aussi habiller la scène, notamment lorsque les souvenirs remontent à la surface. Tout au long de la pièce, en effet, des souvenirs prennent place et ponctuent la trame principale tout en donnant de la profondeur au caractère des personnages. A plusieurs reprises, par exemple, dans un monologue attendrissant, l’un des jeunes se détache des autres et raconte un souvenir marquant, principalement lié à son enfance et au rapport qu’il ou elle entretient avec ses parents. Ces retours en arrière sont des clés pour comprendre leur « moi » d’aujourd’hui et contribuent ainsi à leur construction identitaire. Mais le souvenir le plus percutant, c’est celui de Samuel, omniprésent dans le spectacle par l’intermédiaire d’un blouson, dont se dégagent l’âme et le parfum de son propriétaire. Tel un fantôme, le blouson se balade sur scène et s’accroche au corps de Joachim, qui a du mal à s’en séparer. Ce n’est qu’à la fin de la pièce qu’il rejettera cette deuxième peau, s’assumant en tant que personne à part entière et non plus en tant que double de Samuel.

Des rebelles sans cause

Lorsque Joachim mène son enquête auprès des amis de son frère, il découvre que ce dernier était impliqué dans un projet, une révolte d’ordre politique. La bande de copains, guidée par un certain William – qui prend cet engagement très à cœur puisque son père est en quelque sorte une victime de la crise économique -,  s’intéresse aux rouages du domaine bancaire pour tenter de mieux le déjouer. La violence est même envisagée. Mais la lutte qu’ils entreprennent semble être une lutte sans cause. On se bat contre quoi, ou pour quoi ? Pour exister, se sentir vivre et donner du sens à cette vie bousculée par les événements et les émotions mal maîtrisées. « Il y a des jours où tu te demandes ce que tu fous là », s’exclame une voix en début de spectacle. Ces jeunes sont là, flottant dans un entre-deux, sans savoir pourquoi. Ils se font violence, repoussent les limites, s’imaginent invincibles, immortels. Certains finiront peut-être par comprendre qui ils sont vraiment et mettront fin à leur quête identitaire, d’autres prolongeront leur parcours, si la mort ne les arrête pas avant.

Lorsque la tension du spectacle retombe, les répliques des personnages résonnent encore dans notre tête. Nasser Djemaï et ses jeunes comédiens offrent au public une peinture réaliste de la jeunesse de notre siècle et explorent le drame avec une sincérité touchante. A voir jusqu’au 2 février au Théâtre de Vidy.

 

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