Par Alice Bottarelli
Une critique du spectacle :
Le Malade Imaginaire / de Molière / mise en scène Jean Liermier / Théâtre de Carouge à Genève / du 14 janvier au 9 février 2014
Sous les yeux d’un public surnuméraire et enthousiasmé, Jean Liermier propose une pièce bien rodée et sans (mauvaises) surprises, qui met en conflit la mort et le rire – pour le triomphe, sinon éternel, du moins éclatant, du second. Grâce à la finesse d’un Argan plus attendrissant que tonitruant et aux ruses salutaires des personnages, la comédie devient un savoir-vivre, le jeu une cure, le déguisement un médicament.
Vertiges et mystères
Jean Liermier, après avoir monté L’École des femmes en 2010, s’attaque à un autre monument du grand dramaturge français, employant comme atout clé le comédien Gilles Privat qui avait déjà participé à ce précédent Molière, et qui assume désormais le rôle d’Argan avec toute la subtilité et l’épaisseur qui permettent de l’ancrer au centre de la pièce. Et ce, aussi bien sur le plan de l’intrigue que sur celui du dispositif scénographique, puisque le lit qu’occupe le malade apparaît comme l’élément central du décor. C’est autour de ce lit que se déroulent les scènes, que se meuvent les comédiens, que se dévoilent les trahisons.
Le moment clé du Malade imaginaire, celui qui cristallise et interroge l’essentiel de ses enjeux, le nœud (non seulement celui qui réunit les problématiques, mais aussi celui qui se forme alors dans le ventre du spectateur), c’est une conversation tenue sur ce lit, entre frères, entre Argan et Béralde. Une de ces conversations où tout est mis sur la table, parce que les deux hommes sont proches, la scène intime, parce que Béralde est présenté comme un individu futé, clairvoyant, parce qu’il connaît bien son hypocondriaque de frère et ses extravagances, ses entêtements, ses aveuglements, et parce qu’il faut que l’hypocrisie de certains personnages soit révélée au grand jour pour faire cesser les injustices en cours. Béralde dit tout. Il dit l’avarice et les calculs mesquins de la femme d’Argan. Il dit l’absurdité de donner sa fille en mariage à un parti peu sortable et odieux pour la simple raison que le prétendant est médecin. Et surtout, il dit l’irrationnel assujettissement du prétendu malade face aux docteurs. Béralde invoque alors ce qui est sans doute l’avis de Molière lui-même, c’est-à-dire dénonce l’inefficacité patentée de la médecine contemporaine – et Argan lui réplique sans vergogne, en parlant de l’auteur : « si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours […] et je lui dirais : Crève, crève ! ». Or Molière était bel et bien présent dans sa propre pièce, il y jouait même un rôle central. Mais pas celui de son porte-parole Béralde. Molière jouait Argan.
Jean Liermier souligne la fascination vertigineuse que cette mise en abyme suscite chez lui : l’auteur, lui-même véritablement malade alors, et finissant par s’évanouir juste derrière le rideau pour ne pas revenir à lui, ne cessa jamais de jouer. Aux yeux de Liermier, il défiait la mort en montant sur scène. Notons que cette vision d’un Molière se dévouant corps et âme au théâtre pour repousser le spectre de la maladie reste très romancée : celle-ci ne le menaçait pas de longue date, mais l’atteignit sous la forme d’une épidémie de fluxion de poitrine qui fut fatale pour bien d’autres en cet hiver 1673. Il n’en reste pas moins que le dramaturge cultivait le pouvoir subversif du théâtre comique, et défiait sinon la mort, du moins certains détenteurs d’une autorité morale qu’il jugeait imméritée, tels les médecins, les précieux ou les faux dévots, en somme tous ceux qui employaient le discours et ses artifices comme outil de pouvoir au détriment d’autrui. C’est cette audace et cet affranchissement qui titillent notre metteur en scène : le besoin de rire au nez de ses semblables comme de soi, la conscience qu’on ne libère pas aisément les hommes de leurs peurs et de leur soumission à ceux qui les manipulent et les aveuglent par de belles paroles – et la conscience pourtant qu’il faut jouer, toujours, inverser les rapports, risquer le carnaval, malgré le danger que représente le métier de comédien quand on le laisse intervenir dans sa vie même. La fiction peut donc révéler une violence des rapports humains, puisqu’elle laisse découvrir des traitrises, des infidélités. Mais elle est surtout une salvation, la meilleure et la seule des médecines.
Le difficile désir de l’inattendu
Lorsque l’on s’apprête à voir un Molière aujourd’hui – un de plus, un parmi tant d’autres, un après tant d’autres – il est délicat de mettre de côté ses exigences d’originalité, cette envie accaparante d’y trouver du neuf, cet étrange besoin d’être désarçonné par une mise en scène révolutionnaire, de se sentir submergé par le jamais-vu. Il faudrait réapprendre l’ingénuité du novice, qui découvrirait au fur et à mesure des répliques un texte qu’il n’aurait jamais lu, qui prendrait de plein fouet chaque retournement dramatique, qui se noierait avec délice dans le double jeu des personnages, en bref qui aborderait les terres du comique moliéresque comme un Nouveau Monde, vierge de toute entreprise humaine. Or voilà, on en connaît déjà les rouages, bien huilés dès l’écriture, risquant l’érosion au fil des siècles. On en vient alors peut-être à souhaiter une lecture fortement axée, une interprétation résolument tranchée et inédite.
Ce n’est pas la ligne qu’a choisie Liermier. Pourtant sa mise en scène fonctionne, séduit sans aucun doute, s’équilibre avec une justesse toute classique. Le décor, un intérieur bourgeois luxueux envahi par des tableaux classiques figurant opérations et dissections (dont La Leçon de Rembrandt), et par un lit et des toilettes d’hôpital tout ce qu’il y a de plus modernes, n’indique pas une visée interprétative claire. Il n’est toutefois pas injustifiable, puisqu’il propose un pont entre les époques et questionne la relation des malades d’aujourd’hui avec la médecine. Les dialogues et la dynamique des rapports entre les comédiens sont d’une cohérence indéniable, même si par contraste, une forme d’arythmie ou quelques aspérités dans l’échange des répliques auraient l’intérêt de faire éclater cette impeccable netteté du texte. Angélique et Cléante, le couple qui finit par vaincre l’opiniâtreté du père au nom de l’amour, use de toute la panoplie des regards furtifs et des acquiescements timides pour traduire la force douce des sentiments partagés et secrets. La distribution et le jeu des acteurs sont donc irréprochables, quoique un brin convenus. Il en va de même pour Toinette et la plupart des personnages secondaires, qui s’accordent parfaitement avec l’ensemble mélodique, mais n’osent pas briser le diapason. Sans grand regret toutefois, puisque tout sonne juste.
Un rire tranquillisant – et tranquillisé
En somme, une mise en scène qui étonne peu, ne prend pas de risques déraisonnés, mais ne manque pas de charme et d’intelligence. Deux figures, notamment, rayonnent : Argan d’une part, Thomas Diafoirus de l’autre. Le premier nous touche au travers d’un jeu très corporel, qui révèle sa fragilité. L’être physique, avec tout ce qu’il sécrète, devient inéluctablement présent, susceptible d’être la victime du trivial ou du dégoûtant, et pourtant jamais humilié ou abêti par le ridicule. Derrière le père de famille despotique et borné se découvrent un corps et une grande humanité. Thomas Diafoirus, l’ignoble prétendant d’Angélique, est pour sa part admirablement détestable, chaque geste trahissant sa mesquinerie de caractère. Tous deux ménagent adroitement le comique, sans se borner au grotesque. Ainsi Jean Liermier nous offre une pièce qui remplit les attentes, sans transgressions, pour le plaisir d’un public charmé par ce rire qui repousse les peurs. Car face à l’effroi de l’inconnu il reste cette possibilité de jouer tous les rôles, tel Argan se faisant médecin, dans le théâtre de sa propre vie, désormais apaisée.