Immortels
de Nasser Djemaï / mise en scène Nasser Djemaï / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 21 janvier au 2 février 2014 / Critiques pas Jonas Guyot, Cecilia Galindo et Jonas Parson.
21 janvier 2014
Par Jonas Guyot
La jeunesse en quête d’une identité

Après le spectacle Invisibles, qui s’intéressait aux immigrés maghrébins du troisième âge installés en France, Nasser Djemaï se penche sur les nombreuses questions que se posent les adolescents et les réflexions qui traversent leur esprit. En partant d’une histoire contemporaine – un drame qui frappe un groupe d’amis –, le dramaturge présente avec beaucoup de justesse les nombreuses facettes de la jeunesse.
Du fond de la scène surgissent plusieurs adolescents plongés dans la pénombre. Une image du ciel est projetée derrière ces jeunes qui forment un bloc. Le groupe avance vers l’avant-scène alors que les nuages blancs et roses filent dans leurs dos en sens inverse. Cette jeunesse nage à contre-courant. Soudain, ce groupe compact se délite. Plusieurs voix surgissent, formant un patchwork de réflexions et d’interrogations. La jeunesse n’est pas une entité unique : elle est une multitude d’identités.
La recherche de l’identité est précisément au cœur du texte de Nasser Djemaï. L’intrigue se déroule autour du personnage de Joachim qui va à la rencontre du groupe d’amis de son grand frère Samuel, récemment décédé dans un accident. Il cherche des réponses à cette mort si inattendue et brutale. Tout allait si bien dans la vie de Samuel. Pourquoi est-il tombé ? A chaque rencontre, Joachim en apprend un peu plus, chacun ayant ses propres réponses et ses silences sur la question. Il découvre notamment l’engagement politique de son frère et la haine du système bancaire qu’il partageait avec ses amis. Dans cette quête de la vérité, Joachim s’enfonce de plus en plus dans la vie de Samuel au point de se confondre avec lui. Le grand frère est constamment ramené à la vie par les discours de ses amis. Cette omniprésence est symbolisée sur scène par son blouson qui colle si bien à la peau de son cadet. Même lorsque celui-ci tente de l’enlever, le vêtement s’anime et rejoint à nouveau ses épaules. La mise en scène de Nasser Djemaï met l’accent sur le côté oppressant du souvenir de cet être disparu. Un grand écran projette des images floues semblant appartenir aux souvenirs de Joachim ; il y a notamment ce petit film où l’on retrouve une mère et ses deux fils. L’un des deux se trouve dans les bras de la mère et requiert toute son attention, laissant l’autre de côté. Dans une autre image, elle jette un regard accusateur sur son fils cadet. Dans le discours de Joachim, tout donne à penser que cette mère a une préférence pour le frère aîné. Ces projections accentuent l’atmosphère étouffante dans laquelle Joachim tente de survivre en construisant sa propre existence.
A travers la quête d’identité de Joachim, chacun des membres du groupe tente à son tour de comprendre quelle est sa place dans l’humanité : la quête devient universelle. Linda s’interroge sur le rapport qu’elle entretient aves son corps. Isaac cache ses doutes derrière son humour. Fausto s’explique sur son incapacité à gérer les conflits. William et Mona se radicalisent dans leur combat contre un système dont ils refusent les règles. Chloé, la rêveuse, se tourne vers les étoiles. L’union du groupe, si marquante au début de la pièce, entre petit à petit en tension avec l’individualité de chacun. La diversité de leurs personnalités se cristallise notamment autour de leurs conceptions différentes de la révolte. Certains envisagent un durcissement de leur engagement alors que d’autres se tournent vers les voies de la non-violence et du compromis. L’écart se creuse également entre les rapports qu’ils établissent avec Joachim. Alors que certains veulent voir leur ami Samuel ressusciter dans la peau de son frère, d’autres acceptent le deuil et accueillent un nouvel être.
Le texte de Nasser Djemaï, dans la bouche de ces jeunes comédiens, sonne incroyablement juste. Le dramaturge réussit le pari de reproduire un langage qui n’est pas caricatural en présentant une jeunesse multiple et dont les préoccupations sont universelles. Le metteur en scène nous replonge dans cette période de la vie où chacun pourra se reconnaître à travers ces questions existentielles qui préoccupent particulièrement les individus au seuil de leur vie d’adulte.
21 janvier 2014
Par Jonas Guyot
21 janvier 2014
Par Cecilia Galindo
Exister à tout prix

Après Invisibles en 2011 à la MC2 de Grenoble, le metteur en scène français Nasser Djemaï revient avec un spectacle drôle et touchant qui s’intéresse aux problèmes et aux doutes d’une jeunesse en mal identitaire. Sur un fond d’enquête policière, sept jeunes (quatre hommes et trois femmes) questionnent leur existence à travers leurs souvenirs d’enfance, leur sexualité, leur idée du risque, de l’injustice ou encore de la mort.
Noir complet. Quelques secondes s’écoulent et rien ne se passe, jusqu’à ce qu’une musique inquiétante surgisse, lente, avec une intensité progressive. Nos yeux commencent à s’habituer à l’obscurité lorsqu’une lueur bleue apparaît en fond de scène, s’agrandissant au fur et à mesure que s’ouvrent des rideaux noirs. Il s’agit d’un écran sur lequel sont projetées des images du ciel et devant lequel des silhouettes d’hommes et de femmes défilent lentement. Ces ombres humaines se rejoignent au centre pour devenir une masse unique et s’immobilisent un instant. Ne formant désormais qu’un seul corps, elles s’avancent au ralenti vers le devant de la scène, tandis que des voix diverses murmurent des vers de Victor Hugo évoquant le mythe de Caïn. Puis le motif du malaise existentiel s’insinue dans le discours, et les silhouettes se détachent et se dispersent de tous les côtés, toujours à un rythme modéré. Il ne reste qu’un jeune homme au centre de la scène, prêt à parler. Et l’on est prêt à l’écouter.
Cela fait un an que Joachim, 19 ans, doit vivre avec le deuil de son frère aîné, Samuel. Il ne sait pas grand-chose de la mort de Sam : chute accidentelle depuis un toit et taux d’alcool élevé dans le sang, d’après le rapport de la police. Mais pourquoi s’aventurer sur un toit, et surtout pourquoi consommer de l’alcool à outrance alors qu’on y est « allergique » ? Joachim a des doutes, il veut en savoir plus pour avancer, se construire. Il décide alors d’aller trouver les amis proches de Samuel afin de briser le silence et son « haleine de métal ». Mais entrer dans le cercle de ces six amis s’avère difficile : certains l’esquivent alors que d’autres voient en lui un double de Samuel. Petit à petit, Joachim va se confronter à des réalités qu’il ne soupçonnait pas et qui vont secouer l’image qu’il avait de son grand frère. Il va aussi tenter de trouver un sens à son existence, au risque de rester dans l’ombre d’un être disparu.
Se souvenir, se construire
Avec Immortels, en création au Théâtre de Vidy, Nasser Djemaï propose une immersion dans l’univers contradictoire de jeunes marqués par la perte de l’un des leurs, un monde loin de l’adolescence mais encore au seuil des préoccupations rangées de celui des adultes. Ce passage vers un entre-deux déconcertant se fait assez naturellement, en particulier grâce à une scénographie qui vogue entre des scènes réalistes et des basculements dans l’imaginaire et le fantasme. Sur scène, au départ, il n’y a rien. Puis des objets ou du mobilier investissent l’espace: un banc lorsqu’on est à l’extérieur, un canapé et un bar lorsqu’on est à l’intérieur. Des rideaux, tantôt transparents, tantôt opaques, des projections et des effets de lumière viennent aussi habiller la scène, notamment lorsque les souvenirs remontent à la surface. Tout au long de la pièce, en effet, des souvenirs prennent place et ponctuent la trame principale tout en donnant de la profondeur au caractère des personnages. A plusieurs reprises, par exemple, dans un monologue attendrissant, l’un des jeunes se détache des autres et raconte un souvenir marquant, principalement lié à son enfance et au rapport qu’il ou elle entretient avec ses parents. Ces retours en arrière sont des clés pour comprendre leur « moi » d’aujourd’hui et contribuent ainsi à leur construction identitaire. Mais le souvenir le plus percutant, c’est celui de Samuel, omniprésent dans le spectacle par l’intermédiaire d’un blouson, dont se dégagent l’âme et le parfum de son propriétaire. Tel un fantôme, le blouson se balade sur scène et s’accroche au corps de Joachim, qui a du mal à s’en séparer. Ce n’est qu’à la fin de la pièce qu’il rejettera cette deuxième peau, s’assumant en tant que personne à part entière et non plus en tant que double de Samuel.
Des rebelles sans cause
Lorsque Joachim mène son enquête auprès des amis de son frère, il découvre que ce dernier était impliqué dans un projet, une révolte d’ordre politique. La bande de copains, guidée par un certain William – qui prend cet engagement très à cœur puisque son père est en quelque sorte une victime de la crise économique -, s’intéresse aux rouages du domaine bancaire pour tenter de mieux le déjouer. La violence est même envisagée. Mais la lutte qu’ils entreprennent semble être une lutte sans cause. On se bat contre quoi, ou pour quoi ? Pour exister, se sentir vivre et donner du sens à cette vie bousculée par les événements et les émotions mal maîtrisées. « Il y a des jours où tu te demandes ce que tu fous là », s’exclame une voix en début de spectacle. Ces jeunes sont là, flottant dans un entre-deux, sans savoir pourquoi. Ils se font violence, repoussent les limites, s’imaginent invincibles, immortels. Certains finiront peut-être par comprendre qui ils sont vraiment et mettront fin à leur quête identitaire, d’autres prolongeront leur parcours, si la mort ne les arrête pas avant.
Lorsque la tension du spectacle retombe, les répliques des personnages résonnent encore dans notre tête. Nasser Djemaï et ses jeunes comédiens offrent au public une peinture réaliste de la jeunesse de notre siècle et explorent le drame avec une sincérité touchante. A voir jusqu’au 2 février au Théâtre de Vidy.
21 janvier 2014
Par Cecilia Galindo
21 janvier 2014
Par Jonas Parson
Immortels stéréotypes

Dans Immortels, Nasser Djemaï veut montrer les préoccupations et les crises d’identité d’un groupe de jeunes d’aujourd’hui à l’orée de l’âge adulte : stéréotypes et éléments convenus, dans une pièce qui peine à convaincre.
Dès le début de la pièce, l’exposition se faisant en voix off et les sept comédiens se découpant sur un fond lumineux, Nasser Djemaï montre sa maîtrise dans la construction d’instants scéniques frappants. Entre une scénographie efficace – quelques meubles apportés et retirés par les comédiens, un jeu très intéressant de voilement/dévoilement grâce à un rideau en milieu de scène, agrémenté de projections vidéos – et une direction des comédiens de type chorégraphique, se crée un univers visuel séduisant. La puissante simplicité de la première scène est d’ailleurs reprise en écho par la dernière, constituée par une image très poétique – tant au niveau formel que symbolique : le blouson du jeune homme dont la mort hante la pièce s’envole vers le ciel, permettant enfin à son petit frère d’exister pour lui-même.
Malgré ces quelques scènes plaisantes qui ponctuent la pièce – ses moments les plus abstraits par ailleurs – Immortels peine à convaincre. Le metteur en scène français nous offre sa vision des jeunes d’aujourd’hui – ils ont entre 18 et 20 ans -, de leurs problèmes et réactions face aux tumultes du monde « réel ». Mais sa volonté de créer des personnages mythologiques, à l’instar du théâtre grec qu’il affectionne, ne réussit pas et ce sont plutôt des stéréotypes vivants qu’il nous propose. Certes, le rôle de la fiction est de proposer un monde qui n’est pas celui du réel, mais qui permet de le confronter, en concentrant un certain nombre de ses traits saillants dans un nombre réduit de personnages et d’événements. Mais Nasser Djemaï accumule tant d’images convenues que ses personnages en deviennent caricaturaux.
Un sujet touchant
Le matériau choisi est pourtant prometteur. La pièce se construit autour d’un événement terrible, la mort de Samuel, retrouvé mort au bas d’un immeuble, fortement alcoolisé. Un an après sa mort, son petit frère, Joachim, décide d’aller trouver ses amis – un groupe de six jeunes qui eux aussi essayent de continuer à vivre après cet événement tragique – pour donner un sens à sa mort et permettre un possible deuil. Confronté à différentes réactions de la part de ces jeunes, de Fausto qui l’évite à William qui finit par le confondre avec Samuel lui-même, Joachim se transforme petit à petit en copie de son grand frère, dans l’ombre duquel il a toujours vécu à la maison – une maison qui s’est déchirée depuis la mort de l’enfant préféré. Les scènes intimes de monologues, où Joachim évoque son passé, sont touchantes et très bien jouées par Florent Dorin, qui nous offre des moments de tendresse et de fragilité. Mais en dehors de ces quelques scènes qui sont comme des à-côtés de l’action principale et dans lesquelles le jeu avec le décor et de véritables chorégraphies viennent offrir des images poignantes, le reste de la pièce est très convenu.
Des stéréotypes à la pelle
Tous les jeunes ont ainsi un smartphone à la main, et le groupe en question rassemble tous les cas possibles, de la fille sympathique mais sans confiance en elle à la belle amoureuse du risque qui se fiche des autres, en passant par le mec pataud mais sympa et la fille adorable aux théories mystiques sur l’univers. On a l’impression que Djemaï veut tout utiliser, des relations difficiles aux parents – absents, adultères, économiquement précaires ou qui préfèrent le grand frère – aux prises de risques des jeunes en passant par le rapport difficile à leur propre corps : on assiste ainsi à une sortie totalement hors-propos sur le côté « dégoûtant » des poils. Cette profusion d’éléments fait éclater la consistance d’une pièce qui en devient passablement décousue. Les clichés se suivent et s’accumulent, de l’évocation par Joachim et William du temps passé avec leur père, évidemment associé avec une partie de pêche – qui va encore pêcher aujourd’hui, et avec son père ? – aux phrases supposément « chocs » de Joachim encapuchonné et brandissant un engin incendiaire dans sa main.
Quelle politique ?
Il est aussi difficile de saisir le sens de toute la dimension prétendument politique de cette pièce. Selon les mots du metteur en scène, nous avons affaire à un groupe de jeunes « très impliqués politiquement ». Ce grand engagement politique se traduit par une série de discours sur les méfaits du système bancaire proférés par certains des membres du groupe,les autres ne semblant pas y porter beaucoup d’intérêt : les méchantes banques ne seraient pas gentilles, il faudrait donc les réformer et donner un salaire minimum et équitable à tout le monde. Mais après une première partie de la pièce dominée par ce discours passablement peu radical sur l’économie, un cocktail Molotov est sorti, accompagné d’une explication très compliquée et peu utile sur la manière dont on fabrique ce genre de choses – et Joachim annonce qu’il va le lancer contre la façade d’une banque. Des groupes organisés, qui se battent lors des différentes manifestations anti-G8 sont alors évoqués, et on a tout à coup l’impression de voir réapparaître le mythique « ennemi intérieur » brandi à profusion par le gouvernement français. Pour une partie du petit groupe, la suite logique du cocktail Molotov est d’ailleurs évidemment de poser des bombes. La logique qui permet une transition d’un discours modéré à des actes aussi radicaux est difficilement saisissable et peu crédible.
Sans aucune cohérence politique, la position de réformiste tiède devient celle des partisans d’actions directes à tendance anarchiste, avec en toile de fond tout le contexte des blacks blocs lors des grandes manifestations anticapitalistes, sans que cela semble poser de problème. Cela permet tout-à-coup à l’autre moitié du groupe – celle que l’on n’a jamais vraiment sentie « très engagée politiquement » – de prononcer un grand discours moralisant sur la violence et le terrorisme, tout aussi incohérent et convenu, tandis que William estime que le plus grand problème avec la police est qu’elle l’oblige à porter un casque en scooter. Certains des protagonistes n’ont aucun problème à taguer une façade, mais refusent de l’incendier, alors que tous deux sont des actes de déprédations matérielles qui n’impliquent aucune victime humaine. Cette question de la « violence » (mais peut-on vraiment parler de violence contre des objets inanimés ?) agite ainsi tous les clichés des méchants casseurs qui n’agissent que pour l’excitation que leur procure un vandalisme irréfléchi, plutôt que de permettre une réflexion sur une possible légitimité de telles actions, esquivant totalement le problème du monopole de la violence.
Vide d’un véritable questionnement politique, l’engagement de ces jeunes est transformé en une ridicule soif de contestation et de prise de risque, niant le nombre grandissant de jeunes qui se mobilisent à travers le monde et rentrent au péril de leur sécurité en confrontation avec un ordre établi qui étouffe les rêves et détruit des vies. Cette pièce relève ainsi de la position d’un milieu culturel gauchisant mais totalement complaisant avec l’ordre établi. Les deux heures que dure cette pièce, malgré quelques belles images et certains moments touchants, balancent entre complaisance et cynisme dans un mélange, on l’aura compris, des plus agaçants.
21 janvier 2014
Par Jonas Parson