Des Héros : Ajax / Œdipe Roi
textes de Wajdi Mouawad et de Sophocle / mise en scène Wajdi Mouawad / La Comédie (Genève) / du 21 au 26 janvier 2014 / Critiques par Cecilia Galindo, Sophie Badoux et Jehanne Denogent.
27 janvier 2014
Par Cecilia Galindo
Révéler ce qui est caché

De la peinture sur des corps nus, des mouvements au ralenti, des cris rauques et de la musique rock : c’est dans la démesure que Wajdi Mouawad a présenté le deuxième volet de sa série sophocléenne hier soir à la Comédie de Genève, en surprenant plus d’un. Le public rencontrait d’abord un Ajax déstructuré et personnalisé, puis découvrait un Œdipe Roi plus proche de celui de Sophocle mais tout aussi saisissant.
Ajax, héros de la guerre de Troie, entre dans une colère noire lorsqu’il apprend qu’Ulysse recevra les armes d’Achille à sa place. La déception le pousse vers la folie : croyant qu’il est en train d’assassiner les chefs grecs qui ont causé son malheur, Ajax massacre en réalité un troupeau de bétail. Lorsqu’il revient à lui, il supporte difficilement cette humiliation et finit par se donner la mort.
Pour raconter l’histoire de ce héros humilié, ce ne sont pas des comédiens qui se présentent à l’avant-scène mais un poste de radio et un téléviseur québécois personnalisés et bien bavards, apportant quelques touches d’humour à la tragédie. On se demande alors dans quelle aventure on vient d’embarquer…
Plus tard, ce sera la malédiction d’Œdipe qui sera à l’honneur. Tout le monde en a entendu parler, mais personne ne l’a vu jouer de cette façon.
Unies dans le thème, et non dans la forme
Dans la poursuite de son projet de mettre en scène les sept tragédies connues de Sophocle, Wajdi Mouawad propose un diptyque sur le thème des héros masculins (après avoir démarré avec le volet intitulé Des Femmes en 2011, qui regroupait Les Trachiniennes, Antigone et Electre) ? et fait se succéder cette fois-ci les parcours tragiques des personnages d’Ajax et Œdipe. Cependant, le metteur en scène libano-québécois prend le parti de raconter ces deux histoires d’une manière totalement différente l’une de l’autre. Alors qu’Ajax est évoqué dans une ambiance de « cabaret » ? la pièce a d’ailleurs été rebaptisée Ajax [Cabaret] par Mouawad ? Œdipe Roi rejoint un peu plus l’idée traditionnelle que l’on se fait d’une tragédie, bien que certaines attentes ne soient pas réalisées. Car c’est là la particularité de ces deux adaptations de mythes grecs ; elles déroutent le spectateur pour l’emmener dans un lieu inconfortable, à l’écart des sentiers battus. Ajax [Cabaret] est en quelque sorte une réécriture du mythe, mêlant provocation et autodérision, ce qui tend à perdre l’attention d’un public venu pour écouter l’histoire du héros. Œdipe Roi, de par son ton plus grave et sa fidélité au texte de Sophocle, s’inscrit dans une forme plus commune mais présente toutefois des particularités qui l’éloignent du conventionnel : la nudité d’Œdipe ou le corps inerte de Jocaste pendu dans les airs en sont des exemples frappants.
L’envers du décor
Pour l’adaptation d’Ajax, Mouawad s’est attelé à l’écriture en s’inspirant bien évidemment de Sophocle et Homère, mais en injectant également des réflexions et souvenirs personnels. Des allusions aux origines libanaises de l’auteur sont par exemple très présentes, comme lorsqu’une pile de journaux s’exprime (on l’a compris, il ne s’agit pas du seul outil de communication qui parle sur scène) avec un accent libanais ou lorsque les images d’un attentat défilent sur l’écran au fond de scène. De plus, il n’hésite pas à se mettre lui-même en scène par projection vidéo, notamment à travers un passage où il incarne avec un réalisme dérangeant un chien en colère, ou à travers une prise de vue de son bureau et des objets qui s’y trouvent, tels que le texte imprimé d’Ajax (celui dont il est l’auteur) ou encore un album du groupe Noir Désir, qui rappelle la controverse liée au volet Des Femmes auquel Bertrand Cantat avait participé. Nous est alors révélé un espace qui n’est pas scénique, mais qui s’apparenterait à celui des coulisses.
Cette évocation du hors-scène peut aussi être perçue dans Œdipe Roi, mais à un niveau différent. Dans un espace où le décor n’est pas vraiment défini ? si l’on met de côté l’immense toile grisâtre qui se défait au fur et à mesure que l’intrigue évolue ? la plupart des personnages (les deux membres du Chœur inclus) ne sortent pas de scène une fois leur discours terminé. Au contraire, ils errent sur le plateau et se déplacent au ralenti, muets et inexpressifs, comme s’ils attendaient leur tour de parole pour se réanimer. Le hors-scène devient alors visible et rend le public témoin d’un événement qui devrait être uniquement rapporté: le suicide de Jocaste. La corde qui serre son cou et la tue, signe d’un destin auquel on ne peut échapper, la suivait depuis le début de la pièce.
Les spectacles heurtent ainsi tous deux par leur audace et marquent par leur originalité. L’aspect musical, mis en exergue dans ces mises en scène, se traduit par une performance plaisante, mêlant voix rock et chant lyrique avec beaucoup d’harmonie. Un mélange d’ingrédients explosif, qui peut plaire autant que dérouter.
27 janvier 2014
Par Cecilia Galindo
27 janvier 2014
Par Sophie Badoux
Des héros aux abois

Après Des Femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) créé en 2011 à la Comédie, le célèbre metteur en scène franco-libanais Wajdi Mouawad revient avec la suite de son projet d’intégrale de Sophocle. Ajax mêle cabaret, histoire personnelle et héros tragiques dans une perspective inédite, tandis qu’Œdipe Roi reste dans une ligne plus classique.
Un grand nom de la scène théâtrale suscite toujours de grandes attentes. Parfois démesurées. Ou au moins aussi grandes que l’ego et la démesure du metteur en scène lui-même. Cela, surtout après le succès de la trilogie précédente de Wajdi Mouawad, Des Femmes. C’est d’ailleurs de l’expérience chaotique vécue par le metteur en scène lors de la tournée de cette trilogie que s’est créé en partie Ajax, la première pièce du diptyque Des Héros, qui répond à la polémique provoquée par Des Femmes. Aujourd’hui, le double spectacle propose des parallèles intéressants entre les deux héros grecs Ajax et Œdipe : leur aveuglement quant à leur vie, leur faute, leur destin tragique et inexorable ainsi que leur chute brutale. Parce qu’il constitue une mise en perspective plus intéressante que le classique Œdipe, nous nous concentrerons ici sur le premier des deux spectacles.
L’histoire d’Ajax ? Pendant la guerre de Troie, estimant que les armes d’Achille, mort au combat, lui reviennent et voyant qu’elles sont remises à Ulysse, Ajax, fou de colère, massacre un troupeau de moutons qu’il prend pour les compagnons d’Ulysse. Humilié par son erreur, il choisit la mort et se suicide avec l’épée d’Hector. Si la réflexion que propose Wajdi Mouawad au travers d’Ajax sur le tragique, l’aveuglement, la violence ou la société médiatique sont des plus intéressants, les grosses « ficelles » empruntées au mode cabaret – qui permettent une distanciation par rapport à un objet complexe à cerner et difficile à supporter par moments – peinent toutefois à convaincre. Le mélange des genres dérange et agace, plus qu’il n’apporte véritablement au propos.
Une réponse à la polémique
Mais reprenons depuis le début. Ajax mêle les textes de Sophocle aux écrits du metteur en scène né au Liban en 1968, mais qui vit depuis l’âge de onze ans entre la France et le Québec. Wadji Mouawad a ressenti le besoin de s’exprimer sur ce qui s’était passé avec sa précédente création, Des Femmes, basée sur les tragédies du même dramaturge grec. En effet, la tempête médiatique avait déferlé sur l’homme de théâtre, laissant de côté son œuvre pour se concentrer sur la polémique : chantant avec une sincérité déchirante et magnifique, Bertrand Cantat, l’ex-chanteur de Noir Désir qui a passé huit ans en prison pour l’homicide de sa compagne Marie Trintignant, se trouvait effectivement sur scène dans cette trilogie qui parlait précisément de la violence faite aux femmes. Comble de l’affaire, la pièce aurait dû être présentée à Avignon alors même qu’y jouait également Jean-Louis Trintignant, le père de Marie, avant que les deux spectacles ne se retirent. Les réactions violentes du public, du politique et des médias ont surpris et profondément touché Wajdi Mouawad. Il décide alors d’utiliser son art pour dénoncer cette mise au pilori. « Toutes les vicissitudes de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons ». Ainsi résonne la voix préenregistrée du metteur en scène lui-même dans Ajax. Une voix calme, posée, presque monotone, qui viendra ponctuer le spectacle de ses réflexions profondes, tranchant avec le mode de présentation tout à la fois grotesque et poétique de l’action sur le plateau.
Si la figure tragique d’Ajax et sa chute font écho à Bertrand Cantat, elles résonnent aussi avec l’histoire personnelle de Wajdi Mouawad. Il se dévoile d’entrée de jeu, dans une scène troublante : « J’ai longtemps été démuni face à la colère de mon père ». Mais malgré les coups, le petit garçon s’échappe dans un autre monde, un jardin secret, grâce à ce coquillage dans sa poche qui lui permet de s’évader. Comment répondre à cette violence si blessante, qu’elle soit physique, sociale ou médiatique ? La parole ne le permet pas toujours. Le metteur en scène se transforme alors en chien enragé. Dans une image projetée sur le mur de toile qui compose la scène, il aboie et aboie de plus belle avec une force à vous déchirer l’âme. On est scotchés. Mais peut-être pour sauver son public (ou lui-même) d’un propos trop grave, le spectacle se tourne alors vers la dérision.
Des médias si bêtes
Pour raconter l’histoire d’Ajax entrent en scène les protagonistes de tout bon cirque médiatique, la radio, la télévision, puis plus tard, les journaux, le smartphone et l’ordinateur portable. De leur voix québécoise, française ou libanaise, les médias se moquent d’Ajax et de tout. Les gags lourds sur les étrangers et l’humour graveleux, censés illustrer la bêtise des médias, sonnent comme des clichés. Par ce mécanisme, le metteur en scène se moque aussi de lui-même. Il provoque et se permet de flirter avec les limites du supportable (en particulier lorsqu’il utilise les images du massacre palestinien de Sabra et Chatila pour dénoncer l’horreur des images médiatiques et l’histoire du pays qu’il a dû quitter). Au fur et à mesure du spectacle, il devient de plus en plus difficile de supporter cette déshumanisation de la scène avec ces machines aux voix agaçantes et aux propos douteux. On en perd l’histoire tragique de notre héros grec. Dommage.
Plastique hallucinante
Restent en revanche de très beaux moments de questionnements et d’émotions, comme lors de la réflexion sur les termes humiliation et humilité ou la scène dans laquelle l’un des comédiens raconte son retour en Algérie et les retrouvailles avec ses origines. Plasticien de la scène hors pair, Wajdi Mouawad sait créer des images fortes qui questionnent et restent longtemps imprimées sur la rétine : Ajax, homme noir enchaîné, qui comme un chien aboie désespérément à la face du monde ; Ajax, décidé à mourir, qui, sous un drap orange rappelant les exécutions capitales de prisonniers, tente de se pendre ; Ajax, nettoyé au karcher de son humiliation qui lui colle à la peau ; Ajax, d’une pâleur mortelle, enfin parvenu au royaume des morts, peut reposer en paix.
Ajax décape tout, à la manière d’un grand fourre-tout, tant au niveau des sujets abordés que du mode de présentation à la fois burlesque, cynique, tragique et poétique. On peine parfois à suivre sans pour autant décrocher. Un spectacle qui ne laisse pour le moins pas indifférent. Le terme résonne d’ailleurs en conclusion de la représentation : indifférent, non c’est sûr, mais on rit parfois jaune et on sursaute d’effroi devant l’association improbable du tragique et du comique.
27 janvier 2014
Par Sophie Badoux
27 janvier 2014
Par Jehanne Denogent
Ajax ou un conte de mémoire

Sur les sept tragédies de Sophocle, Wajdi Mouawad en avait déjà présenté trois. Il est de retour pour les deux prochaines étapes à la Comédie de Genève : Ajax et Œdipe Roi. Un passage à graver dans la mémoire.
Petit, si petit, un coquillage, niché dans la paume de la main. Le poing le tient fort, secret et invisible dans les plis de la peau. Il a été caché là, au creux de la tourmente, lorsque les coups du père se faisaient insupportables. Le petit objet restait inaccessible, architecture fragile, seule intimité possible. Par la suite, devenu inutile, il fut enterré dans le sable, préservé avec soin en attendant que le jeune garçon qui le chérissait, devenu adulte, vienne l’en extraire. Là commence l’histoire, – ou alors était-ce bien avant ?- racontée par la voix narratrice de Wajdi Mouawad, le metteur en scène en personne. Sur le plateau encore vide, le souffle calme de sa voix prépare au pire.
Mouawad le conteur a apporté dans sa besace deux tragédies connues de tous, installées pour toujours dans notre mémoire: Ajax et Œdipe Roi de Sophocle. Avec la collaboration du poète Robert Davreu, le metteur en scène d’origine libanaise a entrepris une tâche d’envergure : monter l’ensemble des sept tragédies de Sophocle traduites à nouveaux frais. La Comédie de Genève avait déjà accueilli la première trilogie Des Femmes en 2011. A travers les sept volets, une trajectoire : l’évanouissement des Dieux et la chute des héros. C’est bien l’histoire d’un héros vacillant dont il est question dans Ajax. A la mort d’Achille, il est décidé que ses armes reviendraient à Ulysse. Or Ajax, ami du défunt et héros de la ville d’Athènes, pensait que cet honneur lui était dû. Ivre de colère, il massacre les bêtes en les prenant pour des guerriers. Mais une fois le spectre de la colère évaporé, il revient horrifié à lui-même. Dans cet état de confusion, il a confondu les guerriers avec les bêtes. Face à la pathétique réalité, tremblant de honte, il décide de se donner la mort.
Que racontera la veuve à ses enfants ? L’histoire terrible d’un homme qui a déchanté, homme indigne de figurer parmi les héros de la patrie. Triste bagage que celui qui sera transmis aux descendants des malheureux de l’Histoire, ceux dont les actions gagnent bien plus à se perdre dans l’oubli. C’est toute la question de la mémoire que pose poétiquement Wajdi Mouawad dans cette adaptation de Sophocle. Comment s’accommoder d’un sordide passé ? Ajax lui-même s’y refusa. Travail répugnant mais travail nécessaire, comme dit Céline : « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever ». Il faut réussir à creuser le passé, retrouver ce qui avait été laissé pour compte, innocent petit coquillage abandonné. C’est par petites touches, par différents destins que ce thème est abordé : Mouawad cherche à intégrer et accepter les répercussions du scandale Bertrand Cantat survenu il y a deux ans, lorsque ce dernier a joué dans Des Femmes. Un homme retourne dans le village de son père pour comprendre enfin : son père n’était pas du côté des vainqueurs. Très beau moment, épuré et intime, porté par trois musiciens. Là est tout le paradoxe d’une recherche qui répond la fois au besoin intime de se comprendre et à l’inscription dans une lignée infiniment plus vaste que nous. On ne peut se battre contre l’héritage de nos ancêtres. L’homme paraît déterminé à la fois par le destin et par le passé. Telle est la tragique histoire.
Au XXIe siècle, le vieux conteur ridé du coin du feu est allé se coucher et ce sont cinq petits nouveaux – la radio, la télévision, les journaux, le téléphone portable ainsi que l’ordinateur – qui prennent sa place et content le destin d’Ajax. Et non au sens figuré : placés en avant scène, les « acteurs » technologiques se font véritablement narrateurs de l’histoire d’Ajax. Sur un mode cabaret, ils décrivent les progressions muettes des acteurs – en chair et en os cette fois-ci- derrière eux. Ce choix de mise en scène et la nouvelle traduction du texte classique ont l’énorme avantage de moderniser une langue qui pourrait parfois être perçue, pour des spectateurs non familiers aux tragédies, comme alourdie par les vers et de rendre accessible une tragédie de vingt-cinq siècles d’âge. Libérée de la contrainte de la narration, l’action prend une dimension esthétique presque plastique. Ajax, pendu, se balance pendant de longues minutes sous un énorme drap rouge. L’image est saisissante. Le deuxième volet présenté, Œdipe Roi, fait le pari d’une mise en scène plus classique, cherchant à travailler avec brio tous les ressorts dramtiques de la tragédies plutôt que d’essayer de la moderniser. Le contraste entre les deux tons du spectacle d’Ajax, c’est-à-dire entre un mode cabaret et ludique et l’extrême dépouillement des actions sera parfois trop grand, sans pour autant porter atteinte à la tension du spectacle. Le passage de Wajdi Mouawad et les émotions soulevées resteront longtemps, petite coquille nacrée, dans un coin de la mémoire.
La Comédie de Genève, du 21 au 26 janvier 2014.
27 janvier 2014
Par Jehanne Denogent