Par Sabrina Roh
Une critique du spectacle :
Valse aux cyprès / de Julien Mages / collectif Division / Théâtre de L’Arsenic / du 26 novembre au 5 décembre 2013
En ce moment, à l’Arsenic à Lausanne – avant Sion en février, le collectif Division présente la chorégraphie morbide de la préparation d’un massacre. Valse aux cyprès, texte de Julien Mages, dépeint de manière effrayante la fragilité humaine. Une vision sombre de la société malgré une ambition paradoxalement comique.
Ils sont quatre. Deux d’entre eux observent avec attention une arme à feu. Les deux autres sont simplement là. Un carré de lumière les éclaire alors que le reste de la scène est plongé dans l’obscurité. Les quatre personnages sont assis sur des briques poussiéreuses, des briques grises et rugueuses comme leur vie, qu’ils ne peuvent plus supporter. Ils sont instables, à l’image du chariot qui soutient leur poids. Un chariot qui menace de dériver au moindre mouvement brusque.
C’est cette fragilité que Julien Mages a souhaité explorer dans sa dernière création, Valse aux cyprès. Auteur, comédien et metteur en scène, il a l’habitude de questionner la fêlure psychique chez l’être humain. Issu de la première volée de la Manufacture, il a déjà un certain nombre de textes à son actif, dont Cadre Division. De cette expérience est né le « collectif Division », compagnie ayant pour objectif de susciter le questionnement et le débat chez les spectateurs.
Dans Valse aux cyprès, il s’agit d’aborder un phénomène devenu tristement célèbre : le massacre de masse. De ce phénomène de mode est née une nouvelle figure: le tueur de masse. Peut-on parler de phénomène de mode alors que cela ne concerne qu’une infime partie de la population ? C’est justement ce à quoi Julien Mages souhaite nous rendre attentifs: en tant que simples témoins il est toujours facile de paraître horrifiés devant la violence dont certains sont capables. Mais sommes-nous vraiment à l’abri de cette haine qui menace de déborder à tout instant ? Dans Valse aux cyprès, trois personnages sont résolument décidés à tuer. Ils apparaissent tantôt comme des monstres assoiffés de sang parcourant la scène en hurlant « tuer, tuer, tuer », tantôt comme des personnages vulnérables arrivés à un point de non retour tant leurs blessures intimes sont profondes. Des blessures qui n’ont finalement rien d’extraordinaire : un chagrin d’amour, une enfance solitaire ou un physique disgracieux. Personne n’est réellement immunisé contre ce genre de menaces. La comédienne Diane Müller, qui, comme l’énonce l’un des personnages, « joue le rôle de la victime », incarne avec force et subtilité cette inquiétante ambivalence présente en chacun de nous. Alors que les trois autres, vêtus de noir, érigent déjà un plan sanguinaire, elle, de son côté, est effrayée. Debout sur les briques, elle se crispe : « Je ne comprends pas ! » hurle-t-elle. Elle n’est pas violente, elle en est sûre. Elle a pourtant des envies de meurtre qui lui traversent parfois l’esprit. Mais elle ne passe pas à l’action. Par amour de son prochain ? Non, par lâcheté. Elle préfère « se bouffer elle-même ». Sommes-nous donc tous des monstres par la pensée ? Le fait de tuer est-il finalement un acte de bravoure ? Effrayant.
Le but de Julien Mages n’était pourtant pas, malgré ce thème, de faire un spectacle noir. Par la distance que permet d’avoir le théâtre, il pense, et à juste titre, que l’on devrait pouvoir traiter de la plus effroyable réalité avec humour. En effet, la force de l’art est de pouvoir adopter un point de vue différent de celui, froid et objectif, que proposent les médias. D’ailleurs, dans Valse aux Cyprès, on se surprend à rire pour quelques plaisanteries lancées par-ci par-là, une perruque blonde ou encore un bonnet de bain. Mais on rit de manière ponctuelle et ces touches insolites ne font que souligner le côté sombre qui sous-tend le projet sanguinaire des personnages. Ce rire est jaune et la toile de fond reste pessimiste du début à la fin : la Suisse, ce « pays de merde », où l’ennui fait sa loi. Malheur à nous, pauvres Occidentaux corrompus par le capitalisme. Malheur à nous, jeunes Européens menacés par la dépression et le suicide. Un refrain qui nous parle, nous touche, mais que l’on a entendu trop de fois.
Julien Mages a donc fait de Valse aux Cyprès une tragi-comédie plus tragique que comique. S’il ne réussit pas à rendre la problématique moins pesante, il montre toutefois avec subtilité la faille présente en chacun de nous. Personne n’est à l’abri d’un trop plein qu’il pourrait finir par diriger contre les autres, voire contre lui-même.