La Mouette

La Mouette

de Tchekhov / mise en scène Jean-Michel Potiron / Théâtre La Grange de Dorigny à Lausanne / du 14 au 16 novembre 2013 / Critiques par Sabrina Roh, Jonas Guyot et Jehanne Denogent.


14 novembre 2013

Dix vies, dix drames

© T. Steiger

Hier soir, le Théâtre de la Grange de Dorigny nous invitait à entrer dans l’intimité des personnages de La Mouette. Une mise en scène de Jean-Michel Potiron qui surprend par sa vivacité. Mais est-ce vraiment si étonnant ?

Le lac. Le lac est partout, tout le monde en parle, tout le monde l’observe. Tout le monde sauf le public. Le lac n’est pas représenté, il est suggéré. Il n’est qu’ambiance. L’écrivain confirmé se demande combien de poissons y vivent, l’écrivain en devenir s’inspire de sa beauté et la jeune fille hait l’autre rive. Ils sont tous différents mais le lac les rassemble. Un point d’attache où les vies semblent se perdre.

C’est en effet dans une maison au bord d’un lac que se déroule l’intrigue de La Mouette, pièce écrite par Anton Tchekhov en 1896. Difficile de résumer l’histoire. Sorine, le maître de maison, dit : « C’est le drame de ma vie ». La Mouette, c’est en fait le drame de dix vies. Dix personnages, dix conceptions de la vie, dix histoires différentes. C’est l’histoire de Nina, aimée par Konstantin. La jeune fille rêve de devenir actrice et s’enfuit avec Trigorine, écrivain célèbre et amant de la mère de Konstantin. Nina n’essuiera que des échecs dans sa vie professionnelle comme dans sa vie personnelle. C’est aussi l’histoire de Konstantin, tiraillé entre l’envie de plaire à sa mère et celle d’innover dans le théâtre. Fou d’envie de devenir écrivain et fou d’amour pour Nina, il se désespère. Dans La Mouette, plus encore peut-être que dans d’autres pièces, Tchekhov interroge le statut de l’artiste et de l’art ainsi que le sens de la vie.

Dans l’intimité de La Mouette.

C’est sur ces questions que Jean-Michel Potiron s’est penché. Le metteur en scène et comédien français a mis l’accent sur les relations entre les personnages plutôt que sur la situation historique et géographique de la pièce. Le décor est d’ailleurs très restreint, ce qui permet au texte de se développer dans un univers dépourvu d’artifices, où les personnalités peuvent s’affirmer. Pour Jean-Michel Potiron, directeur de la compagnie théâtrale indépendante « le Théâtre à tout Prix », les liens des personnages sont fondés sur un amour particulier, l’amour selon Tchekhov. Non pas l’amour idéalisé mais l’amour violent, que l’on ne choisit pas, à l’image de l’amour familial. Il lui a donc semblé judicieux de jouer avec des comédiens qui se connaissaient déjà. Le metteur en scène a compté sur un véritable amour pour transmettre la réalité des sentiments qui caractérisent les pièces de Tchekhov.

A ces préalables affinités, Jean-Michel Potiron a ajouté une proximité spatiale entre les comédiens. La scène est grande mais les personnages sont toujours assemblés dans un espace restreint. Ainsi, leurs relations, leur idée de la vie, de l’art et leurs tourments créent un véritable bouillon de diversité. De plus, cette proximité, présente tout au long de la pièce, évolue de manière subtile : véritable coup de maître du metteur en scène. Au début, nous assistons à un spectacle dans le spectacle, le public est alors confronté à un autre public. Les personnages représentés en rangs serrés sont très proches les uns des autres mais se trouvent à l’extérieur de la maison. Ils peuvent encore respirer et profiter de l’ennui au soleil, représenté par une lumière douce et agréable. Puis tous se retrouvent à l’intérieur. L’espace se resserre. Un espoir pourtant : le départ d’Irina Nikolaevna et de Trigorine. Les habitants pourront-ils respirer à nouveau ? Pour le dernier acte, la lumière du jour fait place à une ambiance bien plus sombre. La mort plane : le bureau de Konstantin sert de chambre à Sorine, qui est très malade. Pour ajouter du sordide à la situation, tous se rassemblent dans cet espace délimité par un seul tapis pour jouer au loto. Mais alors que l’impression d’étouffement est à son paroxysme, Jean-Michel Potiron redonne un souffle de vie à la mise en scène en vidant tout-à-coup presque complètement les lieux : seuls Nina et Konstantin restent en place. Pourtant, ce calme ne présage rien de bon. En effet, Nina part et le reste des comédiens revient en force pour tout remettre en place. La table de loto écrase sans état d’âme les brouillons de Konstantin. La mouette s’est envolée, elle a eu un sursaut de vie. Konstantin, quant à lui, préfère s’oublier et se faire oublier.

Une vivacité qui étonne

La Mouette est donc un drame. Ou plutôt dix drames. Chacun des personnages a son lot de tourments. On aimerait que le jeu soit parfois plus intériorisé et un peu moins explosif pour traduire davantage la profondeur des sentiments. Lorsque Nina hurle « je suis une mouette », c’est intense, certes, mais un murmure n’aurait-il pas suffi ? Les fréquents sanglots de la jeune fille ainsi que la représentation du médecin en crooner peuvent donc étonner. Jean-Michel Potiron a misé sur une grande sobriété dans le décor,  il n’en est pas de même pour le jeu des comédiens. Chez Tchekhov, les personnages apparaissent comme des porte-paroles impassibles d’un texte extrêmement puissant. Ici, ils se battent et clament haut et fort leurs convictions. C’est sans doute cet effet de redondance qui surprend. Reconnaissons cependant que ce parti pris par Jean-Michel Potiron est peut-être un bon moyen de prouver que les pièces de Tchekhov ne sont pas des drames froids ou mélancoliques mais qu’elles sont vivantes et pleines d’amour. On accepte alors que les personnages rient et s’emportent : cette interprétation permet de rendre compte des passions qui animent chacun des personnages. Un jeu outré parfois donc, mais qui révèle la vivacité de la pièce de Tchekhov.

14 novembre 2013


14 novembre 2013

Réflexion autour de l’art dramatique

© T. Steiger

Jean-Michel Potiron est un habitué de la Grange de Dorigny. Il revient cette fois-ci avec une pièce d’Anton Tchekhov qui interroge les différentes formes que peuvent prendre le théâtre. Le texte est admirablement servi par une mise scène où règne la sobriété.

Lorsque la pièce commence, le spectateur découvre un espace scénique totalement vide. Peu à peu, quelques éléments de mobilier y sont apportés, mais le vide n’est jamais totalement comblé. Le dénuement scénique laisse toute leur place aux comédiens et au texte. Ce sont ces comédiens qui, entre chaque acte, changent les quelques éléments du décor dans la pénombre, comme si la vie des personnages qu’ils incarnent prenait elle-même place dans une pièce de théâtre.

 Un conflit entre amour et désir

Dans la pièce d’Anton Tchekhov, on assiste à des fragments de la vie d’une dizaine de personnages qui se retrouvent, l’espace de quelques jours, dans la propriété champêtre de Piotr Nikolaïévitch Sorine, au bord d’un lac. De ce lac nous ne verrons rien, ni du théâtre censé être monté dans le jardin de la villa. Seul la puissance des mots permet aux spectateurs d’imaginer les lieux. La haute société russe rencontre à la campagne des classes sociales moins élevées dans une atmosphère d’oisiveté. Dans la mise en scène de Jean-Michel Potiron, on sent très bien l’ennui de ces riches personnages. En effet, il ne se passe absolument rien dans cette retraite champêtre : ils sont tantôt assis dans le jardin pour assister à la représentation théâtrale de Konstantin, le neveu de Sorine, tantôt allongés sur des chaises longues.

Pourtant, sous cette apparente banalité, un drame se noue. Ces existences si tranquilles sont parcourues par de vives émotions. Tous ces personnages aspirent à réaliser leurs rêves et leurs désirs. Le jeune Konstantin aimerait devenir un grand dramaturge afin d’apporter des formes nouvelles au théâtre, mais il est sans cesse rabroué par sa mère, la grande comédienne Irina Nikolaïevna Arkadina. La comédienne Dominique Bourquin endosse à merveille le rôle de l’élégante Irina, une femme plus obsédée par son succès que par l’amour filial. Cet amour qui existe pourtant entre les personnages se heurte perpétuellement à leurs diverses aspirations, qui se trouvent par ailleurs déçues. La mise en scène de Jean-Michel Potiron donne au spectateur un très bel exemple de cette ambivalence, notamment dans la scène qui suit la tentative de suicide de Konstantin. Ce dernier demande à sa mère de le soigner en lui bandant le visage. Dans un geste de tendresse, Irina prend la tête de son fils contre son ventre en lui caressant le visage, mais cet instant d’amour ne dure pas : le conflit artistique qui les oppose refait immédiatement surface. Dans cette petite société se trouve également Boris Alexéevitch Trigorine, un écrivain de talent mais dont la gloire est effacée par de plus illustres auteurs. Sans cesse dégoûté par ce qu’il écrit lui-même, il tente de trouver l’inspiration dans la jeunesse et l’amour. Le seul personnage qui semble ne pas sombrer dans ce naufrage général est la jeune Nina, qui rêve de devenir comédienne. Malgré ses nombreuses désillusions et malheurs, elle s’accroche à ce désir. Jean-Michel Potiron a choisi de mettre en avant cette figure, en la distinguant des autres personnages, par sa joie, son dynamisme et ses tenues très colorées. Elle amène ainsi un souffle de vie.

Une mise en abyme

Le conflit qui oppose la mère et le fils, la perpétuelle recherche de l’inspiration par Trigorine, ainsi que le rêve de Nina s’inscrivent dans une réflexion plus large sur l’art dramatique. Konstantin est un jeune idéaliste qui veut rompre avec les générations passées, ce qui lui vaut d’être taxé de « décadent » par sa mère. Ce conflit artistique est représenté de manière très subtile par Jean-Michel Potiron, notamment dans le premier acte. Avant que ne débute la pièce de son fils, Irina déclame un extrait d’Hamlet. Elle se place face au public constitué par les autres personnages. Nina, en jouant la pièce écrite et mise en scène par Konstantin, se place quant à elle dans une position inverse à celle d’Irina. Cette posture se comprend ici comme le signe du caractère innovant de la mise en scène du jeune dramaturge. Mais Jean-Michel Potiron va plus loin. Nina ne s’adresse plus directement aux personnages de La Mouette dont la plupart ne sont pas enclins à apprécier cette nouvelle forme de théâtre, mais préfère se tourner vers le « vrai » public qui est le seul juge de sa prestation. Les frontières entre le public réel et les personnages s’estompent.

Entre ces différentes instances s’instaure alors un dialogue implicite sur le renouvellement de l’art dramatique, sur l’inspiration ou encore sur le statut du dramaturge et du comédien. La mise en scène simple mais subtile de Jean-Michel Potiron n’est pas sans rappeler en réalité celle que Konstantin appelle de ses vœux : « En voilà un théâtre ! Rideau, coulisse, seconde coulisse, et plus loin, un espace vide. Aucune espèce de décor. ».

14 novembre 2013


14 novembre 2013

Et si on parlait de Tchekhov ?

© T. Steiger

A la Grange de Dorigny, pour mettre en scène La Mouette de Tchekhov, Jean-Michel Potiron fait le pari de la sobriété.

Il y a certaines voix que l’épreuve du temps et celle de la mort n’ont pas réussi à faire taire, ni à brouiller d’ailleurs. Elles restent claires et puissantes, exerçant encore leur influence magique, tel Raspoutine sur ses disciples ahuris. Les mots de Tchekhov, disséminés à partir du sol russe il y a plus d’un siècle, continuent à trouver terreau dans le théâtre actuel. Jean-Michel Potiron s’empare de l’un des textes les plus fameux de l’écrivain, La Mouette, pour l’implanter sur le terrain fertile de l’université, à la Grange de Dorigny.

Comment faire face à ces spécimens précieux que sont les textes classiques ? Potiron semble chercher la réponse du côté de la fidélité au texte plutôt que de l’originalité : une simple valse au piano pour musique et quelques tabourets rustiques, c’est tout. La simplicité fait écho à la petite scène montée dans le récit : « Aucun décor. La vue s’ouvre directement sur le lac et l’horizon. » Sur le plateau, le regard va au-delà, sur  notre imagination.

Garder une ligne épurée, c’est donner à voir la substance du texte et lorsqu’on parle de La Mouette, on touche à une substance sublime, diamant noir aux angles fins et infinis. Pendant quatre actes, le spectateur de Tchekhov s’immisce toujours plus profondément à travers les couches de relations aussi fragiles que complexes. Arkadina, étoile dans le monde du théâtre, revient dans sa maison de campagne, suivie de son indolent compagnon Trigorine. A cette occasion, son fils Constantin a monté une pièce de théâtre avec son amoureuse, Nina. Il ne vit que pour l’approbation d’Arkadina, qui, trop perdue dans son narcissisme, a oublié ce qu’était d’être mère. Quant à Nina, fille du paysan d’à côté, sa première expérience des planches lui donnera le goût du monde brillant des artistes. Jusqu’à s’en brûler les ailes.

La simplicité de la scénographie resserre la consistance de la pièce autour des acteurs, fil élémentaire garant de tension et de force. Ils ont pour responsabilité de tisser, patientes araignées, la fine toile des relations. Ce sont des liens ténus, subtils et parfois bien tordus qui relient le destin des dix personnages. Pour composer cela, Jean-Michel Potiron a choisi de travailler avec une troupe de comédiens déjà constituée. La constellation qui les unit vient se superposer à celle du texte pour un résultat dense et lumineux. Moins d’exubérance n’aurait toutefois pas nui à l’expression de sentiments si variés. Le suspens n’en est pas moins tenu, jusqu’aux dernières paroles de Nina: « Je suis une mouette… Ce n’est pas ça… ». Sa voix continuera à nous hanter, blanche et hypnotique.

14 novembre 2013