Valse au bout de la nuit

Par Jonas Parson

Une critique du spectacle :
La Ronde / d’Arthur Schnitzler / mise en scène Valentin Rossier / Théâtre La Grange de Dorigny à Lausanne / du 25 octobre au 2 novembre 2013

© Vanappelghem

Sur scène, dix couples se succèdent, emportés par la valse vertigineuse de la séduction et du sexe. Faisant tourner autant ceux qui sont en bas que ceux qui dominent dans l’échelle sociale, cette Ronde laisse peu de choses intactes sur son passage, stigmatisant aussi bien l’hypocrisie du mariage bourgeois que l’amour-propre du poète. Et quand la danse se termine, il ne semble rester que l’acte sexuel lui-même.

Sous une ampoule diffusant une faible lumière, un soldat apparaît, tentant d’allumer sa cigarette. Hélé par une prostituée, il se retrouve ensuite dans le lit d’une servante, qui couche quant à elle avec son jeune maître. Celui-ci séduit une femme mariée ; en rentrant, elle passe la nuit avec son mari cocu. Ce dernier passe à l’acte avec une jeune femme, avant qu’elle ne tombe dans les bras d’un poète, que son inspiration mène auprès d’une actrice, à laquelle rend visite un vieux comte, que l’on voit enfin dans les draps de la prostituée ; la boucle est bouclée, et la ronde semble pouvoir recommencer.

Entre rire et angoisse

Cette pièce se veut avant tout comique – les rires fréquents du public confirment que cela fonctionne – et présente des personnages grotesques, hypocrites et naïfs en même temps, se mentant à eux-mêmes autant qu’aux autres. Patauds, gênés par moment ou rusés et manipulateurs, ils divertissent et excitent, font rire et choquent (la pièce fut censurée à sa parution). Mais derrière la farce, quelque chose d’autre semble transparaître : une certaine urgence, une fébrilité (à de nombreuses reprises, les personnages craignent que quelqu’un ne les surprenne), mais aussi une anxiété et une quête désespérée d’un sens qui fait défaut. Passant du statut de désirés à celui de désirants, les protagonistes échangent leurs places dans les négociations qui entourent l’acte. Les discours se suivent et se remplacent, ils portent sur la vertu des jeunes filles, l’existence du bonheur ou tout simplement les filles que l’on séduit au bal. Seul invariant : le sexe.

Valentin Rossier met en scène cette satire sociale sans concession, en la sortant d’un décor qui la situerait dans le temps et l’espace (tel qu’il est prévu par les didascalies de Schnitzler) et la projetant dans un espace sans repères. Des ampoules nues pendent à diverses hauteurs au-dessus des comédiens, tantôt illuminant la scène, tantôt la plongeant dans un clair-obscur diffus. Les scènes semblent surgir de l’obscurité où évoluent les personnages, une ritournelle lancinante rappelant une fête foraine abandonnée sort des coulisses, renforçant la mélancolie de la pièce.

“Après c’est triste, avant c’est incertain”

Comme le dira le vieux comte à la fin de la pièce, « après c’est triste, avant c’est incertain, et au final tout se mélange ». L’amour, le mariage, l’art, tout semble n’être constitué que d’illusions et de mensonges, et seul le désir charnel est donné comme vrai. De tous les personnages de la pièce, la prostituée est la seule qui semble réellement honnête et contente. Car elle considère le sexe pour ce qu’il est, sans “l’emballer” dans de grands discours. Ouvrant la pièce en s’offrant (au propre et au figuré) au soldat, elle assiste au départ confus du comte dans l’épilogue. Ainsi s’achève la ronde du désir, et elle peut recommencer. Ce qu’elle paraît nous dire, c’est que quelle que soit notre position sur l’échelle sociale, le plaisir charnel est là pour nous offrir un réconfort et un peu de bonheur dans cette traversée remplie de doutes, de déceptions et d’illusions.

Mais est-ce vraiment un retour à la case départ ? La ronde peut-elle vraiment recommencer ? Dans la dernière scène, Schnitzler semble nous dérober cela même qu’il nous offrait comme seul réconfort : le comte se réveille confus, ne sachant plus ce qui s’est passé lors de la nuit précédente ; on n’assiste qu’au triste « après ». Et le personnage partira, épuisé, regrettant de se n’être pas contenté de simplement « lui embrasser les yeux ».


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