Marc Bischoff sort de l’ombre

Marc Bischoff (à g.) sur les lieux d’un cambriolage à Vers-Chez-Les-Blanc en février 1923. Négatif sur plaque de verre, noir et blanc, 13×18 cm. © Université de Lausanne. Collection photographique Reiss – Police scientifique. Identifiant 2103-8693

Directeur de l’Institut de police scientifique entre 1920 et 1963, Marc Bischoff a succédé à son maître, le célèbre Rodolphe Archibald Reiss. «Allez savoir!» esquisse la carrière de ce personnage secret, grâce à l’historien Nicolas Quinche. 

«Demain soir, jeudi, M. Marc Bischoff, directeur de l’Institut de police scientifique de Lausanne, donnera au Casino de Rolle une intéressante conférence sur ce sujet: “Quelques escroqueries amusantes ou célèbres”. Il contera avec l’humour qu’on lui connaît les aventures de quelques escrocs rendus célèbres par leur audace, dévoilant les trucs de ces malfaiteurs qui finissent toujours par se faire prendre.» Cet extrait d’un article paru dans le Journal de Rolle du 31 janvier 1940 met en lumière le successeur de Rodolphe Archibald Reiss, fondateur des sciences criminelles à l’Université de Lausanne (lire encadré ci-dessous).

Peu connu, Marc Bischoff a dirigé l’Institut de police scientifique (aujourd’hui École des sciences criminelles) de 1920 jusqu’à sa retraite, en 1963. Qui était-il? Quelle a été sa contribution à sa discipline? L’historien Nicolas Quinche nous livre quelques indices. Docteur ès Lettres de l’UNIL et enseignant au gymnase, il a consacré sa thèse (référence ci-dessous) à la naissance et au développement des sciences criminelles à l’Université de Lausanne.

I   L’étudiant suit son maître

Né en 1893 à Lausanne, Marc-Alexis Bischoff obtient son baccalauréat et sa maturité en 1911. Il envisage d’abord d’étudier la médecine, avant de se lancer dans un domaine tout neuf, que l’on n’appelait pas encore les sciences criminelles. Rappelons que le pionnier Rodolphe Archibald Reiss a mis sur pied l’Institut de Police scientifique (IPS) à l’Université de Lausanne en 1909. 

Rapidement, Marc Bischoff prend une place auprès de son maître. Les deux hommes, qu’une génération sépare, voyagent ensemble au Brésil en 1913. «Leur mission a consisté à créer un laboratoire de police scientifique à São Paulo et à former des fonctionnaires de police, des juges d’instruction et des magistrats dans ce domaine», indique Nicolas Quinche. En 1916, le jeune homme obtient son diplôme d’études de police scientifique – le troisième jamais décerné. 

Pendant la Première Guerre mondiale, Rodolphe Archibald Reiss enquête au sujet des atrocités commises par l’armée austro-hongroise contre la population civile, à la demande du Gouvernement serbe. Un pays pour lequel il finit par prendre fait et cause. En 1919, le scientifique démissionne de l’Université de Lausanne. Ce départ surprise est motivé par son engagement politique (la crainte de nuire à l’institution), mais également «par respect envers son ancien élève Marc Bischoff qui a assuré l’intérim [à l’IPS, ndlr] pendant qu’il se trouvait sur le front en Serbie», comme le raconte Nicolas Quinche.

Même si nous ne possédons pas de correspondance privée pour l’attester, «nous pouvons sans aucun doute supposer que Marc Bischoff éprouvait une profonde admiration pour celui qui l’a formé, explique l’historien. Ils avaient tissé des liens d’amitié si l’on en croit la notice nécrologique que le Vaudois rédige en 1929, au moment de la mort prématurée de son mentor: “Homme de haute valeur scientifique, d’une renommée mondiale, caractère loyal, désintéressé et foncièrement bon, R.-A. Reiss laissera un souvenir impérissable dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu et sa mort est une perte irréparable”.» En 1938, Marc Bischoff dédie son ouvrage le plus important, La police scientifique, à son «maître et ami». 

Rodolphe Archibald Reiss (au centre) est photographié dans les locaux de l’Institut de police scientifique. Marc Bischoff se tient tout à droite, en uniforme. © Université de Lausanne. Collection photographique Reiss – Police scientifique. Identifiant 2103-10153.
II   La marque de Bischoff 

«Si l’apport de Marc Bischoff à sa discipline n’est pas aussi marquant que celui laissé par Rodolphe Archibald Reiss, qui a créé un cursus, un grade universitaire et rédigé un manuel de synthèse au retentissement international en 1911, il n’est pas négligeable pour autant», résume Nicolas Quinche. Il a par exemple œuvré à l’intensification des liens entre les criminalistes du monde entier en étant l’un des membres fondateurs de l’Académie internationale de criminalistique, qui voit le jour à Lausanne en 1929.

La IIIe réunion de cette Académie s’est déroulée dans la capitale vaudoise en juillet 1938, à l’occasion du Ier Congrès international de criminalistique. À cette occasion, Marc Bischoff se montre malin dans la promotion de son manuel spécialisé, La police scientifique. Voici ce qu’il écrit à son éditeur Gustave Payot: «Comme Monsieur votre frère vous l’a dit, je serais très heureux si l’ouvrage pouvait paraître à fin juin, car nous aurons à Lausanne les 22, 23, et 24 juillet un Congrès international de criminalistique qui serait, je crois, une excellente occasion pour moi de lancer ce volume.»

Dans des proportions moindres que son maître, Marc Bischoff s’est activé au plan international. Ainsi, en 1935, il répond à l’appel du Gouvernement brésilien. «Durant trois mois, il donne des cours et des conférences de police scientifique à Rio de Janeiro, São Paulo et Bello Horizonte, destinés aux magistrats, aux membres du barreau, aux fonctionnaires de police, au personnel des laboratoires de police scientifique et aux employés de banque», détaille Nicolas Quinche. À Rio, ses cours sont suivis par 300 personnes, et à Bello Horizonte par 400! Sur place, le professeur Bischoff aborde nombre de thématiques: les vols, les homicides, les attentats, les incendies, les faux en écriture, la fausse monnaie et les faux billets de banque – des domaines dans lesquels il excelle –, les faux chèques ou le signalement des récidivistes. Marc Bischoff a nettement moins publié d’articles et de livres scientifiques que son maître. Par contre, «il a réalisé de nombreuses expertises, notamment dans le domaine des documents. Un champ dans lequel son successeur à la tête de l’IPS, Jacques Mathyer (1921-2010), se spécialisera.»

Pendant le long règne de Marc Bischoff, les locaux de l’Institut de police scientifique, plutôt petits, demeurent dans le bâtiment de l’École de chimie, situé à côté du Château à Lausanne. Tout au plus réussit-il à grignoter un peu de place en annexant l’appartement du concierge. L’Institut a accumulé d’importantes collections de photographies, ce qui requiert de l’espace. «Marc Bischoff a géré l’héritage de Rodolphe Archibald Reiss, indique Nicolas Quinche. Ce n’est pas vraiment sous son ère que l’IPS se développe, tant en ce qui concerne le personnel enseignant que le nombre d’étudiants.»

Toujours dans le registre de la continuité, Marc Bischoff rachète la «Villa Lumière» que Rodolphe Archibald Reiss avait fait bâtir à Pully en 1904. Le disciple a donc vécu «dans les meubles» de son mentor et ami.

III   Embûches et des coups de feu 

Nommé «professeur extraordinaire de police scientifique et de photographie» à l’Université de Lausanne en 1920, Marc Bischoff affronte une tourmente budgétaire quelques années plus tard, quand le Grand Conseil vaudois demande la restructuration, voire la suppression de l’Institut, considéré par certains comme peu «brillant», et coûteux en regard du faible nombre de diplômes décernés. Dans son édition du 28 août 1924, le quotidien socialiste Le droit du Peuple résume les débats, qui aboutissent tout de même à la sauvegarde de l’IPS. Un chroniqueur anonyme livre ce commentaire assassin: «[…] nous continuerons à abriter dans nos murs et à entretenir de nos poches l’admirable institution, unique en Europe par son programme et par le fait qu’elle a un professeur, un étudiant et un garçon de laboratoire.» Avec les années, les choses se tassent et le ton des articles redevient élogieux. 

Sur le plan professionnel, Marc Bischoff poursuit la collaboration pédagogique, lancée par Rodolphe Archibald Reiss, entre son Institut et la Police de sûreté vaudoise. Là aussi, cela ne se passe pas toujours très bien. En 1925, des inspecteurs se plaignent de la réticence du spécialiste à livrer des informations importantes pour eux, tout en s’étalant sur des détails. 

Une affaire mystérieuse marque la fin de la carrière du directeur de l’Institut, qui prend sa retraite en 1963. Voici ce qu’écrit Marc Bischoff dans une lettre envoyée le 17 août au chef du Département de l’Instruction publique et des cultes. «Ce matin, en ouvrant notre Institut, le personnel a constaté que deux coups de feu avaient été tirés dans la fenêtre du bureau du directeur, fenêtre donnant à l’est, les lames du store à rouleau (qui était baissé) ont été perforées et deux vitres ont été brisées. Alertée par moi, la Police de sûreté et le Service d’identification sont immédiatement venus sur place pour faire des constatations et enquêter. Afin de permettre leur intervention, je me suis permis de déposer une plainte pénale au nom de l’État de Vaud, Service des Bâtiments, puisque le local où les dégâts ont été commis m’est confié.»

IV   Une personnalité secrète 

Dévoué de manière passionnelle à son travail, Rodolphe Archibald Reiss ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfants. La personnalité de cet «homme cinétique», comme le qualifie Nicolas Quinche, demeure difficile à cerner. Il en est de même pour Marc Bischoff. Veuf dès 1941, il n’a pas de descendance. Aucun des deux n’a laissé de journal intime, et leur correspondance privée est très réduite.

Grâce à des entretiens, Nicolas Quinche a pu dénicher quelques éléments de nature psychologique au sujet de Marc Bischoff. Un ancien étudiant, diplômé en 1959, parle d’un «Monsieur très respectable et distant, sûr de lui, conscient de sa valeur et fier de sa notoriété. Ses cours, dans le cercle restreint que j’ai connu, étaient passionnants mais du style “ex cathedra”.» Un autre témoignage évoque un homme «extrêmement réservé». Toutefois, «cette distance entre les étudiants et les enseignants, à l’époque, n’était sans doute pas propre au seul Marc Bischoff», relativise l’historien. Mai 68 n’avait pas encore eu lieu.

V   Un conférencier apprécié 

Depuis un siècle au moins, les sciences criminelles fascinent le public. Rodolphe Archibald Reiss a cherché à transmettre sa discipline en dehors des cercles spécialisés. Son successeur goûtait nettement moins l’exercice de la vulgarisation. «En 1947, lorsque démarre à Genève la publication de la Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, Marc Bischoff refuse tout d’abord d’y publier car il ne veut pas que ses articles côtoient ceux d’auteurs qu’il estime mineurs, tels que les garçons de laboratoire et les préparateurs. Il trouve aussi indigne d’une revue scientifique d’être disponible dans les kiosques à journaux», note Nicolas Quinche. Dans une lettre au professeur de droit Jean Graven, le directeur de l’IPS exprime son mépris pour l’hebdomadaire Détective. «À n’en pas douter, la série télévisée Les Experts l’aurait exaspéré au plus haut point!», remarque l’historien. 

Il convient tout de même de noter que sa méfiance à l’égard de la divulgation des procédés forensiques n’était pas une exception. «Ainsi, lors du congrès de criminalistique qui se tient à Lausanne en 1938, les séances scientifiques ne sont pas publiques car, comme le note La Revue: “Les criminalistes doivent s’entourer d’un certain mystère, afin de ne pas divulguer des secrets dont les malfaiteurs pourraient faire leur profit”.»

De manière un peu paradoxale, le directeur de l’IPS a donné de nombreuses conférences publiques. Grâce à l’indispensable Scriptorium, qui donne accès aux archives de la presse romande (scriptorium.bcu-lausanne.ch), on en sait davantage au sujet de ses interventions. «Selon les comptes-rendus, il rencontre alors un franc succès, qui s’explique par les thèmes abordés, comme la fausse monnaie, les faux chèques, les fausses signatures, les astuces des escrocs et des rats d’hôtels, les vols et les assassinats. Ses présentations ont pour attrait supplémentaire d’être accompagnées de projections lumineuses. Marc Bischoff a su captiver son auditoire, tout comme son maître, dont les journalistes ne cessaient de mentionner la fascination qu’il exerçait sur son public», explique Nicolas Quinche.

Marc Bischoff décède en 1970 à Pully. Pour la dernière fois, il marche sur les pas de son mentor. En effet, par voie de testament, Rodolphe Archibald Reiss a légué l’essentiel de sa fortune, assez importante, à l’État de Vaud, afin que son Institut puisse continuer à fonctionner et à se développer. Son successeur, par le même moyen, a donné à l’Institut divers appareils et collections.


Reiss, le pionnier

Né en Allemagne en 1875, Rodolphe Archibald Reiss étudie la chimie à l’Université de Lausanne. Rédacteur en chef du Journal suisse des photographes, il est nommé professeur extraordinaire de photographie scientifique avec ses applications dans les enquêtes judiciaires. En 1909, il fonde l’Institut de police scientifique de l’Université de Lausanne (IPS), le premier au monde.

Homme énergique, grand voyageur, Rodolphe Archibald Reiss cultive un réseau international. Sa contribution à l’essor des sciences criminelles est très importante. Il enquête en Serbie pendant la Première Guerre mondiale, et dénonce les crimes commis par l’armée austro-hongroise. Il cède sa place de directeur de l’IPS à Marc Bischoff en 1919, et meurt prématurément à Belgrade en 1929. Ce pionnier lègue son importante fortune à l’État de Vaud.

Un ouvrage splendide traite – entre autres – de la vie et de la carrière de cette personnalité:

Le théâtre du crime. Rodolphe A. Reiss, 1875 –1929. Par Christophe Champod, Daniel Girardin, Luce Lebart, Pierre Margot, Jacques Mathyer, Nicolas Quinche, Eric Sapin. EPFL Press (2009), 320 p. 

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