Quand Avenches était la capitale des Helvètes

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Amphithéâtre. Construit sous Trajan, entre 98 et 117 ap. J.-C., cet édifice comptait 12000 places assises. Nicole Chuard © UNIL

Chaussons les sandales et partons sur les antiques voies romaines! Avec Michel Fuchs, professeur d’archéologie honoraire à l’Université de Lausanne, Avenches (VD) retrouve toute sa grandeur passée.

Retourner à Avenches. Oui, parce qu’en général, on y est déjà allé au moins une fois, en course d’école. Quand, enfant, on apprend l’Histoire, le lointain passé de la Suisse, la Gaule et les empereurs romains. Quand on mélange les dates, la chronologie, et qu’on peine à imaginer le récit à partir de quelques vieilles pierres. Y retourner donc, dans cette cité de la Broye, aux confins du canton de Vaud. Aujourd’hui bourg tranquille de 4500 habitants, elle a eu son heure de gloire, riche bastion animé et coloré de 20000 âmes. «En 71 ap. J.-C, sous Vespasien, elle est devenue une importante colonie romaine. C’était alors une grande ville, quasi une métropole, qui a atteint son apogée entre la fin du Ier siècle et le début du IIIe siècle ap. J.-C. Les fouilles récentes ont montré que même sous les empereurs Sévères, on continuait à construire à Avenches», rappelle Michel , professeur émérite d’archéologie à l’UNIL.

Spectacles de chasse

Pour ce passionné de l’Antiquité romaine, spécialisé dans les peintures murales, Avenches est un véritable terrain de jeu. Le lieu est même son point de départ, peut-être à l’origine de sa vocation. «Je suis né à l’archéologie à Avenches», dit celui qui se souvient encore de sa première visite en famille, à 7 ans, quand il courait sur les gradins de l’amphithéâtre (point 1 sur la carte ci-dessous). C’est donc là, devant ce monument imposant, adossé à la colline médiévale, que démarre la balade du jour.

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© Stéphanie Wauters

Plus petit que le Colisée, certes, cet édifice construit sous Trajan, entre 98 et 117 ap. J.-C., a tout de même de l’allure avec ses 12000 places assises. «Parmi les six amphithéâtres que l’on trouve en Suisse, c’est un des plus grands, juste après celui de Vindonissa», précise le spécialiste. Particularité locale: le couloir des gladiateurs ne court que d’un seul côté de l’ovale de l’arène. Mais sinon, tout y est: deux entrées voûtées, la porte des vivants, côté est, et la porte des morts, côté ouest, les vomitoires, l’estrade honorifique, et même l’espace VIP, au-dessus des carceres, ces loges où se cachaient animaux sauvages et gladiateurs avant d’entrer en scène. Les combats y étaient-ils aussi sanglants que dans le film Gladiator? «Il y avait un lion au Capitole, peut-être y en avait-il un aussi ici? En tout cas, le programme des matinées était souvent consacré à des scènes de chasse, avec des venatores.» Le tout au son d’un orgue hydraulique, dont on peut voir quelques restes conservés au Musée romain d’Avenches (voir encadré ci-dessous).

Par la tête de Jupiter

En descendant la rue Jomini, on rejoint en quelques enjambées le temple de la Grange des Dîmes (2). Dont il ne reste pas grand-chose. Le soubassement de l’escalier, quelques dalles, un triangle d’herbe pris en étau entre deux routes. Il faut beaucoup d’imagination pour reconstituer toute la grandeur de ce temple gallo-romain, dont on ignore à qui il était dédié. «Il était sans doute réservé au culte impérial. On a retrouvé des dalles de calcaire du mur de couronnement, qui sont ornées de divinités, dont une tête de Jupiter Ammon. Mais nous n’avons aucune certitude», avoue Michel Fuchs. 

Temple magistral

Mais c’est en traversant la route de Berne pour rejoindre le sanctuaire du Cigognier (3) que la magie opère. On devine soudain l’ampleur de la ville romaine. Contrairement à la cité gauloise occupée alors par les Tigurins (une des quatre tribus helvètes du Plateau), les Romains ont bâti en direction du nord, tournant le dos à la colline et préférant la vaste plaine, fidèles à leur plan d’urbanisme: un réseau quadrillé avec un quartier religieux et des îlots d’habitation, autant de constructions en pierres jaunes de Hauterive, molasse du Bois de Châtel et calcaire de Concise. Le tout posé sur un axe déjà connu, la grande voie préhistorique qui traversait le Plateau suisse du Léman à Constance.

C’est vrai que la plaine, ici, est ample, elle respire, ouvre le regard jusqu’à la crête environnante. L’horizon est fendu par une seule verticale: une immense colonne avec ses cannelures, douze mètres de haut, qui se dresse, solitaire, sur son podium en plein champ. Cette colonne en calcaire urgonien, qui a eu droit à quelques vers de Lord Byron, est le dernier témoin d’un temple magistral. Un panthéon peut-être, d’après Michel Fuchs. «Il faut imaginer l’alignement de colonnes qui formaient l’entrée, avec tout autour un portique à colonnades, des autels à offrandes et au centre, des jardins. Cet édifice est d’une forme identique au Temple de la Paix à Rome.» Il vaut la peine de jeter un œil dans la jumelle à réalité augmentée, mise à disposition en bordure de terrain. Le temple apparaît soudain dans toute sa splendeur.

Un buste en or dans les égouts

En foulant l’herbe rase, qui mène au théâtre, on réalise que toute la ville d’aujourd’hui repose sur les trésors du passé. Chaque parcelle de terre, sans doute, cache un vestige, doigt de statue, pièces de monnaie, morceaux de corniches et autres merveilles. «Est-on ici sur une place de réunion des Helvètes entre le théâtre et le temple? Il faut s’y promener pour sentir le génie du lieu. Tout est resté sobre, très bucolique. On vit la découverte des ruines comme au XVIIIe siècle», dit Michel Fuchs en s’arrêtant soudain au-dessus d’une petite grille insignifiante, au milieu du champ. Rien à voir, si ce n’est le passage des égouts. Et pourtant, c’est là qu’a été trouvé, en 1939, un buste en or qui a fait couler beaucoup d’encre: «Il a longtemps été reconnu comme une figure de Marc Aurèle. Mais sa coiffure plus lissée ne correspond pas aux grosses boucles de l’empereur philosophe. D’autres signes, comme la forme de son nez, sa barbe me font penser qu’il s’agit d’un empereur gaulois plus tardif, Tetricus Ier, qui a régné de 271 à 274 ap. J.-C.» L’hypothèse est intéressante et n’a pour l’heure pas été invalidée. Ainsi va l’archéologie, entre suppositions et déductions, dans l’intervalle des preuves. Une copie du buste est visible au musée romain, mais l’original sommeille en lieu sûr dans un coffre-fort de la BCV à Lausanne.

Entre danse et pantomime

On en sait plus sur le théâtre romain (4) au lieu-dit En Selley. Que l’on découvre adossé à un talus herbeux. D’une largeur identique à celle du temple, 106m25 exactement, il a sans doute été construit en même temps (dès 98 ap. J.-C.) et dans l’alignement du regard. Les spectateurs d’autrefois regardaient la scène tout en contemplant le temple en arrière-plan. À peine un tiers des gradins sont conservés, tout le reste est éboulé, enfoui ou a été réutilisé ailleurs. «La forme du podium est très sobre, pas de niches pour les statues comme à Orange. L’orchestra est plus étroite aussi, typique de l’architecture dite gallo-romaine», souligne Michel Fuchs. Une partie des contreforts à l’arrière a été restaurée, laissant deviner la hauteur et le volume du bâtiment. Quels spectacles étaient joués ici? «Un buste de Dovecus en habit d’acteur tragique a été retrouvé sur le site. Mais il y avait aussi beaucoup de mimes, de pantomimes et de danse, un genre très apprécié d’Octave Auguste. Des orateurs allaient de ville en ville pour donner des conférences de leurs œuvres dans les théâtres. On pense par exemple que Lucien de Samosate, écrivain satirique, a dû venir à Autun. J’aime à imaginer qu’il est venu aussi à Avenches.»

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Notre guide Michel Fuchs, professeur émérite d’archéologie à l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL

Par la grande porte

Les arbres semblent monter la garde sur les contours de l’édifice, des pierres millénaires affleurent entre les premières jonquilles. Sous le ciel drapé comme une toge vespasienne, on file sur un sentier rural en direction de la porte de l’Est (5). Elle se tient là, sur la crête, surplombant toute la plaine, à l’entrée même de ce qui fut la capitale des Helvètes. Elle est une des quatre grandes portes qui longeaient le mur d’enceinte (érigé en 70-72 apr. J.-C.), soit 5500m de long, 8m de haut, avec un fossé défensif. Un chêne majestueux donne aujourd’hui son ombre fatiguée à cet antique lieu de passage.

L’ouvrage de la porte devait être monumental, avec ses deux entrées piétonnières en arcature et sa grande voie centrale pour les véhicules à chevaux. On se demande quels empereurs sont passés par là. Peut-être Vespasien, dont le père fut banquier à Aventicum, son fils Domitien, Marc Aurèle? Sans doute Tétricus a-t-il posé la sandale sur le gravier qui menait au cœur de la ville, les chaussées avenchoises n’ayant jamais été recouvertes de gros dallages comme à Rome.

Avant de redescendre dans la plaine, il vaut la peine de monter dans la Tour de la Tornallaz juste à côté (6). Seule tour encore debout, restaurée, parmi les 73 qui ornaient le collier de l’enceinte. De sa terrasse, la vue file jusqu’au lac de Morat, où il faut imaginer le port antique à l’emplacement de l’actuel camping et des mausolées vers le dépôt Nespresso. Les temps changent.

Les maîtres de l’hydrologie

On redescend en direction des thermes de Perruet (7), qui se dessinent sous un couvert dans la plaine. Étonnant de voir comme les carrés de champs et de labours s’étirent toujours fidèles au plan romain. Comme si les lignes de démarcation n’avaient pas bougé malgré les siècles. Les bains romains, mis au jour dans les années 50, font ici voir leurs entrailles. On reconnaît un bassin, les espaces du frigidarium, tepidarium et caldarium, dont il reste des séries de pilettes en terre cuite qui permettaient le chauffage au sol. Sauna, locaux de massage, vasques, mais aussi palestre (aire réservée aux exercices physiques) et boutiques venaient compléter ce véritable centre de loisirs. «La famille des empereurs flaviens est à l’origine de la grandeur d’Avenches. À la fin du Ier siècle, il faut vraiment imaginer une métropole animée, très colorée, approvisionnée par cinq aqueducs. Mais on n’a pas encore retrouvé la tour d’eau qui permettait la redistribution», regrette Michel Fuchs.

Un palais disparu

Ignorant sans doute qu’elle picore le passé, une cigogne se baguenaude sur l’area publica du forum, au pied des thermes. L’antique place publique s’est effacée, seuls des bouts de murs et quelques dalles affleurent ça et là. On en profite pour remonter en direction du château, en passant par derrière pour emprunter la bien nommée rue du Pavé. Qui ressemble aujourd’hui à un simple quartier d’habitations. Mais qui était, à l’époque romaine, l’emplacement d’une résidence extraordinaire: la maison d’Otacilius Pollinus. Trois fois exempté d’impôts par Hadrien, délégué des Helvètes à l’assemblée des Gaules à Lyon, il détenait toutes les charges politiques d’Avenches. Difficile de croire que le palais de Derrière la Tour (8) occupait TOUTE la rue, avec jardins, portiques, bassins et nombreuses pièces à vivre, dont le triclinium (salle à manger), aujourd’hui remplacé par un parking à vélos! C’est là aussi qu’a été retrouvée la plus grande mosaïque de Suisse. «Elle était dédiée à Bacchus et Ariane, 18m sur 12m. Les érudits du XVIIIe siècle, dont Goethe, venaient exprès à Avenches pour la voir.» Mais de toute la demeure patricienne, il ne reste rien. Qu’une reproduction de la mosaïque et un superbe pied de lit en bronze damasquiné, à admirer au musée romain.

On remonte en direction du château baillival, où Leurs Excellences de Berne du XVIe siècle ont su préserver l’héritage antique. On peut s’amuser à repérer dans les murs des morceaux de colonne blanche, des blocs de molasse piquetée, des inscriptions latines. Un coup d’œil dans le hall de l’école permet de voir une jolie mosaïque avec scène de chasse, mais on s’arrête plus longuement sous le parvis de l’église Sainte-Marie-Madeleine (9). À gauche et à droite de la façade longeant la rue Centrale, deux banquettes blanchâtres et ciselées retiennent le regard: «Ce sont en fait des pierres en calcaire urgonien qui proviennent de la frise du temple du Cigognier. Elles sont placées là, à l’envers, et servent de bancs depuis des siècles», sourit Michel Fuchs. Des motifs gravés se détachent encore par endroits, oves, fers de lance, divinités, fleurons, coquillages et dauphins à queue trifide. Les siècles se télescopent et s’embrouillent. Qui songerait, en s’asseyant là, qu’il se trouve en fait en haut d’une colonne romaine…

La poésie d’un monde perdu

Il ne reste qu’à descendre le petit chemin du Montmezard, qui longe l’ancien rempart, histoire de terminer la balade en sortant par la porte de l’Ouest (10). Moins bien conservée que son homologue de l’Est, on ne trouve que quelques pierres au sol. Le temps et la route cantonale ont tout aplati. Sans doute que les envahisseurs germaniques y sont aussi pour quelque chose. Après l’abdication de Tétricus, en 274 ap. J.-C., l’Empire romain a déjà commencé à vaciller et se fissure de toutes parts. Attaqué de l’intérieur et de l’extérieur. La grande incursion des Alamans à travers la Gaule donne le coup de grâce et sonne la fin de la capitale helvète, dévastée en 275. Elle ne s’est jamais vraiment relevée. Mais elle garde aujourd’hui un charme puissant. Parce que l’esprit imagine et complète, comme si l’absence faisait d’autant mieux ressortir la trace. Sous le regard de l’archéologue, les vestiges muets se mettent à parler et effacent l’ennui de la première course d’école. Une incroyable poésie monte alors de ce qui est perdu.

Un musée pittoresque

Depuis 1838, installé dans la tour médiévale qui flanque l’amphithéâtre, le Musée romain d’Avenches (gratuit, mais fermé le lundi) se découvre par strates, sur quatre étages. Et complète parfaitement la balade. Bustes de néréides, restes de mausolées, fresque murale digne de Pompéi, bornes, mais aussi autels, têtes d’Apollon et de Minerve, bronze de Bacchus… Impossible d’énumérer tous les trésors accumulés là au fil du temps. Des milliers d’objets continuent de sortir des fouilles chaque année. Et sont souvent stockés dans un dépôt, faute de place au musée. L’association Pro Aventico, créée en 1885 déjà, espère ouvrir un jour un plus grand espace.

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