Les manuscrits de la mer Morte révèlent enfin leurs secrets

Qumrân. Vue aérienne du site archéologique, dans le désert de Judée. Au fond, la mer Morte.
© akg-images/Albatross/Duby Tal

Septante ans après leur découverte, les fameux parchemins retrouvés dans des grottes de Qumrân sont enfin explicités par les chercheurs, qui viennent clore certaines polémiques, comme l’explique le professeur David Hamidovic, de l’UNIL, qui a participé à leur déchiffrage.

Depuis leur découverte, il y a tout juste septante ans, les manuscrits de la mer Morte n’ont cessé de hanter les imaginaires, devenant rapidement objet de tous les fantasmes. Cet ensemble de près de 1000 textes, reconstitués à partir de plusieurs dizaines de fragments de parchemins et papyrus retrouvés dans des grottes près du site archéologique de Qumrân, en Cisjordanie, promettait en effet de sensationnelles révélations. Et pour cause : si la majorité de ces manuscrits ont été copiés au cours du Ier siècle av. J.-C., ils n’en constituent pas moins les plus anciens témoins connus de l’Ancien Testament ou Bible hébraïque.

Les plus anciens manuscrits bibliques connus

Pour le professeur David Hamidovic, qui a participé au travail de déchiffrage de ces textes à Jérusalem, il ne fait aucun doute que «Qumrân représente une découverte majeure. Ce sont les plus anciens manuscrits de la Bible qu’on connaisse», confirme le doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL. «A leurs côtés cohabitent également des textes surprenants, qui nous étaient inconnus, poursuit-il, notamment des commentaires de cette époque-là, qui ont pu avoir une influence sur l’écriture du texte biblique, et puis aussi toute une littérature sur la vie et le fonctionnement de la communauté des Juifs esséniens, qui ont copié ces textes.»

L’intérêt de ces manuscrits est évidemment particulièrement manifeste pour le monde chrétien : «On se trouve dans des lieux et à une époque fondateurs du christianisme», souligne le chercheur, rappelant que le site de Qumrân se situe dans le prolongement du fleuve Jourdain, à moins d’une vingtaine de kilomètres de Jérusalem.

Les Bédouins, la brebis et le trésor

Mais revenons-en d’abord à l’histoire de cette incroyable découverte par un groupe de Bédouins, qui faisaient paître leurs troupeaux dans ce désert rocailleux au nord-ouest de la mer Morte. La légende retient qu’ils tombèrent fortuitement sur ce «trésor» en tentant de retrouver une brebis qui s’était égarée dans une grotte. «Certains membres de la tribu, ayant participé à des fouilles archéologiques quelques années auparavant, suspectèrent alors la valeur financière de ces rouleaux de cuir conservés à l’intérieur de grosses jarres d’argile», explique le professeur, et c’est ainsi qu’ils allèrent les vendre à des marchands de Bethléem.

Le site de Qumrân devient alors le théâtre de nombreuses recherches archéologiques. «Toutes les grottes du désert de Judée ont été fouillées méticuleusement, notamment grâce à des opérations avec des milliers de volontaires qui ont sillonné le désert», relate le chercheur. De 1947 à 1956, près de mille manuscrits copiés principalement au cours du Ier siècle av. J.-C. ont été découverts dans onze grottes différentes. L’effet d’annonce est magistral, pourtant bien peu d’éléments sur le contenu de ces textes sont communiqués au grand public.

La théorie du complot

Un trésor gigantesque, des manuscrits cryptés, et un silence persistant enrobant leur contenu : il n’en fallait pas plus pour que se forge, dans l’opinion publique, le sentiment d’un complot organisé par le Vatican. L’élément déclencheur est sans conteste la référence à ce fameux «Maître de justice», dont parlent les textes sans jamais le nommer, ainsi qu’à ce personnage qui devait souffrir et finir «suspendu au bois». «Certains scientifiques et des auteurs à succès se sont engouffrés dans la brèche : Jésus de Nazareth devait bien être passé par là, le Vatican nous cacherait donc des choses», relate David Hamidovic. Or la polémique n’a pas lieu d’être. «Rien n’a été caché au public. Il se trouve simplement que l’édition des textes, dont certains sont à l’état de confettis, a nécessité un travail éditorial des plus minutieux et n’a donc pu être terminée qu’en 2009. Cela fait dès lors moins de dix ans qu’on connaît tous les textes.»

Les premières conclusions et hypothèses, posées dans les années 50-60, sont donc aujourd’hui réévaluées au vu des informations nouvelles. Ce que l’on a cru savoir, précisément : «On s’est mis à penser que ce Maître de justice était évidemment Jésus.» Et puis, lorsqu’un chercheur, dans les années 90, trouva un petit texte où il est effectivement question d’une personne qui est suspendue au bois (l’expression pour Jésus crucifié), les polémiques repartirent de plus belle. «Si ce fragment était demeuré inconnu, c’est que des savants catholiques avaient voulu le soustraire, comme d’autres, pour les mettre dans les caves du Vatican, afin d’éviter qu’il vienne contredire le Nouveau Testament, écrivait-on», résume en substance David Hamidovic, pour qui toutes ces accusations relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui «les théories du complot».

David Hamidovic. Doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions.
Nicole Chuard © UNIL

Jésus n’est pas «le Maître de justice»

«Les textes conservés donnent une toute autre image qui disqualifie l’idée que Jésus ait pu être l’auteur de certains textes, donc le Maître de justice», dégage le professeur. Cette communauté possédait, par exemple, des croyances en lien avec l’astrologie, qui sont en totale contradiction avec le texte biblique qui condamne ces pratiques. En outre, les Juifs du courant essénien constituaient «une communauté très particulière, en tension avec le reste de la société», commente le chercheur. Celle-ci présentait d’ailleurs des procédures d’adhésion très codifiées : «On ne peut pas adhérer à la communauté comme cela, il y a des étapes à franchir. Et puis on doit donner tous ses biens quand on veut y rentrer. En sociologie des religions, c’est ce qu’on appelle une secte.»

Les scientifiques sont aujourd’hui affirmatifs : «Plusieurs éléments mettent en lumière que le Maître de justice ne fait pas référence à Jésus de Nazareth, assure David Hamidovic. En redécouvrant l’ensemble des textes, notamment à partir des années 90, on s’est rendu compte que c’était impossible. Le message prêché par Jésus ne correspond pas au message des manuscrits de la mer Morte.» Et le chercheur de citer, en exemple, l’usage de l’eau pour effacer les péchés et entrer dans la communauté lors du baptême, ce qui ne correspond pas à l’usage de l’eau exprimé dans ces textes. «Il y a plein d’idées comme cela qui montrent que les esséniens n’ont rien à voir avec les premiers chrétiens. On a donc totalement éliminé cette hypothèse.»

L’homme « suspendu au bois » n’est pas Jésus

Aujourd’hui, le consensus autour de la figure du «Maître de justice» se tourne vers une figure de prêtre (pas le grand prêtre du Temple de Jérusalem) qui serait à l’origine du courant essénien. «Ce personnage, en désaccord avec les rites et le calendrier en vigueur au Temple de Jérusalem, aurait alors fondé son propre groupe en marge des prêtres officiants», avance le professeur. Et l’allusion à l’homme «suspendu au bois» : «On s’est aperçu, en réétudiant le texte, que cette idée d’être suspendu au bois, c’était simplement la description, dans un texte de loi, d’un châtiment à appliquer pour un crime grave», répond David Hamidovic. Rien à voir encore avec la figure du Christ crucifié.

Reste cependant une grande interrogation : comment comprendre le nombre de manuscrits laissés par cette communauté ? Pour ce spécialiste de l’Antiquité, c’est là précisément «la marque des mouvements ultraminoritaires. Utiliser l’écrit, c’est une manière de légitimer leur vision, de laisser une trace.» Ainsi, aux côtés des copies du texte biblique, les esséniens vont s’atteler à rédiger nombre de commentaires, «pour expliquer ce que Dieu a vraiment voulu dire». Cet ensemble de manuscrits n’a donc rien à voir avec l’idée que l’on se fait d’une bibliothèque : «Ils ont choisi les textes qui vont dans leur sens, qui justifient leurs idées, et auxquels ils ont ajouté leurs propres productions», précise encore le doyen.

D’autres découvertes à venir ?

Est-il possible que d’autres textes viennent encore enrichir ce corpus ? Normalement non, répond le chercheur, qui atteste cependant que «l’on a vu arriver ces dernières années des fragments sur le marché des antiquités». Il s’agit cependant «de petits fragments, souvent pas plus gros qu’une carte de crédit». La raison en est qu’à la fin des années 50, «l’Etat d’Israël, nouvellement formé, n’avait pas assez d’argent pour tout racheter. Il y a donc des touristes qui ont acquis des fragments au prix au centimètre carré, que les marchands découpaient devant eux.» Lors de successions, ces morceaux peuvent alors se retrouver aux enchères ou vendus directement à des collectionneurs. Les sommes sont vertigineuses : «Aujourd’hui, pour un fragment, on paie 1 million de dollars».

En quoi ces manuscrits, s’ils n’établissent pas de lien avec la figure de Jésus, sont-ils si importants, finalement, pour les chercheurs ? «Plus que tout, les manuscrits de Qumrân constituent le maillon manquant, entre la Bible hébraïque, ou Ancien Testament, et le Nouveau Testament, que près de 300 ans séparent», stipule David Hamidovic. Ainsi, ces deux corpus, qui étaient perçus en rupture, révèlent de réelles continuités. «Au tournant de notre ère, on voit bien dans les manuscrits de la mer Morte qu’il y a déjà une attente très forte quant à l’arrivée du Messie», expose en exemple le professeur. Et d’ajouter : «Jésus de Nazareth n’est donc pas cette figure totalement révolutionnaire qui va faire table rase du passé et fonder une nouvelle religion. Au contraire, on voit bien comment il s’inscrit totalement dans la continuité du judaïsme.»

Les manuscrits de la mer Morte représentent forcément des enjeux fort différents pour le monde juif ou chrétien. «Pour le judaïsme d’aujourd’hui, qui se place plus ou moins dans la continuité du mouvement des pharisiens, un groupe différent des esséniens, ces textes ont longtemps été perçus comme ceux d’un courant ultraminoritaire. Cependant, depuis plusieurs décennies, les savants juifs découvrent des passerelles avec les lois discutées par les rabbins à la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge.»

Un fragment qui provient de la grotte no 4. © akg-images/Jerusalem Zev Radovan

Eclairages sur l’originalité de Jésus

Pour les chrétiens, en revanche, même s’il n’y a plus lieu de s’interroger sur un éventuel lien avec la figure du Christ, «les savants ont quand même mesuré l’intérêt de connaître le contexte culturel dans lequel évoluait Jésus au tournant de notre ère », formule le doyen de la faculté. Et de préciser encore : «Le Nouveau Testament a été écrit après la mort de Jésus. Les manuscrits de Qumrân apportent un éclairage majeur dans la recherche du Jésus historique, car ils permettent de situer l’originalité de sa personne et de sa pensée dans le judaïsme de son époque.»

Dans ce sens, les scientifiques sont aujourd’hui plus à même de cerner ce qui caractérise le milieu de Jésus par rapport aux autres mouvements juifs. Pour David Hamidovic, par exemple, «l’idée de l’amour martelée dans le Nouveau Testament est vraiment caractéristique du mouvement de Jésus». Par ailleurs, ces textes ont aussi permis «de renouveler la connaissance du judaïsme au tournant de notre ère et de montrer que le judaïsme est beaucoup plus varié et composite qu’on ne l’avait imaginé».

Les manuscrits de Qumrân soulèvent également des questions fondamentales pour les deux religions. Ainsi, notamment, la variabilité des textes bibliques. «Un épisode biblique peut avoir plusieurs versions dans la même communauté et à la même époque. Pour nous, c’est évidemment inconcevable ! Comment une communauté croyante peut-elle donner autorité à un texte qui est connu en plusieurs versions ?» interpelle le chercheur.

Quelles incidences théologiques ?

La réponse est précisément que c’est le sens général qui importe. «Ce qui perdure, c’est le message. Le message est le même, mais le détail, comment la narration se fait, comment la scène prend place, est-ce qu’il y a un ou plusieurs personnages, etc., n’a aucune importance.» Et le professeur d’ajouter : «Cela nous renvoie directement à nos pratiques savantes modernes héritées de la Renaissance et avant, où on accorde beaucoup d’importance au mot à mot, à chaque lettre, chaque virgule… En fait, on voit que dans l’Antiquité, seul le sens compte.»

Toutes ces différentes versions viennent également interroger le canon juif de la Bible hébraïque. A la question de savoir pourquoi on a choisi la version du texte massorétique comme version de référence, et pas une autre, David Hamidovic confie qu’à ce jour, «la recherche n’a pas d’explication satisfaisanté». Pas plus qu’on ne sait pourquoi cette uniformisation est soudainement apparue à la fin du Ier siècle après J.-C. Si plusieurs hypothèses ont été avancées, «il n’y a aujourd’hui aucune explication scientifique qui recueille le consensus». Qui sait ce que les manuscrits de la mer Morte peuvent encore nous révéler ?

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