Jusqu’à récemment, les juges n’avaient pas de noms. Ils apparaissaient comme un groupe indéterminé de personnes vêtues de longues robes noires et potentiellement interchangeables. Jusqu’à récemment, on les imaginait comme un maillon discret de la chaîne du pouvoir, des techniciens de la loi, chargés d’appliquer froidement des règles claires et bien établies. Une sorte d’arbitres sans visage, sans idées politiques non plus. C’étaient les grands anonymes de ce pouvoir que les juges partagent depuis des lustres avec des célébrités comme les conseillers fédéraux et nos parlementaires à Berne.
Mais cette époque discrète se termine. Souvent à leur corps défendant, les juges sortent de l’ombre. En 2016, le grand public découvrait avec surprise que l’orientation politique des magistrats a une influence sur leurs jugements. Une enquête du Tages-Anzeiger, portant sur 30’000 affaires traitées par le Tribunal administratif fédéral de St-Gall, révélait que les juges situés politiquement à gauche acceptent trois fois plus de recours que leurs homologues de droite. L’article donnait des noms, comme Fulvio Haefeli, un UDC bâlois promu champion de la sévérité, et l’écologiste Contessina Theis, qui héritait du titre de recordwoman de la clémence.
Comme souvent, cette évolution n’est pas une particularité suisse. On l’a vérifié récemment aux États-Unis, l’un des pays au monde où les électeurs sont les plus conscients de l’importance politique des juges. À tel point que le Parti républicain a inscrit dans son programme le projet de nommer le plus possible de magistrats conservateurs, comme vous le découvrirez dans ce magazine.
En 2018, quand le président républicain Donald Trump a voulu nommer Brett Kavanaugh à la Cour suprême, l’opposition démocrate a livré un combat féroce pour tenter de barrer la route à ce juge conservateur. Brett Kavanaugh est très vite devenu une célébrité nationale, lui qui a été attaqué sur la base d’accusations d’agressions sexuelles vieilles de 30 ans, qui n’ont pas empêché son élection.
Si la Suisse n’en est pas encore arrivée à ce mélange de politique et de justice, sur fond de révélations médiatiques, elle s’en rapproche. L’été dernier, on a vu un parti politique, l’UDC, menacer de ne pas réélire au Tribunal fédéral le juge Yves Donzallaz, parce qu’il s’était prononcé pour le transfert au fisc français des données personnelles de détenteurs de 40’000 comptes auprès de la banque suisse UBS.
À une époque dans laquelle le Tribunal fédéral est de plus en plus amené à traiter de questions politiques, on peut parier que cette curiosité envers les personnalités qui exercent le pouvoir judiciaire ira crescendo. Parce que, au pays des quérulents, les juges sont plus souvent rois, le questionnement sur leur fonctionnement et l’importance de leurs préférences politiques dans leurs décisions va s’accentuer. L’exemple américain montre que ce n’est pas forcément une bonne nouvelle, mais, vu le pouvoir que les juges exercent potentiellement sur nos destins, c’est sans doute inévitable dans une époque qui a quasiment inscrit la transparence dans la loi.