Les femmes suisses votent plus à gauche que les hommes

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Les écarts de position politique entre hommes et femmes sont plus grands chez les jeunes, de 18 à 24 ans. Alexey_M et Finn Hafemann/iStock

D’où vient le «gender gap» politique que l’on constate de plus en plus en Suisse? La politologue et professeure Anke Daniela Tresch (FORS et UNIL) analyse cette différence, qui a évolué avec le temps.

Ce dimanche-là, c’était du 4 sur 4, carrément. Sur les quatre objets de votations du 24 novembre 2024, tous ont été rejetés par les femmes suisses mais acceptés par les hommes. La différence la plus importante touchait à l’extension des autoroutes: oui pour 57% des hommes mais pour seulement 38% des femmes, donc un écart énorme, de 19 points. Même tendance, un peu moins marquée, pour les autres thèmes, les deux propositions de révision du droit du bail et le financement uniforme des prestations de soins.

Une différence de genre en rafale mais qui n’est pas nouvelle sur le fond. Elle rejoint une réalité analysée par les chercheurs ces dernières années: contrairement à ce qui était noté après 1971, date de l’obtention de leur droit de vote, les Suissesses votent aujourd’hui plus à gauche que les hommes. Anke Daniela Tresch, professeure associée ad personam à l’Institut d’études politiques (IEP) de l’UNIL et responsable des enquêtes politiques à FORS, confirme: «Un tel cumul, avec tous les objets qui aboutissent à des majorités divergentes, est tout à fait exceptionnel.» Les chiffres montrent que, sur les 10 votations où l’écart a été le plus important, six ont eu lieu ces quatre dernières années, marquant des différences entre sexes allant de 16 à 27 points. Le record touche au vote de 2022 sur la révision de l’AVS, le projet AVS21, où la différence a dépassé 27 points.

Quelles causes?

Qu’est-ce qui peut expliquer cette évolution, ce «modern gender gap» selon le terme utilisé? L’une des premières causes avancées fait tiquer puisqu’elle tient au niveau d’éducation. Quoi, avoir un meilleur niveau de formation conduirait à voter à gauche? Une vision plutôt explosive, mais que les faits confirment, comme en atteste Anke Daniela Tresch: «Les personnes avec un niveau d’éducation plus élevé ont plus facilement des valeurs émancipatoires, cosmopolites et individualistes. Les femmes qui veulent faire carrière se rendent compte des obstacles, des combats qu’il faut mener pour se faire une place, de la difficulté à concilier famille et poste à responsabilité. Elles se retrouvent donc plus proches des partis qui défendent ces causes.» Elle précise: «Le PS fait à peu près le même score parmi les personnes avec diplôme tertiaire que celles avec un niveau secondaire 2, voire l’école obligatoire, alors que les Verts sont significativement plus soutenus par les personnes avec niveau d’éducation tertiaire. La plus forte relation entre éducation et vote s’observe à droite: l’UDC n’a fait que 19% parmi les personnes avec une éducation tertiaire, contre 36%, respectivement 38%, chez les personnes avec diplôme secondaire ou école obligatoire.»

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Anke Daniela Tresch. Professeure associée ad personam à l’Institut d’études politiques (Faculté des sciences sociales et politiques). Nicole Chuard © UNIL

L’autre réalité qui joue un rôle tient aux secteurs socio-professionnels, selon la professeure associée: «Il y a plus de femmes dans la santé, l’éducation ou les services, là où la gauche est plus présente.» Les thématiques sont, elles aussi, déterminantes: «Les femmes se mobilisent bien sûr lorsque leurs droits sont touchés, mais elles sont aussi plus sensibles à l’écologie, la protection des minorités et des personnes vulnérables, des enfants, des gens en situation de handicap. Elles sont plus critiques que les hommes face aux dépenses de l’armée. Elles s’intéressent davantage à la famille, aux assurances, aux crèches, des thèmes qui sont politisés différemment selon les partis.»

Au fil de l’Histoire

Les différences d’aujourd’hui incitent à se pencher sur l’Histoire. Au fond, en 1971, pourquoi les Suissesses, qui s’étaient pourtant tellement battues pour obtenir un droit de vote bien tardif, se positionnaient-elles à droite? Pourquoi ne tentaient-elles pas de bousculer le système? Anke Daniela Tresch explique: «À l’époque, les femmes étaient moins insérées dans le marché du travail. Elles étaient souvent femmes au foyer, avec un niveau d’éducation plus faible qu’aujourd’hui. Elles s’engageaient dans des associations bénévoles, étaient souvent proches de l’Église. Tous ces facteurs les poussaient vers des valeurs conservatrices.»

L’évolution s’est faite progressivement, selon la chercheuse: «Dans un premier temps, les positionnements politiques des deux sexes se sont un peu rapprochés. À partir du milieu des années 90, ils se sont écartés à nouveau.» Et de pointer un cap important, le vote de 1985 sur le nouveau droit matrimonial, qui établissait l’égalité juridique entre hommes et femmes et qui a été accepté grâce à la mobilisation de ces dernières. 61% d’entre elles avaient approuvé le projet, 52% des hommes l’avaient rejeté.

Plus tard, d’autres moments d’histoire ont eu une influence, comme le rappelle la chercheuse: «Les tentatives d’élections des femmes au Conseil fédéral. La non-élection de Christiane Brunner, qui a amené une conscientisation et un renforcement du mouvement féministe.»

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© Stephanie Wauters

Grand écart chez les jeunes

L’un des points les plus fascinants des statistiques est générationnel: les écarts de position politique entre hommes et femmes sont plus grands chez les jeunes, de 18 à 24 ans. Anke Daniela Tresch s’y est penchée: «Le plus intéressant tient moins à l’effet isolé du genre sur le comportement électoral, qu’à l’effet conjugué des phénomènes: le genre, l’âge, et l’éducation. Les plus jeunes femmes très bien formées, avec un niveau d’éducation tertiaire, votent massivement à gauche. Alors que les jeunes hommes préfèrent la droite.»

Là, la chercheuse souligne une tendance qui touche une partie des hommes jeunes: «Certains, ceux qui ont un niveau d’éducation plus faible, ont le sentiment qu’ils n’ont plus les mêmes perspectives que celles qu’avaient leurs pères autrefois. Que leur statut est dépassé par celui des femmes. Que des politiques sont mises en place en faveur des femmes mais pas pour eux. Une frustration qui peut s’observer aussi par rapport aux immigrés. Ces jeunes hommes ont tendance à voter à droite, parfois pour l’UDC.» Elle ajoute: «D’une certaine manière, cela correspond au phénomène des Angry White Men des régions rurales des États-Unis.»

Et ailleurs?

La comparaison internationale est pertinente. Selon plusieurs études, le glissement vers la gauche du vote féminin s’observe partout, États-Unis, Europe, ou même Chine, Corée du Sud et Afrique. Lors des présidentielles américaines de novembre 2024, 58% des femmes entre 18 et 29 ans ont voté pour Kamala Harris pendant que 56% des hommes du même âge préféraient Donald Trump. Aux élections allemandes de février 2025, 35% des femmes de 18 à 24 ans ont voté pour Die Linke, le Parti de gauche, contre 16% des hommes. À l’autre bout du champ politique, 27% des jeunes hommes ont voté pour le parti d’extrême droite AfD contre 14% des femmes. Anke Daniela Tresch conclut: «La tendance est mondiale. La Suisse n’est pas du tout isolée. Ailleurs, on constate les différences surtout au moment des élections mais, ici, à cause de la démocratie directe, on le voit aussi sur les objets de votation.»

Les effets sur les partis

Les partis politiques se penchent-ils sur ces écarts de genre? Les explorent-ils pour élaborer leurs stratégies? Certains, visiblement surtout le PSS et l’UDC, ont examiné les chiffres en détail, notamment dans le but de mobiliser l’électorat plus jeune.

Comment réagir dès lors? Faut-il renforcer l’acquis, tout miser sur les jeunes femmes pour la gauche socialiste et verte puisqu’elles montrent des signaux encourageants, ou, au contraire, déplacer le curseur de son programme afin de séduire les jeunes hommes? Et quelle réflexion mener à droite?

Suzette Sandoz, ex-conseillère nationale libérale et professeure de droit à l’UNIL, s’oppose fermement à toute idée de «récupération» de l’électorat féminin par la droite: «Récupérer? Mais vous n’y pensez pas! Les femmes ont bien trop été l’objet de récupération dans l’histoire. Je serais désolée que cela continue.» Elle poursuit: «Je ne suis pas surprise que les chiffres montrent que les femmes votent plus à gauche que les hommes. C’est comme ça, je respecte trop la liberté d’expression pour le regretter.» Et le constat de la femme au bon niveau de formation qui vote à gauche, cela n’a-t-il pas le potentiel d’agacer la pétulante juriste? Même pas: «Cela ne m’étonne pas. Je crois que les universités ne respectent malheureusement pas toujours la liberté d’expression et perdent le sens du débat. On récupère trop souvent les sciences pour imposer une idéologie, comme cela se produit en matière écologique. Les sciences politiques et sociales, notamment, sont influencées par les modes féministes.»

Tenter de rassembler

À gauche, Stéfanie Prezioso, ex-conseillère nationale (Ensemble à gauche) et professeure associée à l’Institut d’études politiques de l’UNIL, n’est pas étonnée de la différence de votes entre les sexes. Elle y voit trois causes: «Il y a d’abord ma génération, celle qui a connu la première grève des femmes, en 1991, et qui s’est socialisée au féminisme avec cette première vague historique. Entre nous et les militantes d’après, un pont générationnel s’est créé parce que la Suisse reste en retard en matière d’égalité salariale et de précarité de l’emploi. C’est ce qui a permis d’avoir un demi-million de femmes dans les rues pour la grève de 2019.» L’étape suivante, selon elle, tient à la déferlante féministe du phénomène #Meetoo, à l’occasion de la première élection de Donald Trump: «Là, se levait la crainte d’un retour en arrière sur des droits qu’on croyait acquis. Les jeunes femmes ont compris qu’il fallait continuer à lutter au quotidien.» Le déclic suivant est venu de la crise du Covid-19: «Il y avait une apparente valorisation des femmes, notamment en raison de leur travail dans les métiers du care, mais ce n’était que dans le discours, pas dans les faits. En réalité, les femmes confinées ont traversé des difficultés extraordinaires, en étant à la maison tout en continuant à travailler. Ça les a marquées, leurs filles aussi.»

L’ex-conseillère nationale en déduit-elle que les formations de gauche doivent tout donner pour agrandir encore leur réservoir féminin? Sans doute, mais sans oublier les jeunes hommes des milieux populaires qui se sentent abandonnés par la gauche et «peuvent voter extrême droite et masculiniste»: «Je crois qu’il faut convaincre les laissés-pour-compte au-delà du genre. On ne vit pas séparés dans la société. Les jeunes hommes qui se sentent délaissés, surtout ceux des classes populaires, doivent faire partie du programme des partis.»

Allez voter!

Les femmes votent plus à gauche soit, mais un élément vient quand même troubler l’affaire: elles votent moins que les hommes. Aux dernières élections fédérales, seules 44% d’entre elles ont participé, contre 49% des hommes. «C’est cela que j’interrogerais le plus», s’inquiète Stéfanie Prezioso: «Cette abstention témoigne toujours d’une mise à l’écart des femmes de la sphère publique. Elle reflète peut-être aussi une méfiance et un certain découragement de leur part.» Anke Daniela Tresch analyse le phénomène sous l’angle comparatif: «La faible participation féminine est une exception suisse, ce n’est pas le cas dans d’autres pays. Je pense que c’est lié à l’introduction tardive du droit de vote des femmes. Ça devrait finir par s’estomper. On le voit déjà dans les statistiques: il n’y a plus d’écart entre les jeunes femmes/hommes; les jeunes femmes ont même tendance à participer davantage.»

Suzette Sandoz lance, elle, un appel revigorant: «L’abstention, je la regrette pour tous les sexes. Il faut voter. J’admets que tous les objets ne sont pas toujours amusants et que, parfois, j’ai davantage envie de colorier le bulletin que de le lire. Mais ne pas voter est flemmard. La démocratie doit être utilisée, sans ça, il ne faut pas venir piorner après!» L’expression est vaudoise, mais la leçon universelle.

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