Le grand boom des armes fantômes

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Luigi Mangione. Ce jeune homme est suspecté d’avoir tué Brian Thompson, le CEO d’UnitedHealthcare, avec une arme fantôme. Il est ici escorté par la police, le 19 décembre 2024. © Pamela Smith/AP Photo.

On peut désormais fabriquer des pistolets et des fusils chez soi, avec une imprimante 3D. Ce nouvel arsenal est un problème émergent, qui est pris très au sérieux par les spécialistes de l’UNIL.

La vidéo a fait le tour du monde. Elle a fait découvrir les «armes fantômes» au grand public, dans un fait divers hors-norme. On y voit l’assassinat du PDG de United Healthcare, le numéro 1 américain des assurances maladie, dans une rue de New York. La scène a été filmée par des caméras de vidéosurveillance, et elle a rapidement tourné à la télé-réalité criminelle.

C’était en décembre dernier, et cette histoire a révélé la problématique des armes qui utilisent des pièces imprimées en 3D, «un risque émergent que les spécialistes prennent très au sérieux», explique le professeur de science forensique de l’UNIL, Olivier Delémont, qui est un pionnier dans l’étude de ces armes hi-tech.

La vendetta du tueur souriant

Dans l’affaire new-yorkaise, le tireur est un jeune homme, dissimulé sous son capuchon. Il apparaît dans le dos du PDG, et il brandit un pistolet équipé d’un silencieux. Après plusieurs tirs sur sa cible, l’assassin s’enfuit à vélo. À partir de cet instant, les policiers vont aller de surprise en surprise. Le profil du principal suspect se précise grâce à différentes images de vidéosurveillance. Il hérite du surnom de «tueur souriant», parce qu’on le voit afficher un large sourire sous sa capuche, dans un bar du quartier, quelques heures avant l’attaque.

Premier rebondissement: ce n’est pas la victime, le PDG de UnitedHealthcare, qui récolte le plus de soutien. En quelques heures, le «tueur souriant» devient une pop star au pays de Dexter, où de nombreux Américains sont visiblement fâchés avec leurs assureurs maladie.

Cette popularité s’explique autant par le mobile du crime que par les armes d’un nouveau genre qui ont été utilisées. La police a en effet retrouvé trois mots gravés sur les balles tirées sur le PDG: nier, retarder, défendre (Deny, Delay, Defend). Ces trois mots figurent sur la couverture d’un livre qui raconte pourquoi les compagnies d’assurances ne paient pas ce qu’elles devraient à leurs clients américains.

L’affaire rebondit encore, quand les policiers examinent la scène de crime et qu’ils découvrent une panoplie de gadgets hi-tech. Le tireur portait un sac à dos qui interdit la localisation de son téléphone, et il a utilisé un silencieux imprimé en 3D et une «arme fantôme», un Ghost Gun, pour abattre sa cible.

Une particularité américaine

Ces pistolets et ces fusils bénéficient des récents progrès dans la technologie des imprimantes en 3D. Ils constituent une nouvelle catégorie d’armes à feu que l’expert de l’UNIL Olivier Delémont étudie depuis 2017, avec ses équipes. «Les premières versions de ces pistolets étaient plus dangereuses pour le tireur que pour sa cible. Mais ces technologies ont progressé très rapidement», explique-t-il (lire en p. 42). Elles permettent désormais de fabriquer un arsenal qui se diversifie rapidement.

Certaines de ces armes sont entièrement imprimées en 3D. Elles ressemblent parfois à des jouets ou à des accessoires pour un film de science-fiction. Dans d’autres cas, les armes en 3D sont plus difficiles à différencier d’un revolver ou d’un fusil classique. C’est le cas du pistolet qui a servi pour tuer le PDG à New York. Si le silencieux utilisé par le tueur souriant est à 100% composé de polymères, le reste de l’arme est un mélange de quelques composants imprimés en 3D et d’autres pièces qui ont été fabriquées pour de «vraies» armes en métal, par des fabricants à l’ancienne.

«C’est une particularité américaine, explique Olivier Delémont. La loi ne considère pas toutes les pièces d’un fusil d’assaut ou d’un pistolet automatique comme des armes. Ce qui est contrôlé, ce sont les pièces numérotées, qui sont souvent celles que l’on prend en main.» Sur certains fusils d’assaut, les numéros de série sont gravés sur les poignées. «Toutes les autres parties de ces armes de guerre, comme la culasse, le canon, ne sont pas numérotées et elles sont parfois en vente libre. La situation varie d’un État à l’autre», détaille le spécialiste de l’UNIL.

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Olivier Delémont. Professeur à l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Nicole Chuard © UNIL

Des armes intraçables

La conséquence de ces lois très libérales, c’est qu’il est possible d’imprimer en 3D les pièces dont la fabrication est surveillée, pour obtenir des copies exactes, et surtout sans numéro dessus. C’est ce qui rend l’arme intraçable, d’où son nom de fantôme. Ensuite, ces pièces copiées en 3D sont assemblées avec les autres pièces nécessaires à la fabrication d’une arme. «Cela permet quasiment à n’importe qui de fabriquer chez lui un arsenal qui va du pistolet automatique de type Glock, au fusil d’assaut, comme celui qui est utilisé par les GI’s dans l’armée américaine», précise l’expert de l’UNIL.

«Il existe une communauté très active qui travaille sur ces armes 3D. Leurs productions sont de plus en plus sophistiquées. C’est un secteur de l’armement qui progresse rapidement, et qui inquiète les spécialistes», raconte Olivier Delémont. Les membres de cette communauté présentent leurs innovations sur YouTube et ils publient les plans sur Internet. «Quand les premiers modèles demandaient quelques talents d’ingénierie pour fabriquer les armes proposées, les variantes actuelles pourraient être assemblées par tout un chacun. On vous donne même les liens sur Amazon pour commander les pièces nécessaires», précise le spécialiste de l’UNIL.

Si la fabrication de cette nouvelle génération d’armes à feu est facilitée par les réseaux sociaux, leur utilisation dans des faits divers reste exceptionnelle, à ce stade. «Ce qui est en forte augmentation, ce sont les saisies de ces armes 3D par la police», rappelle Olivier Delémont.

Ce phénomène est aussi observé en Europe. L’an dernier, la gendarmerie française a démantelé une organisation qui fabriquait de telles armes, entre Marseille et la Belgique. Quatorze personnes ont été arrêtées pour ce trafic qui portait notamment sur des modèles FGC-9, qui étaient proposés à des prix entre 1000 et 1500 euros, payables en crypto-monnaies.

À ce stade, la Suisse n’est pas encore concernée par le phénomène. À l’heure où nous écrivons, il n’y a aucun cas connu ici d’utilisation d’armes en 3D dans un contexte criminel, contrairement à la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. «La Suisse est vraiment une nation à part quand on étudie la question des armes. C’est un pays où l’on trouve le plus grand nombre d’armes par habitant, mais c’est aussi le pays où le taux d’utilisation de ces fusils et de ces pistolets est le plus bas», observe Olivier Delémont.

À l’échelle européenne, tout indique que le risque augmente. «C’est évident. Des institutions comme Interpol et Europol alertent sur le phénomène. C’est l’un des deux grands thèmes actuels en matière de trafic d’armes, avec la conversion des armes factices et des pistolets d’alarme, qui ont été usinés pour tirer à blanc, mais qui sont transformés en vraies armes par des filières en dehors de l’UE, pour être utilisées à des fins criminelles.» La guerre en Ukraine a accentué le phénomène, en apportant son lot d’innovations, «comme ces grenades imprimées en 3D pour être lancées par des drones», raconte le chercheur.

Un défi scientifique

Pour les spécialistes de science forensique que sont Olivier Delémont et son équipe, cette apparition d’une nouvelle génération d’armes à feu représente encore de nouveaux défis scientifiques. Il s’agit notamment de savoir quelles traces seront exploitables sur une scène de crime, le jour où des armes en 3D seront utilisées. Les équipes de l’UNIL testent donc depuis des années les nouveautés qu’ils découvrent sur Internet.

L’installation utilisée pour ces tests témoigne de la dangerosité de ces armes encore artisanales. «Nous plaçons les différents modèles dans une pince, et nous pressons la détente avec une ficelle, bien abrités derrière une vitre de protection, entre deux murs de béton. Il y a souvent plus de risque pour le tireur que pour sa cible, parce qu’il y a des éclats», explique Olivier Delémont.

Toutefois, cette technologie progresse, et vite. Est-ce à dire que ces armes hi-tech remplaceront bientôt les kalachnikovs dans les guerres des gangs entre trafiquants? La réponse est encore incertaine, parce que les observations sur le terrain sont contradictoires. «Les saisies augmentent fortement depuis 2022-2023, mais les exemples de faits divers où ces armes ont été réellement utilisées restent rares, répond Olivier Delémont. Pour l’instant, ces armes ne représentent qu’une petite partie du marché noir en Europe, mais le nombre de modèles proposés augmente rapidement. Quand on met tout ça ensemble, on se rend compte que le risque est bien réel. Il progresse, et il est pris très au sérieux, en Europe et aux États-Unis.»

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