Jouer, c’est une seconde nature

Qu’est-ce que nos pratiques ludiques disent de notre rapport à l’environnement? Quels imaginaires mobilisent-elles? Que sont leurs empreintes écologiques? Au Musée Suisse du Jeu, à La Tour-de-Peilz, une exposition pour tous les publics explore ces questions, avec la participation de chercheuses et de chercheurs de l’UNIL.

Incarner un gibbon qui voyage à travers la jungle. Faire pousser des fleurs sous ses pas en déambulant dans une salle. Ou tenter de survivre sur une Terre gelée, grâce à une centrale à charbon. En ce moment, au Musée Suisse du Jeu au château de La Tour-de-Peilz, l’exposition Planète Jeux propose ces étonnantes expériences, et bien d’autres, à ses visiteuses et visiteurs. Au fil du parcours, «le public explore la manière dont les jeux thématisent notre rapport à l’environnement, et quels sont les différents imaginaires qu’ils activent», résume Selim Krichane, directeur de l’institution et docteur en Lettres de l’UNIL.

L’idée de jouer avec la nature, ou de jouer la nature, remonte à plusieurs millénaires. La visite débute avec la présentation de Mancalas, dont le plus célèbre représentant est l’awélé. «Cette famille de jeux s’inspire des gestes agricoles. Sur un plateau alvéolé en bois, les adversaires sèment et récoltent des graines, dans le but d’en récupérer le plus possible. Toutefois, les règles interdisent “d’affamer” l’autre, en les lui ramassant toutes», décrit Selim Krichane. Le public est invité à essayer. L’exposition offre d’ailleurs de nombreuses possibilités de mettre les mains à la pâte (ou aux manettes).

Un peu plus loin dans le château, la salle Naturomania propose plus de trente jeux, vidéo ou de plateau, datant des années 50 à aujourd’hui. L’éventail des approches de la nature s’étend de Wild Life, dans lequel on s’enrichit en embastillant des animaux menacés, jusqu’à Wingspan, destiné aux passionnés d’ornithologie, ou à Cascadia, qui met en scène les écosystèmes de l’ouest des Etats-Unis, ours et élans inclus. Dans le monde ludique, «la nature est souvent représentée comme un obstacle dont il s’agit de triompher, ou comme un réservoir de ressources à extraire, à accumuler et à utiliser, pour se développer ou pour vaincre ses adversaires», explique Selim Krichane. Catan, Terraforming Mars et Civilization en sont des exemples. D’autres imaginaires fleurissent en parallèle. Le directeur du musée évoque deux jeux vidéo à tester dans l’exposition, Abzû et Terra Nil (voir l’encadré ci-dessous). Très contemplatif, le premier nous incite à endosser virtuellement une tenue de plongée pour une balade poétique dans les fonds marins, tandis que l’autre nous confie la mission de restaurer un écosystème dévasté.

Planète Jeux ne donne pas de leçon de morale. Le public peut également prendre les manettes pour devenir un baron du forage pétrolier dans Turmoil, ou employer des ressources naturelles pour construire des usines de manière rationnelle sur une exoplanète, avec Satisfactory! Le jeu éveille donc toutes sortes d’imaginaires et nous envoie musarder dans des réalités alternatives. Mais quel est son impact dans le monde matériel? L’exposition traite de l’empreinte écologique des pratiques ludiques. À titre d’exemple, «nous présentons la première édition des Châteaux de Bourgogne, sortie en 2011. Elle était plutôt légère en matériel, note Selim Krichane. Une nouvelle version, de 2024, consiste en deux énormes boîtes pleines de figurines en plastique. On observe une forme de surenchère dans l’industrie.»

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(Depuis en haut à g., dans le sens des aiguilles d’une montre) Isaac Pante, maître d’enseignement et de recherche. Lina Picasso, chargée de recherche à l’UNIL. Yannick Rochat, professeur assistant à la Section des sciences du langage et de l’information. Carlo Rossel, étudiant de master en Humanités numériques. Selim Krichane, docteur en Lettres de l’UNIL et directeur du Musée Suisse du Jeu. Guillaume Reymond (artiste, bureau NOTsoNOISY). Nicole Chuard © UNIL

Toujours créative, cette dernière propose des jeux qui ne sont utilisables qu’une fois, comme la série des Unlock, variante sur table des Escape Rooms. Dès que l’énigme est résolue par le groupe de participantes et participants, l’effet de surprise s’évapore et la boîte finit sur une étagère ou, mieux, à la ludothèque. Citons encore Risk Legacy ou Pandemic Legacy, dans lesquels le matériel est annoté, voire détruit au fil de la partie.

Afin d’explorer plus en détail la question de l’empreinte des jeux, l’exposition propose deux bornes interactives, nichées dans des supports fabriqués en bois recyclé. L’une d’elles, placée à hauteur d’enfant, a été réalisée pour ce public (la moitié des visiteuses et visiteurs du musée, soit 30000 personnes en 2024, a moins de 16 ans). L’autre a été conçue pour des adultes. Il s’agit d’un projet financé par Interface, le Fonds de soutien à la recherche partenariale de l’UNIL. La conception en a été assurée par une équipe interdisciplinaire, sous la direction de Yannick Rochat, professeur assistant à la Section des sciences du langage et de l’information (Faculté des lettres).

Du côté des grands, l’installation donne à voir des informations qui, jusque-là, étaient dispersées, difficiles à trouver et compliquées à comparer entre elles. Chargée de recherche à l’UNIL dans le cadre du projet, Lina Picasso a justement mené une méta-analyse afin de rassembler les données d’études existantes au sujet «de l’impact environnemental du jeu vidéo et du jeu de société pour trois indicateurs retenus parmi d’autres, soit l’empreinte carbone, l’emploi de ressources minérales et métalliques, et l’émission de particules fines», résume cette ingénieure diplômée de l’EPFL. Ceci, pour le jeu vidéo et celui de plateau.

Dans ce dernier cas, il est ainsi possible, sur la borne, de choisir entre «trois catégories, du jeu de cartes doté d’un petit livret de règles jusqu’à la grande boîte pleine de matériel, puis de se rendre compte, en détail, de leurs impacts environnementaux selon les trois indicateurs choisis, à chaque étape de la vie du produit», décrit Lina Picasso. La fabrication du jeu compte pour beaucoup, bien davantage que son transport ou son élimination.

La mise en scène de données similaires pour le jeu vidéo a constitué un défi, tant les paramètres sont nombreux, tout comme les configurations. Depuis un ordinateur fixe ou une console, certaines personnes pratiquent le Cloud Gaming (en ligne, ce qui fait travailler des datacenters), tandis que d’autres recourent à des programmes installés localement sur un portable, par exemple. «Dans ce domaine, on constate que les impacts proviennent surtout de la fabrication des équipements, plutôt que de leur utilisation», note la chercheuse.

Pour les deux catégories de jeux, un grand effort a été mené «afin que la visualisation des données collectées de différentes sources soit ergonomique et claire», complète Yannick Rochat. La manière de présenter ainsi des informations est justement enseignée dans le cadre de cours donnés par Isaac Pante, maître d’enseignement et de recherche en Section des sciences du langage et de l’information, qui a supervisé le développement des logiciels des bornes.

La borne conçue à l’intention des enfants «les invite à répondre à une dizaine de questions mettant en regard deux pratiques quotidiennes, explique Carlo Rossel, étudiant de master en Humanités numériques et responsable du code informatique qui soutient le dispositif. Par exemple, qu’est-ce qui a le plus d’impact? Manger de la viande ou acheter un ordinateur portable?» Bien entendu, les bonnes réponses rapportent des points. «Nous espérons que les deux approches choisies dans le cadre du projet pourront alimenter le dialogue entre les adultes et les plus jeunes au sujet de leurs pratiques ludiques, note Yannick Rochat. Il ne faut rien dramatiser car ces dernières, au quotidien, possèdent un impact assez minime par rapport à nos activités quotidiennes comme l’alimentation, le logement et les transports. Nous souhaitons plutôt susciter des questions et ouvrir le dialogue.»

La fin du parcours est consacrée aux solutions, qui relèvent comme souvent du bon sens. «Le temps que l’on passe à pratiquer un jeu figure parmi ses facteurs d’impact», note Lina Picasso. Pour prendre un exemple extrême, faire venir de Chine une énorme boîte pleine de jetons en plastique pour n’y passer qu’une heure, tant les règles sont compliquées, est plus dommageable que s’amuser de longues soirées en ligne.

Il faut donc choisir les bons produits, ce qui n’est pas facile au vu de l’offre existante (quelques idées en p. 56). Car «des milliers de jeux de société et de jeux vidéo sortent chaque année. Cette offre engendre une spirale de consommation, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au domaine. Le phénomène existe pour d’autres industries culturelles comme le livre, la musique ou les séries», constate Selim Krichane. Au milieu de cette avalanche, Planète Jeux offre la possibilité au public de tous les âges de découvrir des productions moins connues, réalisées parfois avec le souci d’employer le moins de ressources possibles.

Les jeux exposés au musée témoignent de la richesse des imaginaires déployés autour d’une table ou derrière un écran. «Le jeu nous permet de modéliser une situation qui fait écho à notre monde, ou qui nous plonge dans une réalité alternative. Nous les explorons à fond pendant la partie, ce qui alimente nos réflexions», note Yannick Rochat. «La manière dont nous jouons nous dit quelque chose au sujet de nos interactions avec l’environnement et de notre rapport au monde, au sens large. J’estime qu’en cela, le jeu possède une composante “sérieuse”, renchérit Selim Krichane. Le fait de jouer peut contribuer à nous offrir des solutions, dans le cadre de crises collectives.» Tout au moins, cela nous incite à nous poser des questions. Comme dans une partie d’awélé, Planète Jeux a pour ambition de semer des graines.

Planète Jeux. La Tour-de-Peilz. Musée Suisse du Jeu. Ma-ve 11h-17h30, sa-di 10h-18h (tous les jours pendant les vacances scolaires vaudoises) museedujeu.ch 021 977 23 00. Jusqu’au 1er mars 2026.

Idées ludiques

Atuel (vidéo)

Ce voyage onirique et documentaire au fil d’une rivière en Argentine traite de questions écologiques, dans une approche anthropologique. La bande-son propose des témoignages d’habitants de la région tout comme des informations scientifiques.

Daybreak (vidéo et plateau))

Représentant différentes parties du monde, les participantes et les participants doivent faire face ensemble à la crise climatique au niveau mondial. Il s’agit à la fois de réduire les émissions de carbone et de répondre aux besoins des populations. Par l’auteur de Pandemic.

Earthborne Rangers (plateau)

Basé sur des cartes, ce jeu propose des interactions avec des environnements sous l’angle de la découverte, au travers de différents scénarios. Le matériel a été réalisé de manière écoresponsable, imprimé localement et sans encre chimique.

Frostpunk (vidéo et plateau)

À la fin d’un XIXe siècle alternatif, des éruptions volcaniques ont provoqué un hiver planétaire. Il s’agit de reconstruire des communautés autour d’un générateur à charbon, dans le Nord de l’Empire britannique. Survivre au froid et aux maladies s’avère très difficile!

Terra Nil (vidéo)

Dans ce jeu de stratégie empreint de technosolutionnisme, le but consiste à restaurer la faune et la flore d’un environnement dévasté, plutôt qu’à en exploiter les ressources naturelles. Il faut ensuite quitter les lieux sans laisser de traces.

Les tribus du vent (plateau)

Grâce à des voltigeurs, les joueuses et les joueurs dépolluent des terrains, font pousser des arbres et construisent des villages ou des temples. Les illustrations sont somptueuses. L’auteur de ces dernières, Vincent Dutrait, signe d’ailleurs l’affiche de Planète Jeux.

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