Gleyre raconté par ses élèves-stars

«LE SOIR» Datée de 1843, cette huile sur toile de Charles Gleyre a connu un grand succès. Paris, Musée du Louvre. © akg-images / Erich Lessing
«LE SOIR»
Datée de 1843, cette huile sur toile de Charles Gleyre a connu un grand succès. Paris, Musée du Louvre.
© akg-images / Erich Lessing

Valentine von Fellenberg et ses étudiants, Maéva Besse, Saskia Lacalamita, Mikhail Smirnov, Daniele Colombo, Elodie Dupas, Lara Margiotta et Valeria Badasci, nous ont fait la faveur de nous dévoiler en primeur les premiers résultats de leur travail sur les rapports que Charles Gleyre a entretenus avec quatre artistes de renommée internationale. Merci à eux.

«RÉUNION AUTOUR D’UN BATEAU» Huile sur toile d’Auguste Renoir,1862. Montréal, Maxwell Cummings. © akg-images
«RÉUNION AUTOUR D’UN BATEAU»
Huile sur toile d’Auguste Renoir,1862. Montréal, Maxwell Cummings.
© akg-images

Pierre-Auguste Renoir

Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) a fréquenté l’atelier de Charles Gleyre de novembre 1861 au plus tard et probablement jusqu’en 1864, année de la fermeture de l’atelier. Bien qu’il ait aussi suivi les cours de l’Ecole des Beaux-Arts, il a souligné l’importance de l’enseignement reçu du maître: «C’était chez Gleyre que j’apprenais le métier de peintre.» Nous avons choisi d’analyser l’influence exercée par Gleyre sur les études en plein air de Renoir. En effet, le Suisse encourage ses élèves à peindre hors atelier. En 1862, Renoir réalise sa première œuvre en plein air – Réunion autour d’un bateau -, reprenant clairement des éléments de la composition du tableau Le soir de 1843, qui avait valu à Gleyre un premier grand succès au Salon, avant l’ouverture de son atelier de Paris, la même année.

Tout comme le préconisait Gleyre, Renoir fera de l’étude d’après nature un élément central de son œuvre. Comme il le précise dans sa Grammaire dédiée à tous ceux qui aiment l’art et à ceux qui veulent en faire leur carrière: «Tout individu qui veut faire de l’art doit s’inspirer uniquement des œuvres de la nature. Il doit l’aimer plus que la plus belle maîtresse et s’en nourrir l’esprit et les yeux comme un glouton. Toute œuvre émanant de l’imagination humaine et qui n’a pas pris son système vital dans la nature même, n’est que néant.»

L’artiste constate aussi le dilemme qui existe entre «le travail sur nature avec tous les règlements, les pièges de la lumière du soleil et le travail en atelier avec la froide précision d’une lumière disciplinée». Pendant cette période, Renoir réalise des œuvres qui sont encore loin des harmonies claires et colorées de son style ultérieur. Le groupe de recherche analyse ces œuvres peu étudiées en essayant d’éclaircir la question des divergences de styles. Les sources écrites et les œuvres montrent que Renoir se reconnaissait élève de Gleyre, indiquant même avoir eu une place privilégiée dans l’atelier de son maître. Les changements stylistiques perçus durant les années de sa formation chez Gleyre témoignent de l’influence directe du maître sur son élève. De nombreux éléments présents dans les œuvres de Charles Gleyre se retrouvent dans des peintures tardives de Renoir, soulignant cette parenté artistique continue en dépit de différences notoires.

«WHISTLER DRAWING POYNTER» Dessin à l’encre de Sir Edward John Poynter, 1860. © Freer Sackler - Smithsonian Institution (Washington)
«WHISTLER DRAWING POYNTER»
Dessin à l’encre de Sir Edward John Poynter, 1860.
© Freer Sackler – Smithsonian Institution (Washington)

James Abbott McNeill Whistler

Avant de s’établir à Paris en novembre 1855, James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) s’est déjà fait une image du milieu artistique parisien: il est un admirateur d’Henry Murger et de son roman Scènes de la vie de bohème qu’il connaît par cœur. A peine arrivé au Quartier Latin, Whistler commence à mettre en pratique les idéaux bohémiens en fréquentant des cafés et des spectacles de danse et de théâtre. En juin 1856, il entre dans l’atelier de Gleyre où il tisse jusqu’à son départ, en 1859, de nombreuses relations avec des artistes anglais, notamment avec Edward John Poynter (1836-1919), élèves de Charles Gleyre durant ces mêmes années. Les deux artistes s’approprient plusieurs principes et procédés enseignés par le maître suisse, analysés sur la base de leurs enseignements ultérieurs: Whistler dans son manifeste esthétique et Poynter dans ses lectures académiques.

L’importance des techniques artistiques et de la composition chez Gleyre prend une tournure particulière chez Whistler. Pour lui, la nature contient dans ses couleurs et dans ses formes les éléments de tous les tableaux, comme un clavier contient les notes de toutes les musiques. La raison d’être de l’artiste est de faire un choix en ordonnant consciemment les éléments pour atteindre un résultat beau – comme le musicien qui sélectionne ses notes et ses sons jusqu’à ce qu’il atteigne, partant d’un chaos, une harmonie complète. Demander à un peintre de prendre la nature comme elle est, c’est comme inviter un pianiste à s’asseoir sur le clavier. Alors que Poynter est devenu l’un des porte-parole de la Royal Academy of Arts de Londres, Whistler s’y est démarqué comme une personnalité à part.

«UNE ÉCOLE DE VILLAGE DANS LA FORÊT-NOIRE» Huile sur toile d’Albert Anker, 1858. © Gottfried Keller-Stiftung, Bundesamt für Kultur, Bern, Depositum im Kunstmuseum Bern
«UNE ÉCOLE DE VILLAGE DANS LA FORÊT-NOIRE»
Huile sur toile d’Albert Anker, 1858. © Gottfried Keller-Stiftung, Bundesamt fur Kultur, Bern, Depositum im Kunstmuseum Bern

Albert Anker

Peu de temps après le succès de Gleyre au Salon de 1843 – avec l’œuvre Le soir ou Les illusions perdues – et l’ouverture de son atelier, plusieurs artistes suisses choisissent de prendre leur compatriote pour maître d’atelier. François Bocion (1828-1890) le fréquente de 1845 à 1848 et Albert Anker (1831-1910), de 1854 à 1860. Bocion fait le reste de sa carrière en Suisse, tandis qu’Anker vivra jusqu’en 1890 l’hiver à Paris et l’été en Suisse, entretenant jusqu’à sa mort des liens avec Charles Gleyre.

Anker et Bocion réalisent quelques œuvres dont les sujets sont proches de ceux de leur maître suisse. Suivant l’affinité de Gleyre pour l’antiquité classique et rejoignant ses élèves surnommés les «Néo-grecs», Anker peint, en 1864, Les joueurs d’osselets et, en 1866, Le saute-mouton, deux scènes de genre qu’il intègre dans un décor grec. Bocion peint des paysages mettant en exergue une atmosphère intemporelle. Anker obtient son premier succès à Paris en exposant au Salon de 1859 sa peinture Une école de village dans la Forêt-Noire. Dès lors il est régulièrement exposé au Salon: il reçoit des distinctions et ses œuvres sont achetées par l’Etat français. Les deux artistes s’éloignent alors des thèmes mythologiques de Gleyre. Ils leur préfèrent pour sujets des compositions paisibles et harmonieuses tirées de leur entourage immédiat – des paysages du Léman et des personnages de la campagne bernoise – en accentuant l’instant présent.

«PORTEURS DE BOIS EN FORÊT DE FONTAINEBLEAU» Huile de Claude Monet, 1863. Henry H. and Zoe Oliver Sherman Fund. Photograph © Museum of Fine Arts, Boston
«PORTEURS DE BOIS EN FORÊT DE FONTAINEBLEAU»
Huile de Claude Monet, 1863. Henry H. and Zoe Oliver Sherman Fund. Photograph © Museum of Fine Arts, Boston

Claude Monet

Claude Monet (1840-1926) se rend à Paris en 1859. Il a pour but principal de visiter le Salon et de tisser des liens avec les artistes de la capitale, même s’il souhaite également suivre un enseignement. Il peut paraître surprenant que ce soit l’artiste de genre, Auguste Toulmouche, qui ait conseillé à Monet d’intégrer l’atelier de Charles Gleyre: «Je débarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d’études dont il se déclara enchanté. “Vous avez de l’avenir, me dit-il, mais il faut canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C’est le maître rassis et sage qu’il vous faut.” Et j’installai en maugréant mon chevalet dans l’atelier d’élèves que tenait cet artiste célèbre.»

En 1862, Monet entre dans l’atelier du maître suisse. Gleyre témoigne un intérêt particulier pour le genre du paysage et ses élèves se distinguent dans cette catégorie du Prix de Rome (une des distinctions les plus prometteuses de l’Académie). Cependant, Monet ne se contente pas de la nature en tant qu’objet d’étude, comme l’enseignait Gleyre; il décide de s’y consacrer entièrement: «J’y travaillai [à l’atelier de Gleyre], la première semaine, en conscience, et j’enlevai avec autant d’application que de fougue mon étude de nu d’après le modèle vivant que Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d’après devant moi, il s’assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d’un air satisfait sa tête grave, et je l’entends me dire en souriant: “Pas mal! Pas mal du tout, cette affaire-là, mais c’est trop dans le caractère du modèle. Vous avez un bonhomme trapu: vous le peignez trapu. Il a des pieds énormes: vous les rendez tels quels. C’est très laid, tout ça. Rappelez-vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours penser à l’antique. La nature, mon ami, c’est très bien comme élément d’étude, mais ça n’offre pas d’intérêt. Le style, voyez-vous, il n’y a que ça.” J’étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi l’émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l’essence même, la raison d’être unique de l’art, n’existait pas pour cet homme [Gleyre]. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas né pour recommencer à sa suite Les illusions perdues et autre balançoires. Alors à quoi bon persister ?»

Monet quitte l’atelier une année après son entrée. Néanmoins, l’atelier de Gleyre remplit une fonction essentielle pour ce peintre par le réseau d’artistes qui s’y construit. Au moment où il fréquente l’atelier de Gleyre et de son élève Pierre-Auguste Renoir (à la fin de l’année 1862), Frédéric Bazille (1841-1870) et Alfred Sisley (1839-1899) y font également leur entrée. Ainsi le maître suisse ne prépare pas seulement un terreau propice à la peinture en plein air, mais il offre aussi le lieu de rencontres aux artistes que Louis Leroy nommera plus tard les impressionnistes.

Article principal : Charles Gleyre, le Vaudois sans qui l’impressionnisme ne serait peut-être pas né

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