Game of Drones

Image tirée d’un reportage sur la formation des opérateurs de drones, dans une base aérienne du Nouveau-Mexique (USA). Il s’agit d’un exercice et la silhouette humaine a été générée par ordinateur. © Keystone/Kontinent/Ola Torkelsson
Image tirée d’un reportage sur la formation des opérateurs de drones, dans une base aérienne du Nouveau-Mexique (USA). Il s’agit d’un exercice et la silhouette humaine a été générée par ordinateur. © Keystone/Kontinent/Ola Torkelsson

Les Etats-Unis emploient des drones pour pister et éliminer leurs adversaires. L’armée suisse cherche à en acheter. Le Service de renseignement de la Confédération pourrait en utiliser pour des missions de surveillance. Les particuliers ont la possibilité d’en acquérir facilement et de les équiper d’une caméra. Enfin, à l’UNIL et ailleurs, des chercheurs les utilisent dans un but scientifique… Quel monde nous prépare la multiplication des drones?

Le 1er novembre 2013, une frappe de drone américaine tuait Hakimullah Mehsud, au Waziristan du Nord, l’une des régions tribales du Pakistan. Ce chef militaire taliban figurait sur la liste des Most Wanted Terrorists établie par le FBI. Loin d’être un cas isolé, la mort de cette personnalité s’inscrit dans une politique menée depuis une décennie. En effet, l’utilisation d’engins volants sans pilote pour éliminer des leaders ennemis des Etats-Unis, où que ce soit dans le monde, a été initiée par George Bush Jr. Mais cette pratique est surtout caractéristique de la présidence de Barack Obama. Selon le magazine New Yorker du 6 mai 2013, le président démocrate a autorisé plus de 300 frappes sur le sol pakistanais depuis 2009, contre 48 pour son prédécesseur républicain.

Commandés par des opérateurs installés à des milliers de kilomètres, les drones font désormais partie des conflits contemporains. Si une partie d’entre eux est équipée de missiles, la majorité effectue des missions de surveillance en haute altitude. Ils volent régulièrement en Irak et en Afghanistan, ainsi que dans des pays avec lesquels les Etats-Unis ne sont pas en guerre, comme le Yémen, la Somalie et le Pakistan.

Les frappes ont provoqué la mort de 3000 à 4000 personnes selon les sources, un décompte rendu très difficile par le secret qui entoure les opérations, souvent menées par la CIA. Parmi les tués figurent des civils, ce qui attise la haine des populations touchées envers les USA. Des ONG comme Human Rights Watch et Amnesty s’en indignent également. Cette dernière parle de «crimes de guerre», dans un rapport du 22 octobre 2013.

Nouveautés technologiques, les drones bousculent le droit international, ainsi que les notions de combattant, de champ de bataille, de guerre et même d’héroïsme.

Théorie de la guerre juste
Comment peut-on juger de la légitimité de l’utilisation de ces appareils? A l’occasion d’un séminaire, Michel Bourban, assistant en Section de philosophie, s’est penché sur les problèmes éthiques posés par les conflits contemporains. La «théorie occidentale de la guerre juste, qui remonte à l’époque romaine», constitue l’une des bases du Droit international humanitaire (DIH), dont les Conventions de Genève sont l’un des traités fondamentaux. Elle contient deux parties: «le jus ad bellum – ou droit de la guerre – qui essaie de limiter le nombre de fois où les pays entrent en guerre», explique le chercheur.

L’autre versant s’appelle le jus in bello, ou droit dans la guerre. Ce dernier requiert notamment de prendre en compte «deux facteurs: la discrimination et la proportionnalité». Premièrement, les combattants ne doivent jamais prendre des civils pour cibles de manière délibérée. Ensuite, les moyens utilisés doivent être proportionnels aux fins que vise la guerre, afin d’éviter de provoquer des maux superflus. Dans un document daté du 15 mai 2013?, le président du CICR Peter Maurer a également insisté sur l’idée que les armes qui permettent de mener des attaques plus précises, et ainsi éviter ou minimiser les pertes civiles, sont préférables aux autres.

Chargé de cours au Centre de droit comparé, européen et international, Daniel Rietiker s’est intéressé à la question des armes dans le cadre de sa thèse. «Les Conventions de Genève ne prévoient pas de règles particulières au sujet des drones, qui sont considérés comme des armes conventionnelles», explique-t-il. Au contraire des mines antipersonnel et des armes chimiques, par exemple, ils ne sont pas non plus expressément interdits par des conventions spécifiques.

Les robots volants «présentent d’autres avantages, par rapport à des alternatives comme des frappes aériennes, ou un déploiement de troupes au sol», note Michel Bourban. Ils permettent d’observer le terrain pendant de longues périodes avant une attaque, des informations utilisées ensuite par les services de renseignements pour décider du moment et du lieu d’un tir éventuel, à l’écart de la population.

Les drones ne sont pas prohibés, et ils répondent en théorie aux critères de discrimination et de proportionnalité. «Mais la pratique actuelle est encore trop permissive, estime le philosophe. On ne connaît pas suffisamment les critères des frappes, et nous n’avons pas de rapports officiels clairs et pertinents sur les civils touchés.» Une confusion alimentée par le silence des Autorités américaines et par les obstacles que rencontrent les ONG lorsqu’elles cherchent à récolter des informations sur les dégâts commis dans des zones comme les régions tribales du Pakistan: ici l’administration Obama devrait faire preuve de plus de transparence.

Guerre globale?
«Les Conventions de Genève s’appliquent dans les conflits, même en dehors d’une déclaration de guerre formelle entre Etats, expose Daniel Rietiker. Ce qui est déterminant, ce sont les faits.» En l’occurrence, la difficulté vient du fait que les Etats-Unis frappent dans des pays avec lesquels ils ne sont pas en conflit, parfois même avec un certain consentement de la part des gouvernements concernés. Une différence importante qui «plaide contre l’application du Droit international humanitaire», note le chargé de cours.

Un point de vue soutenu par Peter Maurer, président du CICR. Ce dernier cite le cas d’une personne qui prend part à des hostilités depuis le territoire d’un Etat non belligérant. S’agit-il d’une cible légitime en Droit international humanitaire? L’organisation humanitaire est d’avis que ce n’est pas le cas. Car sinon, «[…]?cela signifie que le monde entier est un champ de bataille potentiel?[…]». Evidemment, les Etats-Unis «aimeraient bien, au contraire, que le Droit international humanitaire s’applique, car cela leur donne le droit d’attaquer des objectifs militaires où ils le souhaitent, et donc de tuer», ajoute Daniel Rietiker.

Conflit peu intense
Comme on l’a vu, un conflit armé est nécessaire pour activer le Droit international humanitaire, qui exclut expressément les «troubles intérieurs» et les«tensions internes». De plus, «si le DIH ne s’applique pas, ce sont les Droits de l’Homme et le droit national interne de l’Etat concerné qui prennent à priori le relais», indique Daniel Rietiker. D’où une question importante: la lutte menée par les Etats-Unis – hormis en Irak et en Afghanistan – est-elle assez intense pour être qualifiée ainsi? «Après le 11-Septembre, elle pouvait l’être. Mais aujourd’hui, je ne suis pas convaincu que cela soit encore le cas», remarque le chargé de cours.

Qui se bat?
Les Conventions de Genève prévoient que les combattants ou les personnes qui prennent part aux hostilités doivent en tout temps se distinguer des civils non impliqués, que ce soit par le port d’un uniforme ou d’armes visibles. Les guerres contemporaines défient cette conception. «Si un terroriste voyage sans armes ou se cache dans un autre pays, est-il encore formellement un combattant?», se demande Daniel Rietiker.

Ce même personnage pourrait être observé en train de prendre le thé et de parler avec des connaissances. Ces derniers en deviennent-ils pour autant des cibles susceptibles d’être supprimées avant qu’elles ne commettent un hypothétique acte violent? «De mon point de vue, une frappe préventive n’est ni éthique ni légale, car elle se fonde sur le doute plutôt que sur la connaissance», observe Michel Bourban. Une telle élimination, non discriminante, se heurte au jus in bello. Le philosophe est moins critique avec l’idée de frappe préemptive, qui se justifie en cas de danger imminent, établi par des renseignements solides. Mais le secret qui entoure les opérations (et les motivations des frappes) rend la distinction entre prévention et préemption difficile à établir pour les observateurs.

Bataille de lâches?
Les pilotes de drones ne prennent aucun risque physique. «De manière traditionnelle, le droit de tuer dans la guerre se justifie par le danger réciproque que les combattants se posent les uns aux autres, note Michel Bourban. Si ce principe est interprété comme entraînant forcément une lutte au corps-à-corps, l’arbalétrier médiéval qui tirait sur un chevalier depuis une meurtrière se battait de manière illégitime; il faudrait donc cesser de mettre en avant cette interprétation du droit de tuer, qui est dépassée depuis longtemps.»

En avril 2013, le Pentagone a dû renoncer à son intention de créer une médaille destinée à récompenser les opérateurs de drones et les soldats de la cyberguerre. Cette Distinguished Warfare Medal a suscité l’indignation des vétérans et des militaires actifs, qui estiment qu’il existe une différence entre le combat au sol et devant un clavier. «La différence est moins à comprendre du point de vue légal (les pilotes de drones sont des combattants légaux) que de celui de l’éthique de la vertu: c’est parce que ce sont des soldats ne faisant plus preuve de courage qu’on hésite tant à les décorer.»

Pour Michel Bourban, «toute stratégie qui vise à limiter les risques pris par les soldats d’un camp, sans exposer davantage les civils, est préférable». La distance qui sépare un risque très faible du risque zéro «n’est pas pertinente» pour le philosophe. Il ne fait pas de sens de critiquer l’opérateur de drones à cause de sa distanciation par rapport à sa cible sans en même temps condamner le sniper, l’équipage du bombardier à très haute altitude ou l’artilleur qui expédie un missile depuis un navire. Auquel cas, «la guerre deviendrait impossible, ou serait toujours injuste. Le pilote de drone n’est pas plus lâche que ces autres combattants; il est simplement moins vertueux.»

La valorisation du péril encouru relève du paradoxe. Car «l’aversion des populations face à la perte de leurs soldats est une bonne explication au succès des drones», ajoute encore Michel Bourban. Ces appareils ne sont ainsi pas la cause mais la manifestation d’un nouveau type de conflit, la guerre «post-héroïque».

Supériorité… temporaire
Cette guerre nouvelle reste pour l’heure l’apanage des Etats-Unis, qui sont les principaux utilisateurs de robots volants de combat dans des opérations ciblées se déroulant hors de leur territoire. Mais leur supériorité va être rapidement remise en question, car plusieurs dizaines de pays en possèdent aujourd’hui. Dans un texte du 20 avril 2012, James Ross, directeur des Affaires juridiques et politiques à Human Rights Watch, se demande «ce que diront les USA si la Russie ou la Chine, se basant sur la même approche, attaquaient ceux qu’ils estiment être leurs ennemis dans les rues de New York ou de Washington?».

La Suisse n’est pas à la traîne
Dans notre pays, l’armée devrait acquérir cette année plusieurs appareils israéliens – non armés. Ils serviront à mener des reconnaissances aériennes et à soutenir les gardes-frontières. Au civil, l’idée d’utiliser des drones dans un but de surveillance fait également son chemin. Mis en consultation ce printemps, le Projet de Loi fédérale sur le Service de renseignement civil autoriserait en l’état l’embarquement des caméras sur des drones, comme l’explique Sylvain Métille, chargé de cours à l’UNIL, sur son blog?.

Mais pour cet avocat spécialiste des nouvelles technologies, il ne s’agit là que d’un aspect marginal du texte. Car «la vraie nouveauté est que le Service de renseignement de la Confédération pourra utiliser des micros et des caméras dans n’importe quel espace public, sans aucun contrôle judiciaire». Le projet de loi doit être maintenant soumis au Parlement.

Mon voisin sur YouTube
Il n’y a pas que les services secrets qui s’intéressent à ces machines volantes: tout le monde peut en acquérir une pour quelques centaines de francs, plus le prix d’une caméra. YouTube propose de nombreuses vidéos prises par des amateurs depuis les cieux helvétiques. En matière de navigation, les règles sont fournies par l’Office fédéral de l’aviation civile: «Aucune autorisation n’est nécessaire pour les modèles dont le poids est égal ou inférieur à 30 kg. Le pilote doit toutefois maintenir un contact visuel permanent avec le drone.» Il faut en outre conclure une assurance responsabilité civile.

En matière de protection des données, la question se corse. Si, grâce à un tel engin, vous filmez votre voisin installé dans son jardin clôturé ou l’intérieur de l’appartement de votre voisine au travers des fenêtres de son immeuble, «cela pose deux problèmes», note Sylvain Métille. «Le Code pénal – article 179?quater – interdit la prise de vue dans le domaine secret.» Ensuite, en ce qui concerne la protection des données, le pilote doit obtenir «le consentement libre et éclairé de la victime, et lui permettre de refuser sans subir de préjudice». Seuls un intérêt prépondérant ou une obligation soutenue par une base légale permettent de passer outre: un simple motif de divertissement n’en fait pas partie. En prime, prendre ces images, les conserver, les modifier et les rendre disponibles en ligne constituent quatre traitements de données et autant de violations de la Loi sur la protection des données (LPD)…

Filmer des personnes identifiables dans un espace public constitue également une atteinte à la personnalité selon la LPD. Ces dernières peuvent user de leur «droit d’accès» prévu dans l’article 8 de la Loi sur la protection des données. Cela consiste à demander à l’utilisateur du drone de leur montrer les images tournées et d’effacer celles qui les concernent, ou de donner leur accord selon le cas. Une discussion préférable à la solution radicale qui consiste à abattre l’engin en vol d’un coup de fusil. «Vous commettriez un dommage à la propriété et vous devriez rembourser l’appareil», note l’avocat.

Ce dernier constate que les propriétaires de drones ne sont pas malhonnêtes, mais qu’ils ignorent la loi. Sylvain Métille propose l’établissement d’un «permis, avec l’obligation d’enregistrer les appareils. L’autorité pourrait ainsi rappeler leurs devoirs aux utilisateurs.» Un message de sensibilisation à faire passer, alors que l’enthousiasme pour les drones s’envole.

Lire également

Entretien avec Michel Bourban
Entretien avec Daniel Rietiker
Entretien avec Sylvain Métille
Article suivant: Quand les drones font décoller la science

Laisser un commentaire