Peut-on choisir son domicile fiscal?

Étudiants, jeunes adultes, propriétaires de résidences secondaires, salariés loin de leur famille ou adeptes du télétravail… Nombreux sont ceux qui vivent à cheval entre deux logements. Au pays du fédéralisme, chaque canton a des prérogatives fiscales. Mais comment se partagent-ils nos impôts?

© Jehan Khodl

Travailler à Lausanne et vivre en Valais, à Fribourg ou à Neuchâtel, bref penduler entre deux régions, n’a rien d’extraordinaire. On peut avoir déposé ses papiers à un endroit et exercer son métier ailleurs. Dans un parcours de vie, il est de plus en plus fréquent de se retrouver à cheval sur plusieurs cantons. Ce qui n’est pas sans conséquences sur sa déclaration d’impôts.

Pour ceux qui ont un logement dans un canton et un emploi dans un autre: l’équation est simple. Selon la loi, c’est le lieu d’habitation – autrement dit l’endroit où l’on passe la nuit, qui détermine son domicile fiscal. Les choses se compliquent lorsqu’une personne partage son temps entre deux logements, situés dans deux cantons différents. Entre les salariés qui rejoignent leur famille le week-end, les détenteurs d’une résidence secondaire, les étudiants ou les jeunes adultes qui rentrent régulièrement chez papa/maman, cette forme de mobilité s’est banalisée. Une tendance renforcée avec la généralisation du télétravail qui permet précisément de partager son temps entre le bureau et un logement situé, pourquoi pas, à l’autre bout de la Suisse.

Mais quand on a un pied ici et un autre là, où paie-t-on ses impôts? Au pays du fédéralisme, un contribuable peut-il choisir son domicile fiscal? La question a fait les gros titres des médias au printemps 2023. Alors nouvelle Conseillère d’État vaudoise, Valérie Dittli s’est retrouvée au cœur d’une polémique, car elle n’avait jamais payé le moindre centime d’impôt dans le canton dont elle dirige les Finances. Dans son livre sur le traitement de l’affaire (Partie de chasse. La non-affaire Dittli), l’avocat fiscaliste et professeur de droit à l’Université de Lausanne Yves Noël consacre un chapitre à éclairer la question du domicile fiscal.

Ce qui a pesé dans le cas de la politicienne d’origine zougoise, c’est son jeune âge. Valérie Dittli a soutenu sa thèse en droit à l’Université de Lausanne, ville où elle a brièvement déposé ses papiers en 2021, lorsqu’elle s’est présentée aux élections communales, avant d’échouer, de rétablir son domicile principal à Zoug, puis de revenir sur les bords du Léman en 2022, pour la course au Gouvernement vaudois. La tempête médiatique autour de ce va-et-vient a donné lieu à une expertise indépendante qui a blanchi Valérie Dittli. Non, elle n’a pas enfreint la loi durant la période au cours de laquelle elle a conservé son domicile fiscal chez ses parents dans le canton de Zoug, tout en ayant une vie active à Lausanne, notamment comme assistante-doctorante en droit à l’UNIL. Ses liens avec son canton d’origine ont été considérés comme prédominants. Tout comme le fait qu’elle avait moins de 30 ans, un seuil décisif quand il s’agit de déterminer le domicile fiscal d’une personne qui «navigue» entre deux cantons.

La limite des 30 ans

Durant les années d’études, et la période du premier emploi, les liens familiaux peuvent être considérés comme particulièrement forts, et peser plus lourd dans la balance fiscale, face au lieu de vie ou de travail. Les étudiants qui s’installent à un endroit pour suivre une formation ne le font pas forcément avec l’intention d’y rester durablement. Et ça compte sur le plan fiscal.

Plus tard dans la vie, c’est au contraire le lieu de travail qui devient déterminant, en principe. Concrètement, si après 30 ans – ou cinq années de travail consécutives – une personne n’a toujours pas déposé ses papiers là où elle exerce son métier et loge durant la semaine, le fisc pourrait bien lui envoyer un questionnaire pour s’expliquer sur la façon dont elle organise sa vie. Rentrer le week-end chez ses parents ne sera, a priori, plus considéré comme un argument pour y conserver son domicile fiscal.

L’âge est un élément-clé pour déterminer le lieu de taxation. Il y en a d’autres, qui ne sont pas toujours aussi clairs et nets. «En ce qui concerne les personnes de plus de 30 ans, on se retrouve fréquemment dans des zones grises», admet Yves Noël. Pas facile, d’ailleurs, pour le contribuable lambda de s’y retrouver. La Constitution offre des garanties très générales. D’abord, la liberté de s’établir où bon nous semble, comme le relève le spécialiste: «Entre deux situations fiscales, vous avez le droit de choisir la moins coûteuse en termes d’impôts, pour autant que vous restiez dans le cadre légal. La seule réserve serait un domicile fictif.»

Et si vous possédez deux adresses bien réelles, dans deux cantons différents? La Constitution interdit simplement la double imposition pour le même gain. Un contribuable sera donc taxé par un canton ou un autre, mais pas les deux. Quant à savoir lequel, le texte ne le précise pas. Pour déterminer le canton qui pourra taxer et celui qui ne pourra pas, on entre dans un système de règles aux contours parfois flous, balisé par les décisions du Tribunal fédéral. C’est son épaisse jurisprudence fiscale qui sert de référence légale, parce qu’aucune loi fédérale n’a jamais été élaborée par le Parlement pour définir un domicile principal ou secondaire, explique Yves Noël: «Nous nous trouvons, en Suisse, dans une situation de case law à l’anglo-saxonne.»

Yves Noël. Avocat fiscaliste et professeur associé au Centre de droit public et au Centre de droit notarial (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Nicole Chuard © UNIL

Questions indiscrètes

Une chose est sûre, si votre cœur balance entre deux maisons, le fisc, lui, se fiche des élans affectifs. Il s’appuie sur des éléments bien tangibles. Votre domicile principal sera celui qui coïncide avec votre centre d’intérêts vitaux. Une notion en soi assez subjective. Et comme elle n’est définie dans aucune loi, «cela peut donner lieu à des questions relativement indiscrètes de la part de l’administration fiscale», relève Yves Noël.

Imaginons un contribuable qui s’est bien annoncé auprès du Contrôle des habitants de ses deux lieux de vie et a fait le choix de déposer ses papiers d’un côté plutôt que de l’autre, donc d’y payer ses impôts. L’autorité fiscale de la résidence secondaire, qui n’encaisse rien, peut décider d’investiguer afin de s’assurer qu’elle ne passe pas à côté d’une source de revenu. Elle est en droit de réclamer toutes sortes d’informations, à la fois détaillées et potentiellement intimes: la surface des deux logements, l’appartenance à un club de sport, à un groupe de musique, à des associations, un concubinage, l’adresse du médecin traitant ou du dentiste, les factures d’électricité. «On peut même vous demander des relevés de cartes de crédit pour voir si vous faites vos courses à la Coop de Champéry plutôt qu’à celle de Lausanne», ajoute Yves Noël. 

Le contribuable peut refuser de livrer ces informations, ou contester une décision. Il arrive aussi qu’il se retrouve au cœur d’une bataille fiscale entre deux cantons qui veulent tous deux le taxer. Son cas peut alors remonter jusqu’au Tribunal fédéral.

Vie de famille ou célibataire

Toutes les doubles domiciliations ne donnent pas lieu à une guerre fiscale entre cantons. Certaines situations ont été tranchées de manière claire par le Tribunal fédéral. C’est le cas des contribuables séparés de leur famille durant la semaine pour le travail et qui rejoignent leur conjoint et leurs enfants le week-end. Ils peuvent faire valoir leur domicile familial en tant que domicile principal – et donc fiscal, même s’ils n’y passent pas la plus grande partie de leur temps. Dans ce cas, la vie privée prédomine.

En revanche, un ou une célibataire sans enfant qui passerait également tous ses week-ends dans un canton différent de celui où il (ou elle) exerce son métier, pourra difficilement prétendre à la même appréciation. Après l’âge de 30 ans, le lieu de travail pèsera beaucoup plus lourd dans la balance.

Partie de chasse. La non-affaire Dittli. Par Yves Noël. Infolio (2023), 112 p.

Impôts moitié-moitié

Si la Constitution empêche un même contribuable d’être taxé à deux endroits, il existe des exceptions. La jurisprudence prévoit un «domicile alternant moitié/moitié», assorti d’une taxation à parts égales d’un côté et de l’autre. Un cas de figure qui n’a cependant pas été prévu pour des adeptes du télétravail ou des retraités qui passeraient l’hiver en ville et l’été dans un chalet de montagne. Cette imposition séparée «s’applique à des cas assez rares concernant des métiers saisonniers, précise Yves Noël. Par exemple, des salariés actifs dans le tourisme ou l’hôtellerie qui travailleraient six mois dans une station de ski et six mois sur la Riviera.»

Autre exception qui prévoit d’imposer quelqu’un à deux endroits, celle d’un dirigeant dont l’entreprise serait établie dans un canton, tandis qu’il serait, pour sa part, domicilié dans un autre. La jurisprudence admet alors une taxation partagée, pour autant que la responsabilité et l’engagement professionnels du contribuable soient conséquents.

L’ère du télétravail

Dans la plupart des cas, établir le domicile qui déterminera le canton de taxation nécessite de pondérer différentes circonstances objectives de la vie des individus. Puisqu’il faut démontrer à quel endroit les liens les plus étroits ont été tissés. Dans ce contexte, le télétravail s’impose comme un nouvel élément à prendre en compte. Que dire, en effet, de ceux qui ne passent plus que deux jours au bureau, contre cinq jours dans un autre canton (home office et week-end compris)? Certains experts fiscaux penchent déjà pour que ces jours de télétravail soient comptabilisés à l’endroit où a lieu le home office.

Le Tribunal fédéral, lui, ne s’est pas expressément prononcé sur la question. Mais ce qui était considéré comme extraordinaire durant la pandémie de Covid est entré dans les mœurs. L’autorité judiciaire suprême de la Confédération sera donc sans doute amenée à fixer de nouveaux critères dans les années à venir.

Double résidence: les trois âges de la vie
© Jehan Khodl

Les étudiants

Pour les étudiants ou les jeunes adultes qui décrochent un premier job, résider proche de son école ou de son employeur n’implique pas de devoir y payer ses impôts. Des liens forts avec un domicile familial situé ailleurs pèsent plus lourd. Mais après l’âge de 30 ans (ou cinq années de travail consécutives), rentrer le week-end chez ses parents ne sera, a priori, plus considéré comme un argument pour y conserver son domicile fiscal.

© Jehan Khodl

Les familles

La famille d’un côté, le travail de l’autre. Certains passent les week-ends avec leur conjoint et leurs enfants au domicile familial, tout en séjournant dans un autre canton, à proximité de leur bureau, durant la semaine. Bien que le temps comptabilisé sur le lieu de travail plaide en faveur d’une taxation à cet endroit, les liens familiaux font pencher la balance dans l’autre sens. Dans ce cas, le lieu de vie de la famille définit le domicile fiscal.

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Les retraités

À la retraite, certains vivent à cheval entre deux domiciles, peut-être l’hiver en ville et l’été à la montagne. Impossible de payer ses impôts moitié d’un côté et moitié de l’autre. L’endroit où les liens sont les plus étroits détermine le domicile fiscal. Ce qui n’est pas toujours évident. Le canton de Vaud conteste régulièrement la situation de contribuables ayant migré vers le Valais où le climat, comme l’impôt sur les successions, est plus doux.

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