Des chercheurs en bio-informatique de l’UNIL ont découvert les étonnantes capacités d’une famille de poissons, les demoiselles, qui améliorent la compréhension de l’évolution des espèces. Pendant que les herbivores jardinent, les poissons-clowns profitent des appartements spacieux des anémones de mer dans les récifs coralliens.
Qui n’a pas craqué sur l’attendrissante histoire de Nemo, poisson-clown orphelin de mère, créé par les studios Pixar? Sur son père Marin, exemplaire, qui part à la recherche de son fils handicapé d’une nageoire qui a été kidnappé par un plongeur? Trop mignon pour être vrai. «Dans le film Le monde de Nemo, tout est scientifiquement incorrect», déclare Glenn Litsios, doctorant au Département d’écologie et évolution (DEE) à l’UNIL. Avec l’équipe du professeur assistant Nicolas Salamin, il participe à une étude sur l’évolution de la famille des demoiselles, ou pomacentridés, des poissons très colorés que l’on trouve dans tous les récifs coralliens de la planète depuis 50 millions d’années. D’après les résultats des dernières recherches, il s’avérerait que la vie des poissons-clowns, qui appartiennent à cette famille, est beaucoup moins aventureuse que dans le dessin animé qui a ému la terre entière.
A telle spécialisation telle niche écologique
Chez les demoiselles, on compte 350 espèces qui ont toutes des habitudes très distinctes. «Nous avons remarqué en modélisant l’évolution des niches écologiques de chacune, c’est-à-dire les conditions environnementales qui permettent aux espèces de survivre, qu’il existait des différences marquées selon le régime alimentaire choisi», indique Nicolas Salamin.
Aujourd’hui, il y a à peu près 50% de planctivores (carnivore qui mange du plancton), 30% d’omnivores (détritivores compris) et 20% d’herbivores. «Les planctivores et omnivores sont généralistes. Ils trouvent donc de la nourriture n’importe où dans l’océan et peuvent agrandir leur territoire. Tandis que les herbivores auront tendance à avoir un comportement de fermier casanier (lire ci-dessous), et évoluent moins vite.»
Les bio-informaticiens ont étudié la généalogie des demoiselles sur 50 millions d’années. Sur une base génétique: des échantillons de nageoires reçus du monde entier ont rendu possible l’extraction d’ADN et ainsi, de séquencer différents gènes. «C’est ce que nous approfondissons en ce moment, après avoir découvert qu’un petit groupe de 30 espèces de planctivores, les poissons-clowns, évoluait plus vite que la majorité des autres demoiselles», signale Nicolas Salamin.
L’atout des poissons-clowns
Et pourquoi ces jolis poissons rayés aux couleurs qui tournent autour du rouge évoluent-ils plus rapidement? Grâce aux anémones de mer dans lesquelles ils ont un jour, il y a 5 à 10 millions d’années, décidé d’élire domicile. «Nous avons pu démontrer qu’il s’agissait d’une radiation adaptative, autrement dit d’une explosion d’espèces due au mutualisme entre le poisson-clown et l’anémone, révèle Nicolas Salamin. Une double radiation en fait, car l’évènement s’est passé à la fois en Indonésie (dans l’océan Pacifique) et près de Madagascar (dans l’océan Indien) jusqu’à la mer Rouge. Cela a provoqué un grand changement évolutif, très rare dans le milieu marin. Chaque espèce s’est adaptée à des environnements différents, a changé de morphologie, et de façon très rapide, en fonction de sa spécialisation aux anémones. Nous analysons actuellement leur génome pour comprendre quels gènes peuvent être à l’origine de cette radiation.» Glenn Litsios précise que l’idée de s’installer dans une anémone, un emplacement où personne d’autre ne vivait, a précipité l’évolution. «Chaque espèce de poisson-clown colonise une espèce d’anémone particulière. Il y a donc moins de liens entre les populations, moins d’échanges de gènes et cela donne naissance à d’autres nouvelles espèces.»
Une entente mutuelle salutaire
Pour une raison encore inconnue, l’anémone de mer (ortie de mer ou actiniaire), pleine de cellules urticantes, ne voit pas dans le poisson-clown un ennemi. Selon Glenn Litsios, il se passe quelque chose au niveau de leurs peaux. Lorsqu’un de ses tentacules touche un poisson-clown, c’est comme si elle se touchait elle-même. «En gros, ils ont emménagé dans des maisons vides sûres dont ils ont réussi à trouver la clé, rigole le biologiste. Poissons-clowns et anémones sont mutualistes, car ces partenaires vont bénéficier positivement de leur relation symbiotique.» Jamais il ne viendrait à l’idée des habitants d’une ortie de mer de s’éloigner de plus de deux mètres de leur demeure. Ils n’en sortent que pour manger des copépodes (des crustacés, ce qui en fait des zooplanctivores) et reviennent illico se cacher pour éviter d’être dévorés par d’autres poissons. «De leur côté, les anémones vont être protégées de leurs propres prédateurs par leurs hôtes qui vont les défendre de manière très agressive, car il s’agit aussi de leur territoire», observe le doctorant. Des plongeurs sont parfois ébahis par les assauts téméraires de ce petit animal d’une dizaine de centimètres qui fonce vers leur masque pour les effrayer.
D’autres chercheurs ont aussi démontré que durant leur sommeil, les poissons-clowns bougent beaucoup, ce qui aide l’anémone à mieux s’oxygéner. «L’anémone respire par la peau, développe Glenn Litsios. Faire bouger ses tentacules favorise les échanges gazeux, ce qui augmente son métabolisme et lui permet de grandir significativement plus vite qu’une anémone sans poisson-clown.» De la sorte, le mutualisme va augmenter leur espérance de vie, jusqu’à 40 ans pour un poisson-clown et 100 ans pour une actiniaire! «Cette longévité est extraordinaire, souligne le professeur Nicolas Salamin. Dans l’océan, un animal de quelques centimètres vit deux ou trois ans au maximum et finit dans l’estomac d’un autre dans la majorité des cas. Quant à l’anémone de mer, qui croît très lentement, la présence de résidents lui permet d’atteindre jusqu’à 1 mètre de diamètre, ce qui est énorme. Quand elle meurt, tous meurent, car les poissons-clowns n’ont presque aucune chance de retrouver une autre anémone vide.»
Une vie de famille particulière
La structure sociale des poissons-clowns à l’intérieur de l’anémone de mer est encore plus surprenante. Et elle explique aussi la longévité accrue des espèces. A l’intérieur de la maison anémone vivent un svelte monsieur soumis et une dodue madame dominante poisson-clown, entourés de juvéniles à l’extérieur (qui ne sont encore ni femelle ni mâle). Madame, reine des lieux, pond jusqu’à 200 œufs sur le pied de sa demeure. «Le job du mâle est alors de bouger autour de sa progéniture afin que la ponte ne moisisse pas, explique Glenn Litsios. Ensuite, à l’état larvaire, entre l’œuf et le juvénile, les petits vont quitter l’anémone parentale, se laisser prendre par le courant durant près de dix jours et essayer de trouver une autre maison qui les accueille, où ils vont se fixer. Très peu survivront lors de cette expédition.» Ces bébés ne connaîtront donc jamais leur papa et leur maman…
Plus étrange encore, une mère Nemo a d’abord été un père Nemo, et bien avant un juvénile, qui a passé des années à attendre sa métamorphose. Car les poissons-clowns sont hermaphrodites. «La transformation du mâle en femelle reste peu courante, on remarque plutôt l’inverse dans la vie animale», éclaire Nicolas Salamin. Lorsque dame poisson-clown décède, son partenaire de toujours prend sa place et se métamorphose en reine. Son suivant, un juvénile, devient lui son mâle. «Il faut s’imaginer que ce sont des Dalton, simplifie Glenn Litsios. Ils sont disposés par taille et la hiérarchie est définie par l’ordre d’arrivée des résidents. Personne n’a besoin de se battre pour avoir sa place. Si la femelle trouve son mâle nul, elle le chasse et le juvénile qui le suivait prend alors le rôle de reproducteur.» Le bio-informaticien aime à noter que dans la réalité, en deux semaines, le papa de Nemo devient sa maman, «et on ne peut plus en faire un film. Ou ce serait quelque chose qui ne ressemble pas à un dessin animé pour enfants…»
Des cultivateurs modèles
Les chercheurs du DEE se sont d’abord arrêtés sur le comportement singulier de certaines demoiselles végétariennes. «Sur un petit territoire de 50 centimètres de diamètre, un couple de demoiselles cultive des algues spécifiques, nommées “Polysiphonia”, parce qu’elles se mâchent bien et sont facilement digestibles», explique Glenn Litsios, doctorant au DEE.
En résumé, une sorte de couple à la Ingalls, comme dans La petite maison dans la prairie, découvre une grande plaine de plantes et décide de s’y installer. D’abord, il nettoie une parcelle, en prélevant la partie vivante du corail pour n’en garder que le squelette, qui va ainsi se faire coloniser par les algues. S’ensuit le désherbage, à la force de la mâchoire, pour éliminer les algues moins goûteuses et «promouvoir la pousse de celles que les poissons apprécient, souligne le biologiste. Comme ces demoiselles ne sont pas capables d’aller chercher des graines ou des souches, elles doivent attendre que ça pousse. Elles mangent leurs algues comme des salades à tondre, n’ingurgitent que le haut de la plante, qui va donc continuer à croître. Le poisson a une gestion de sa source qui lui permet d’avoir toujours de la nourriture en suffisance.»
Le petit couple vivra toute son existence (jusqu’à 10 ans) sur le même terrain sablonneux. Et malgré une taille de 10 à 20 centimètres, ni Madame ni Monsieur Demoiselle ne laissera son champ chapardé par des intrus. En effet, très territoriaux, ces poissons n’hésitent pas à attaquer les autres herbivores qui auraient la mauvaise idée d’approcher leur plantation. «Très combatifs, ils se gonflent le plus possible pour avoir l’air gros et foncent sur des “grandes vaches du récif”, comme les poissons perroquets ou les chirurgiens qui font parfois quatre fois leur taille. Ces derniers préfèrent fuir que de se battre contre ces petits agressifs.»
Toutefois, on notera que leur attachement à un seul lieu aide d’autres animaux à se défendre. «Ce sont des milieux très riches en crustacés et toutes sortes de micro-organismes, car ils vivent dans le jardin d’un végétarien. Et sont protégés de leurs prédateurs. Ces petites étendues d’algues augmentent la biodiversité du récif, car sans leur protection, un certain nombre d’animaux ne pourrait pas survivre.» Toutefois, le côté casanier des demoiselles fermières herbivores a ralenti leurs capacités à évoluer, contrairement aux planctivores.