Réparer l’absence

Par Margaux Farron

Une critique sur le texte de la pièce :
Patch d’Emanuelle Delle Piane / Plus d’infos

© AVT

Dans Patch, sa nouvelle création, Emanuelle Delle Piane aborde avec finesse la thématique de la paternité. Dans un puzzle habilement agencé, l’auteure explore les relations qu’entretiennent les différents individus d’une famille recomposée avec la figure égoïste et tyrannique du père.

La pièce est centrée sur le personnage d’Ella, une femme d’une quarantaine d’années, et sur la relation chaotique qu’elle entretient avec son père Pico. Celui-ci cesse de donner des nouvelles alors qu’Ella a tout juste dix ans, laissant sa mère, Ma, prendre en charge l’éducation de la jeune fille. Depuis, les chemins d’Ella et de Pico se sont croisés trois fois – rencontres toujours douloureuses et superficielles. Le texte dresse le bilan de cette relation restée stérile en rejouant à la fois des scènes actuelles, des évocations d’hier et des hypothèses pour le futur. Aujourd’hui, alors qu’Ella prend en charge sa mère malade, le traumatisme de cette relation paternelle resurgit. Les souvenirs et les projections éclairent le caractère égoïste de Pico et le cruel manque affectif dont a souffert la jeune femme.  Au fil de cette réflexion identitaire, Ella croise le chemin de Tam, la nouvelle épouse de son père, en rapport d’âge avec elle, et de leur fils Démi. Jusqu’à sa mort, ces quatre personnages gravitent autour de Pico, tentant de renouer, pardonner ou se venger de cette figure paternelle toxique.

Patch est avant tout une histoire de famille. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuelle delle Piane s’interroge sur ce microcosme souvent porteur de mille secrets. En 2016, par exemple, Léna, princesse du rien portait déjà sur la relation conflictuelle unissant une fille adolescente à ses deux parents. Selon l’auteure, pour comprendre les individus il est nécessaire de connaître l’environnement familial où ils se sont développés.

Pour parler de cette famille fissurée, Emanuelle Delle Piane, opte pour une structure discontinue. Le texte se constitue de vingt-cinq tableaux dialogués où Ella interagit successivement avec l’un ou l’autre des quatre personnages. Chaque séquence constitue un cadre diégétique distinct que l’auteure spécifie à l’aide d’indications temporelles : AVANT-HIER, HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN, et APRES-DEMAIN. Le lecteur passe ainsi d’un lieu à l’autre, d’un âge à l’autre des personnages sans transition. Afin de renforcer le caractère séquencé de cette pièce, l’auteure choisit le titre Patch rappelant l’art du patchwork ; une technique de couture consistant à accoler plusieurs morceaux de tissus de couleurs et de formes différentes. En employant cette structure, Emmanuelle Delle Piane parvient à peindre le portrait cubiste de cette famille recomposée. Mais le patch évoque avant tout une déchirure que l’on comblerait par l’adjonction d’un pansement ou d’une pièce de tissu rapportée, rappelant la volonté d’Ella de panser le traumatisme paternel. Ce choix stylistique placé sous le signe du démantèlement, de la fragmentation et de la reconstruction, répond parfaitement au sujet de pièce. Le lecteur, quant à lui, doit fournir un effort de reconstruction afin de décoder pas à pas le déroulement chronologique des événements.

Dans les séquences dialoguées, l’auteure fait le choix de ne pas indiquer les didascalies d’attribution, à l’exception de la première et de la dernière scène, dans une volonté d’offrir au lecteur une transition vers ce format épuré. La décision de ne pas mentionner le nom des locuteurs devant chaque réplique – bien que ceux-ci soient indiqués dans la didascalie initiale de chaque séquence diégétique – confère aux dialogues une existence presque tangible. Le texte allégé de ces indications, ainsi que de la plupart des signes de ponctuation, coule, claque et résonne à la lecture, participant au réalisme de cette création. Véritable exercice d’épuration stylistique, Patch cherche à exprimer l’essentiel de cette fiction familiale et touche par la simplicité et la force du vocabulaire utilisé.

Portant des noms courts aux sonorités enfantines facilement mémorisables, les protagonistes apparaissent comme des pions solitaires. Dans cette famille ratée, les pièces individuelles du puzzle peinent à s’imbriquer. Au fil de la pièce, leurs contours s’entrechoquent, se frottent et se blessent renforçant l’absurdité de l’union familiale. Egocentriques, rêvant de célébrité, de richesse et de perfection, Pico, Démi et Ma, rendent l’utopie d’une fusion familiale irréalisable. La pièce, dans laquelle résonne une pointe de cynisme, pousse à se demander si le modèle familial reste encore concevable avec l’individualisme dominant de la société actuelle. Une pièce touchante que l’on a hâte de découvrir sur les planches !