Entretien avec Emanuelle Delle Piane

Par Margaux Farron

Une critique sur le texte de la pièce Patch / D’Emanuelle Delle Piane / Le 11 novembre 2019 / Plus d’infos

Via skype, le 11 novembre 2019.

Margaux Farron, pour l’Atelier critique. Patch, c’est un titre qui claque à nos oreilles et qui peut évoquer plusieurs domaines. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus sur ce choix ?

Emanuelle Delle Piane : Patch évoque le Patchwork évidemment. Mais une « pièce rapportée », ce n’est pas seulement un morceau de tissu cousu avec d’autres ou qu’on coud sur un vêtement pour l’améliorer ou le réparer. Cela désigne aussi, en matière de relations familiales, celui ou celle qui adhère plus ou moins bien à la famille constituée. Ella, mon personnage central, est justement à la recherche de sa place au sein de cette famille recomposée.

Accessoirement, j’ai aussi choisi ce titre pour évoquer les patchs que l’on met pour arrêter de fumer ou bien ces patchs d’hormones qui distillent lentement des substances dans le corps. Dans ma pièce, je distille à petite dose les informations pour que le lecteur découvre peu à peu les enjeux de l’histoire.

MF : Une phrase de Dante (« Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure », Enfer, chant I) et une gravure de Gustave Doré précèdent le texte. Pourquoi ces choix ?

EDP : Les vers de Dante évoquent pour moi ce moment clé dans un parcours de vie, en général vers la cinquantaine, où il est nécessaire de faire le point, de démêler les choses autour de soi pour essayer d’y voir plus clair. Où est-ce que je vais ? D’où je viens ? L’image de Gustave Doré est emblématique de ces questionnements. Le personnage se retourne vers nous et semble chercher un peu de clarté dans la forêt obscure. Comme Ella, qui tente de rassembler le puzzle de son histoire familiale pour y trouver un sens.

MF : La pièce fonctionne sous forme de séquences ou de tableaux. Pourquoi avoir choisi cette forme de découpage numérotée et qui inclut également des indications temporelles (aujourd’hui, hier, demain etc.) ?

EDP : Je raconte une histoire familiale par petits morceaux et j’ai travaillé la pièce en segments, des scènes courtes où s’articulent dans le désordre le passé, le présent et l’avenir. J’avais envie d’écrire quelque chose de très différent de ce que je fais d’habitude. Au début de mon parcours, j’ai eu parfois tendance à trop nourrir le texte et la rédaction. Avec le temps, on a besoin d’aller à l’essentiel. Cette fois j’ai voulu épurer le texte au maximum, le phrasé, la structure. Patch c’est aussi pour moi une tentative nouvelle de forme et de style.

MF : Quelle est la conception du temps dans votre pièce ?

EDP : La pièce se construit selon cinq indications temporelles : avant-hier, hier, aujourd’hui, demain et après-demain. Patch, c’est un peu le parcours de toute une vie avec ses flashes, ses souvenirs. J’avais envie d’évoquer l’évolution temporelle du personnage d’Ella, sans pour autant suivre un parcours chronologique. Comme pour tout un chacun, la vie présente est aussi faite de ressassements du passé et de projections vers l’avenir. Les scènes qui se passent demain et après-demain, on pourrait dire que c’est un peu de la science-fiction. C’est une forme de projection fantasmée dans le futur. Même si dans la pièce cela va bel et bien finir par se réaliser.

MF : Cinq personnages qui se découvrent, se réconcilient, se haïssent et qui en fin de compte semblent rester un peu seuls : est-ce que vous décririez votre pièce comme une forme de drame social ou familial ?

EDP : Oui, on peut parler de drame familial, mais dans cette pièce j’ai surtout voulu parler de la relation père-fille. C’est une histoire de famille mais plus axée sur la paternité, sur la recherche d’une figure paternelle. C’est l’histoire d’un homme qui a deux enfants très différents et aucun sens de la famille. Donc c’est un drame familial, oui.

MF : Pourquoi choisir la forme théâtrale pour parler de ces questions familiales ?

EDP : Dans le théâtre, c’est le côté cash qui me plait particulièrement. Il n’y a pas de description. Tout passe par le dialogue, le comportement physique. Quand je raconte, j’aime être cash, spontanée, directe, précise… peut-être par peur d’ennuyer le lecteur. Dans mon travail, que ce soit la prose ou le théâtre, j’ai toujours favorisé la forme courte, je veux aller droit au but pour dire ce que j’ai à dire.

MF : Absence de ponctuation, vocabulaire très direct, parfois brutal, y-a-t-il une volonté de bousculer le lecteur avec le langage ?

EDP : Oui évidemment, le choix des mots c’est l’outil de l’auteur. J’ai voulu que les échanges soient les plus réalistes possibles. Je n’aime pas enjoliver.

MF : Le nom des personnages est particulier : leurs sonorités ainsi que leur longueur rappellent le symbolisme enfantin. Qu’y a-t-il derrière ce choix ?

EDP : Je voulais des noms qui sonnent, des noms presque symboliques. Surtout pas des noms qui correspondent à Monsieur et Madame tout le monde.

MF : Pourquoi avoir fait disparaître le nom des locuteurs avant les répliques dès la deuxième scène ?

EDP : Il ne fallait pas que les dialogues soient pollués par une forme d’écriture théâtrale convenue. C’est ici, à mon sens, superflu. Sur scène les noms des personnages n’apparaissent pas. Les personnages parlent et ça suffit. Pour une fois j’ai essayé d’épurer totalement à la fois le contenu et la forme. Même si les noms ont disparu, on comprend qui parle. Et je trouve que les répliques s’entrechoquent mieux ainsi. C’était vraiment la volonté d’avoir un style différent dès la lecture.

MF : Ces cinq personnages, c’est aussi cinq histoires, cinq portraits dont les destins se croisent au travers du personnage de Pico. Quel regard posez-vous sur la famille ? Sur votre site Internet, vous parlez notamment de puzzle familial : pourquoi ce mot ?

EDP : Les personnages se sont connus puis séparés, ils ont grandi et vieilli chacun de leur côté. Moi, je remets toutes les pièces ensemble pour essayer d’avoir une vision plus globale de leur vie. J’ajoute peu à peu une pièce au puzzle.

MF : La famille, c’est un sujet que je trouve assez fascinant, peut-être parce que moi-même je l’ai vécu de manière assez particulière depuis l’enfance. Ça m’a toujours fascinée d’observer comment les gens interagissent dans ce microcosme. J’ai beaucoup observé les histoires de famille des autres, puisque moi je n’en avais pas vraiment. La famille, c’est quand même ce qui forme l’individu. Très vite, j’ai essayé de comprendre pourquoi les gens agissent comme ci ou comme ça, comment ils fonctionnent. On peut dire que je procède à une forme d’enquête familiale autour de mes personnages : d’où est-ce qu’ils viennent, comment ils agissent et réagissent et pourquoi.

MF : Trois femmes et Démi, qui est homosexuel, font face à la toute-puissance de Pico. Y a-t-il une forme de critique face à la figure paternelle, ou à une certaine forme de masculinité/virilité ?

EDP : Ce n’est pas une critique générale de la figure masculine. Un personnage n’est jamais blanc ou noir. Par son absence, son exigence et sa fierté, Pico a certes fait beaucoup de mal à sa famille. Mais j’ai davantage cherché à expliquer qui est ce personnage paternel, sans pour autant faire des généralités. Tous les personnages ont du positif et du négatif en eux. En tant qu’auteur, il faut arriver à les comprendre. Et pour créer un personnage « malsain » on aura même tendance à davantage le soigner et à le travailler pour qu’il soit plus crédible.

MF : Le rêve du show-business, de la célébrité, de la richesse est quelque chose qui revient souvent pour de nombreux personnages (Pico, Ma, Démi). Pourquoi ce rêve de célébrité ? Pour vous, quelle est la place de cette utopie dans la société d’aujourd’hui ?

EDP : Pour eux, réussir c’est être connus. Ils ont un véritable besoin de reconnaissance. Ils sont égocentriques et se croient tous extraordinaires. Il y a là derrière une forme de critique de la société évidemment. Démi, par exemple, correspond parfaitement à un pur produit de la société de consommation. Il n’existe qu’à travers l’apparence, le glamour.

MF : Patch est une pièce fraîchement écrite. Lorsque vous écrivez, voyez-vous des images ? Des fragments de mise en scène ? Si oui, comment avez-vous imaginé ce texte sur scène ?

EDP : Je pense que la mise en scène devrait être très sobre. Quand j’écris certaines pièces, notamment pour le jeune public, j’imagine parfois de grosses scénographies, mais pour Patch, j’ai envie qu’on s’attache à un visuel de personnage, que les mots claquent. J’imagine une mise en scène toute en lumière. A mon avis la lumière pourrait être très efficace pour évoquer les différentes temporalités.