Entretien avec José Lillo

Par Aurélien Maignant

Un entretien autour de la pièce Le Rapport Bergier / De José Lillo / Décembre 2017 / Plus d’infos

José Lillo

 


Assis à la terrasse d’un café, à Lausanne, le metteur en scène et acteur genevois José Lillo revient avec nous sur l’écriture et la mise en scène de son
Rapport Bergier, une cigarette à la bouche. Après trois semaines à guichets fermés au Théâtre de Poche de Genève et quelques autres dates en Suisse, la pièce est aujourd’hui en attente de publication.

Aurélien Maignant, pour l’Atelier critique (AM) : Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire le Rapport Bergier, plus de quinze ans après la parution définitive du rapport qui portait ce nom ?

José Lillo (JL) : Je pensais en réalité que le sujet avait été traité, fait, intégré et puis je suis allé voir une conférence organisée par des gens qui avaient participé au rapport Bergier, dix ans après. Ils témoignaient qu’en réalité le texte avait été mis au placard, que la Confédération n’avait rien organisé pour que l’information circule. Alors certes, le texte est publié, mais c’est un pavé monumental. Les documents sont disponibles en ligne mais personne ne les consulte, la population ne le sait pas. Dans certaines écoles les profs prennent l’initiative de le diffuser, mais ça arrive assez peu. Ensuite, les journalistes se comportent comme s’ils avaient traité le dossier, comme s’il n’y avait rien à ajouter. C’est ce que m’ont raconté les historiens : ils voulaient du buzz, des gros événements. Mais le rapport n’a pas apporté grand-chose aux rumeurs qui existaient déjà. Les médias ont donc été déçus et les journalistes s’en sont beaucoup plaints. Dans l’idéologie du présent, l’actualité domine et les découvertes disparaissent : un travail de continuation était nécessaire. Et quand nous l’avons monté au théâtre, nous avons constaté que les spectateurs ne connaissaient presque pas le sujet. Ils étaient choqués en découvrant tout ça. Et la troisième raison, c’est que l’UDC a fait un travail de sape considérable : il y a vraiment eu des lobbys contre le rapport Bergier.

AM : Et pourquoi au théâtre ?

JL : Parce que je pense qu’aujourd’hui nous sommes dans une idéologie esthétique, ou de divertissement. Le spectacle n’avait pas un grand argumentaire esthétique mais c’était une prise de parole simple. Je ne suis pas sans esthétique mais j’évite les démonstrations et le spectaculaire car ce serait opposer les choses, construire des binarités, le visible et l’invisible par exemple.

AM : En quoi parler du fascisme du siècle précédent fait sens aujourd’hui ?

JL : C’est une bonne question. Mettre l’histoire au passé est un piège : elle a eu lieu, elle n’a plus lieu, ce n’est pas comme ça qu’il faut réfléchir. Il y a tout un cortège de valeurs qui sont nées dans l’après-guerre, « plus jamais ça » et un refus clair du fascisme, mais en réalité c’est purement rhétorique. La poésie permet de faire des liens, sans les forcer. Je n’aime pas les vérités assénées. Je ne voulais pas produire un discours direct sur le présent : le discours c’est une parole élaborée, au carré presque, ça perd de sa force.

AM : Même si ce n’était pas autant d’actualité au moment de l’écriture de votre Rapport, le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher d’y lire des allusions à la crise des réfugiés.

 JL : C’est normal, j’écris le nez collé à l’actualité. Je parle du problème des identités, de ceux qui fuient leurs pays, nazisme ou pas. Je crois à l’universalité, du moins dans nos valeurs rhétoriques, j’ai essayé d’écrire de façon à ce que ça vaille deux fois : pour le moment historique traité et pour aujourd’hui. Les phrases devaient contenir les deux.

AM : Vous parlez beaucoup d’universalité. Le discours théâtral doit être universel ?

JL : Oui, du moins c’est un pari, un effort. En tout cas moi j’y crois, même si dans la théorie contemporaine c’est déconstruit, inversé, conçu comme une valeur purement occidentale. Il y a du vrai dans ces arguments, mais il ne faut pas démolir l’universalité pour autant. J’essaye d’écrire en ce sens, puis la scène fait épreuve : est-ce que ça parle ? Est-ce que les valeurs se partagent ? Il me semble que ça a été le cas pour Le Rapport Bergier. A déconstruire l’universalité nous perdons de la force. Il faut faire le tri, tout n’est pas universalisable, mais pourquoi cette haine des valeurs des Lumières ? Elle est héritée des penseurs postmodernes qui ont caricaturé leur pensée. Quand on se plonge dans les textes, on réalise que c’est bien différent.

AM : Les penseurs postmodernes ont souvent accompagné la déconstruction de l’universel d’un retour au subjectif, à l’individu comme mètre-étalon du monde. Que fait le Rapport du subjectif ?

 JL : Dans le Rapport j’ai tout de même essayé de fonder le subjectif. Il y a des voix qui parlent, des avatars, même s’ils véhiculent mes valeurs. Après je les mets à l’épreuve : ils n’ont pas juste des opinions, pas juste des affirmations. Le collectif peut exister quand même : l’idée c’est de montrer que les choses ne s’opposent pas, que l’un peut fonder l’autre. Nous sommes des subjectivités, nous devons nous objectiver. Les choses ne s’opposent pas.

AM : On sent quelque chose de paradoxal dans la vision que la pièce a de l’individu. Il y est à la fois membre un peu dérisoire de la communauté citoyenne « écrasé par la machine juridique » et en même temps le bastion de sa subjectivité, presque irréductible.

JL : Oui c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. On retrouve ce paradoxe partout dans l’actualité, notamment avec la question de l’immigration. La loi décide qu’un immigré ne peut pas rester, qu’il doit être raccompagné à la frontière. Mais il reste un humain, une vie. La bureaucratie est un lieu commun pour nous mais nous ne la percevons pas comme une aberration. On la voit comme une nécessité, parfois une violence, mais toujours une fatalité. Et la destruction juridique est grave. La loi jouit d’un statut protégé, tant qu’on la respecte tout va bien. Mais certaines lois empêchent la vie et donc, indirectement, tuent.

AM : Dans le texte, trois voix portent le nom des acteurs et prennent la parole. Qui sont-elles ? Pourquoi trois voix plutôt qu’une s’il s’agit seulement de porter un message direct ?

JL : En réalité, le projet s’est fait à l’envers. J’avais une carte blanche du Théâtre de Poche et je lisais des pièces contemporaines mais elles me tombaient un peu des mains. Puis nous nous sommes mis d’accord sur la thématique du rapport Bergier et j’avais envie de travailler avec ces trois personnes. Je suis parti d’eux, ils m’ont inspiré. Maurice (Ndlr : Maurice Aufair) d’abord, du haut de ses 80 ans, est devenu sur scène comme un témoin. Il m’a permis d’ancrer la parole dans quelqu’un qui avait vécu les événements. Les deux autres étaient plus jeunes et ont fonctionné en miroir. L’âge des acteurs, leur genre, tout ça a joué un rôle dans l’écriture.

AM : Vous utiliseriez le terme de personnage, en fait ?

JL : Pas nécessairement, c’est un terme trop polémique. En tout cas ce n’est pas une notion qui m’encombre, ce sont des voix, ça me va parfaitement. Le texte pourrait être un monologue, ou redistribué entre trente acteurs. Pourquoi pas.

AM : Le texte se donne comme trois monologues, mais il y a pourtant quelques passages dans lesquels les voix se trouvent et interagissent. Une manière de créer des espaces d’humanité ?

JL : Oui les voix sont articulées, parfois. En tout cas dans cette version. J’ai fait ça pour essayer d’alléger l’effet monologue. Mais j’ai aussi voulu que le spectateur les sente exister, soit conscient d’une présence. L’humanité c’est important. Au début de son monologue, Lola interpelle un spectateur du premier rang, un adolescent si possible. L’espace d’un instant elle en fait son amoureux, le transpose, lui dit « J’aimerais pas que ça t’arrive, à toi. T’as de la chance ». Ce genre de petites articulations étaient importantes.

AM : Quels ont été vos choix de mise en scène au Théâtre de Poche ?

JL : C’était le dernier de mes soucis, en fait (rires). L’important c’était d’arriver à créer une parole que les acteurs puissent s’approprier, de trouver l’interprétation juste. Ce n’était pas toujours évident pour eux. Ils hésitent, ils ne savent pas s’ils sont des personnages, des voix, quelle part d’eux-mêmes ils doivent mettre. Il fallait aussi ne pas leur faire violence : dans quelle mesure étaient-ils d’accord de dire ça ? Nous avons beaucoup discuté : leur propre subjectivité était-elle en accord avec le texte ? En tout cas, je n’ai pas joué au patron. Nous avons travaillé dans la douceur, sans affrontement. En fond de scène, nous avions aligné des fauteuils de théâtre, qui incarnaient une sorte de non-lieu. L’idée était de mettre la parole au centre, mais ça n’était pas très abouti. Je ne voulais pas les poser comme des spécialistes mais comme des membres du public qui auraient eu tout à coup l’envie de dire ça aux autres.

AM : Vous changeriez quoi aujourd’hui ?

JL : Avec un peu plus de moyens, je jouerais sur l’aspect multimédia. J’aimerais bien mobiliser des archives sur scène. Créer des images fantomatiques qui apparaitraient comme des réminiscences, à l’arrière de la parole. J’ai constaté que se dire les choses ensemble, ce n’était pas comme parler en privé. Ensemble, la conversation peut devenir cathartique.

AM : Vous croyez encore à une fonction cathartique du théâtre ?

JL : Oui, clairement. Enfin, modeste hein (rires) ! Mais quand même, des petits bouts arrachés. Pendant un bref moment, quelque chose est possible. Malgré toutes les différences politiques, générationnelles… tout à coup, quelque chose peut faire sens commun.

AM : La pièce travaille énormément le langage et se donne comme un objet polyphonique. Comment décririez-vous sa relation avec le véritable rapport Bergier : une récriture, une adaptation ?

JL : C’est une sorte de traduction, avec une licence totale. Au départ je pensais faire un montage. Mais je me suis heurté à la lourdeur de la langue de l’historien, qui cherche l’objectivité scientifique. Elle aurait été compliquée à faire exister telle quelle sur scène. Je considère la poésie comme une traductrice, j’ai gardé du rapport ce qui me frappait le plus. Nos connaissances sont produites par l’historien, mais je voulais voir ici ce qu’elles deviennent en nous et dans l’espace public. C’est d’ailleurs typiquement le mélange de la subjectivité et de l’objectivité : dans ces mots il y a de la connaissance et de l’individu. La parole est déjà une réception du savoir de l’historien dans une subjectivité donnée.

AM : Tous les italiques dans le texte, ce sont des reprises textuelles du rapport ?

JL : Du rapport ou d’autres sources, le dictionnaire, des chansons, des discours politiques, etc. J’aime assez mettre en exergue les éléments de langage de l’histoire. C’est une manière de faire le distinguo entre la reprise et la création verbale. L’essentiel des italiques peut être considéré comme la reprise de quelque chose qui ne serait pas immédiatement l’acte de parole sur scène.

AM : A plusieurs endroits, la parole reprise est la parole fasciste (ou fascisante) elle-même. Pourquoi la faire exister sur scène ?

JL : Pour l’inciter à comparaître. Les choses sont dites. Là, objectivement, pour le coup. Même la parole qui n’est pas nécessairement fascisante. C’est le cas du discours de Villiger (Ndlr : le discours de pardon de Kaspar Villiger du 7 mai 1995) que je reprends aussi pour montrer qu’il inverse les faits. C’est juste hallucinant ce discours. On se dit qu’à ce niveau-là, devant les journalistes, les spécialistes et la Nation entière, c’est impossible de dire des énormités pareilles. Personne ne nomme l’erreur, on continue de le citer, à l’école, dans les médias, comme un grand discours de l’histoire. Il fait croire que le tampon « J » sur les passeports des juifs était une exigence de l’Allemagne nazie alors qu’en réalité c’est le gouvernement helvétique qui l’a expressément demandé. Villiger fait croire que c’est une « concession » pour laquelle il s’excuse. Les mentalités se révèlent. Je trouve ça dingue.

AM : Finalement, Jean-François Bergier, c’est le vrai héros de la pièce ?

JL : Oui, certainement. Il a eu une histoire un peu tragique. Ce n’était pas quelqu’un qui avait une image négative de la Suisse au moment où il a été mandaté pour le rapport. Plutôt un homme de droite, pas du tout un gauchiste revanchard ou autre. En revanche, il était fondamentalement intègre. Et il s’est tellement fait injurier, humilier, attaquer… Il a eu une fin de vie difficile. Il est mort peu après la publication. J’ai voulu la pièce comme un hommage. C’est une figure qui m’a beaucoup touché. Quelqu’un qui n’était pas dans l’idéologie et qui est resté intègre jusqu’à la fin. Il y aurait une pièce à écrire sur lui.

AM : Quelles sont vos influences en termes d’écriture ?

JL : Sur ce texte particulièrement, Karl Kraus, un satiriste autrichien dont j’avais déjà mis en scène un texte La Troisième Nuit de Walpurgis, qui parlait également du nazisme. C’est pour moi l’une des plus belles plumes de langue allemande, il avait l’art de passer en jugement son époque et, dès 1933, il en appelait à une intervention européenne. C’est hallucinant. Malheureusement on le connaît assez peu aujourd’hui. Sinon, un de mes grands éblouissements a été Antonin Artaud, l’antithèse totale de Kraus. J’aime aussi beaucoup Ramuz, Céline, les écritures fortes, très caractérisées. Il y a d’ailleurs beaucoup de respirations dans le texte, d’espacements qui cherchent à briser la continuité de la parole et à créer une scansion. Je veux que les acteurs évitent d’appréhender le texte comme une linéarité.

AM : Il y a une continuité entre votre dernière mise en scène, Le Gorgias, et le Rapport Bergier ?

JL : Oui, carrément même. Avec Kraus aussi. Ce qui m’a marqué avec le discours de Villiger, c’est qu’il a été pré-écrit par toute une équipe de spécialistes, non pas en histoire, mais en marketing politique. Les excuses du pays ont été pensées par des stratèges de la parole. Dans le Gorgias on peut lire quelque chose comme « l’orateur sera toujours plus convaincant que le spécialiste ». Face à un médecin, si je parle de médecine, les gens vont me donner raison, même si je n’y connais rien. Ce texte a deux mille ans mais il est toujours d’actualité. La sophistique est encore très présente. Moi j’essaie de parler de la parole comme d’un état corporel et mental. Comment affirmer sans assener ? Il est fondamental d’arriver à trouver une posture de parole publique. Un corps dans un espace, mais qui ne soit pas spectaculaire, ultra-visible.

AM : Il y avait une part de provocation dans vos intentions d’écriture ? Certaines répliques sont fortes. Vous accusez par exemple la Suisse d’être « une exception au cœur de l’Europe, déshumanisée ».

JL : Oui, évidemment, mais avec mesure. Je ne veux pas créer du scandale pour créer du scandale. Sans en faire trop, en restant libre, c’est-à-dire sans malmener l’autre, il faut creuser là où ça fait mal. Alors ça glousse dans la salle. Ils n’ont pas aimé (rires). C’est comme l’avion, il y a des secousses, mais on arrive à bon port, tous ensemble. Malgré le côté expérimental, il n’y a eu aucun départ. J’aurais peut-être pu pousser le bouton davantage (rires). J’avais un peu peur, peur d’être contreproductif, que l’excès me fasse perdre l’écoute et l’attention. C’était un pari.

AM : Pour vous donner le mot de la fin : le théâtre aujourd’hui ? A quoi ça sert ?

JL : C’est compliqué ton histoire (rires). Ce qui m’étonne c’est l’enjeu culturel que c’est devenu. Dans un monde qui continue à être catastrophique, qui se dégrade de jour en jour, on devrait se poser plus de questions. Le théâtre aujourd’hui a trop peu d’impact sur le réel. Mais c’est très compliqué hein, la culture. Nous-mêmes on a un rapport culturel à la culture. Je l’ai découvert en dirigeant les acteurs. Il faut faire avec le rapport qu’ils ont eux-mêmes au théâtre. Parfois des bons professionnels, qui font leur boulot, mais qui se voient comme spectaculaires : j’aimerais qu’à l’avenir, nous tous, nous nous focalisions plus sur le contenu. Je n’ai pas envie de voir le théâtre devenir une espèce de messe culturelle. Nous ne sommes pas des religieux, on n’est pas là pour convertir les autres, ou pire, les cultiver… Voilà, j’ai trouvé ce que je cherche à dire (rires) : j’aimerais qu’il y ait plus de contradiction dans ce que nous faisons.