Matthieu Gafsou

Chimères (2023)

Matthieu Gafsou, à l’aide des derniers programmes de génération d’images utilisant l’intelligence artificielle, fait le récit d’une planète en ruine, où règnent scènes de violence et objets en décomposition. Au sein de sa série Chimères (2023), technologies et vivants tentent de résister, en lutte constante, dans ce monde sombre pensé par les algorithmes.

Interview de l’artiste Matthieu Gafsou
Par Valentine Cuenot, Marcela Havrilova et Rebecca Onesti
Portrait de Matthieu Gafsou
Par Rebecca Onesti

Matthieu Gafsou (CH/F, *1981) vit et travaille à Lausanne. Après avoir obtenu un Master ès Lettres à l’Université de Lausanne, il a étudié la photographie à l’École d’arts appliqués de Vevey. Depuis 2006, il a participé à de nombreuses expositions collectives et individuelles, et a publié sept livres. En 2018, l’exposition H+ est l’un des temps forts des Rencontres de la Photographie d’Arles et fait ensuite le tour du monde (Chine, Australie, Italie, Irlande, Espagne, Suisse, etc.). En 2022, le projet Vivants est présenté in extenso au musée de Pully ainsi qu’à Paris Photo où il gagne le prix de la maison Ruinart. Matthieu Gafsou enseigne depuis plusieurs années à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL).

La représentation de futurs est une vue de l’esprit. Elle se nourrit des imaginaires du présent, qu’ils soient issus de la fiction ou d’autres instances se servant de cette notion (commerce, politique, etc.) et évoque des projections, souvent liées à des inquiétudes ou des fantasmes. Dans Chimères, projet photographique qui aborde cette question des futurs possibles, j’ai essayé de jouer entre mes affinités électives et la mise en péril de ces inclinations par l’usage d’instances externes qui (croit-on a priori) pénalisent ou amoindrissent la présence de l’opérateur : des intelligences artificielles. Je me suis donc servi de moteurs que l’on nourrit avec des mots pour fabriquer des images (Dall-e et Stable diffusion principalement). Je suis aussi allé chercher (chez des écrivains SF qui forgent des représentations du futur dans leurs récits) des histoires et des mots qui me touchent : Barjavel, Damasio, Gibson, etc. J’ai fragmenté certains de leurs textes pour les donner à manger à l’IA. J’ai aussi fait appel à un moteur de traduction (Deepl), lui-même fabriqué sur le modèle du deep learning, pour traduire les écrivains francophones ou mes réflexions personnelles. Enfin, lorsque par exemple Dall-e produisait des images en noir et blanc, j’ai utilisé un autre algorithme basé sur l’IA, récent dans le logiciel de retouches Photoshop, qui colorise automatiquement une photographie en noir et blanc.

La somme de ces instances pourrait laisser penser que la fabrication des images m’échapperait, qu’elle n’irait pas là où mon imagination se serait orientée de prime abord. Mais les images produites balaient cette hypothèse : je reste celui qui décide et qui fabrique : une narration, un monde possible, nourri par des désirs, de la fiction, de l’anxiété, etc. Ce qui est plus étrange, c’est que l’on se rend bien compte que l’IA se nourrit d’images que l’on connaît et qu’elle reproduit à sa façon. La base de données gigantesque qui sert de matière première à l’algorithme demeure conditionnée par l’existant et aura naturellement tendance à reproduire un langage dominant, voire stéréotypé. L’un des enjeux d’un projet comme
Chimères devient dès lors d’essayer de parasiter la faculté de l’IA à copier, de proposer des formulations étranges, vagues ou poétiques, en porte à faux avec une description précise des choses et qui permet l’émergence de l’inattendu. Au final, les plus belles images sont celles où l’accident, l’imperfection de la machine, se lit et fabrique quelque chose qui relève du poétique.

Matthieu Gafsou