Compte rendu du cours « Peut-on faire l’histoire de soi ? » du Prof. Ivan Jablonka à l’Université de Lausanne (octobre-décembre 2017)
Par Selina Follonier
L’historien fait partie de l’histoire, et son travail ne saurait se concevoir en dehors de sa propre historicité. C’est autour de ce constat que s’est articulé le cours dispensé par Ivan Jablonka, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 13, au semestre d’automne 2017 à l’Université de Lausanne, dans le cadre du programme de spécialisation interdisciplinaire proposé par le Centre des sciences historiques de la culture (SHC). Un cycle de trois conférences, associé à un séminaire destiné aux étudiants en maîtrise, a fourni l’occasion de réfléchir à la pratique et aux méthodes de l’historiographie – ou, plus généralement, des sciences sociales – sous l’angle de la relation du chercheur à son objet d’étude. Enjeu fondamental, quoique peu thématisé, cette relation touche aux non-dits relégués dans l’inconscient académique. En effet, suivant les préceptes d’une tradition épistémologique dont les origines remontent au XIXe siècle et qui a été incarnée par des penseurs comme Émile Durkeim, la discipline historiographique, qui aspire à un idéal d’objectivité et de neutralité axiologique, prône une séparation stricte entre l’historien et le fait historique. L’exigence de scientificité telle qu’elle a été postulée par l’école dite méthodique érige le détachement du savant, et par conséquent l’expulsion de toute marque de subjectivité de ses œuvres, en caution de la fiabilité des données que ces dernières contiennent, d’où le choix d’un mode d’énonciation résolument impersonnel.
Cependant, comme l’a souligné Ivan Jablonka, on ne saurait nier l’inscription historique de l’historien, pas plus que l’inscription sociale du sociologue. L’activité de recherche est déterminée par le point de vue de la personne qui s’y adonne, par l’appartenance de celle-ci à une époque, à une collectivité ethnique, culturelle et socioprofessionnelle, qui, à de multiples égards, façonne le regard qu’elle porte sur la matière analysée. De plus, on observe que le choix d’un sujet d’étude résulte fréquemment de tropismes personnels ; il suffit pour s’en convaincre de considérer le fait que la plupart des ouvrages traitant de l’histoire des femmes soient écrits par des femmes, ou que les études relatives à la migration ou à la Shoa soient le plus souvent menées par des chercheurs qui se trouvent, de près ou de loin, concernés par ces phénomènes. Or, rares sont les professionnels à assumer d’éventuelles racines biographiques de l’exercice de leur métier ; et encore plus rares sont ceux qui prennent le parti de les thématiser explicitement dans leurs ouvrages.
Un tel examen critique de conscience semble toutefois judicieux, en premier lieu du point de vue de la transparence scientifique. En accord avec les idées développées par Pierre Bourdieu dans un célèbre article intitulé « L’objectivation participante »[1], Ivan Jablonka se prononce en faveur d’une réintégration consciente et autoréflexive du chercheur dans son travail. Se référant à la pratique de l’enquête telle qu’elle avait été instaurée par Hérodote – historien, géographe, ethnologue, voyageur perpétuel, témoin de son époque et un des pères fondateurs de la discipline historique – il théorise un usage scientifique de la subjectivité. L’inclusion de l’observateur dans l’observation s’y accomplit par le biais de l’emploi d’un « je » de méthode, une démarche dont les vertus heuristiques sont triples : d’une part, le recours à la 1ère personne permet d’indiquer, au sein même du texte, la position du chercheur (son inscription dans une réalité sociale, institutionnelle…), les systèmes de valeurs auxquels il adhère et les principes qui guident ses choix théoriques et méthodologiques. D’autre part, une telle approche offre la possibilité d’exposer non seulement les résultats de ses investigations mais aussi la manière dont ceux-ci ont été obtenus, soit de rendre compte des (infra-)découvertes effectuées, des obstacles affrontés, des réussites et des échecs qui ont jalonnés son parcours, ou encore des questions restées sans réponse. Enfin, le « je » de méthode apparaît comme un instrument cognitif privilégié en vue de la transmission d’un raisonnement, dans la mesure où il permet de retracer les différentes étapes du processus de connaissance, d’exposer les hypothèses formulées au cours des recherches ainsi que de faire part d’étonnements, d’hésitations et de doutes. Considérée sous cet angle, l’inclusion de la subjectivité du chercheur dans son travail apparaît non pas comme un élément corrupteur de la scientificité des propos relayés, mais comme un gage supplémentaire d’objectivité et de rigueur méthodologique.
En détaillant le concept du « je » de méthode, Ivan Jablonka insiste sur l’importance de ne pas confondre celui-ci avec le « je » autobiographique qui se livre à des confidences sur sa propre vie ni d’assimiler la subjectivité au pathos. Afin que le « je » de méthode devienne épistémologiquement fécond et enrichisse le protocole scientifique au lieu de l’émousser, son emploi est inséparable de l’application d’un processus de raisonnement fondamental des sciences sociales et qu’Ivan Jablonka propose de définir par une série d’opérations et d’exigences méthodologiques : la nécessité d’une distance (temporelle, sociale…) par rapport à l’objet d’étude, un mode d’investigation basé sur la quête et l’examen critique de sources (archives, rencontres avec des témoins, enquêtes de terrain…), une approche comparative qui vise à confronter les données récoltées aux résultats d’autres travaux, la mobilisation de preuves, et enfin la vérification des hypothèses par des essais de réfutation. À l’aune de ces principes, il semble possible, et tout à fait pertinent, pour le chercheur, de parler de lui-même, c’est-à-dire de son milieu social, de sa génération, ou encore de sa famille, sans pour autant renoncer à l’exigence de scientificité. Ivan Jablonka, auteur d’un « essai de biographie familiale » dans lequel il retrace le parcours de vie de ses grands-parents, deux militants communistes juifs d’origine polonaise, réfugiés puis raflés en France avant d’être déportés à Auschwitz durant la Seconde Guerre mondiale (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, 2012), a notamment exploré cette voie. D’autres historiens s’y ont également employé, tel qu’Alain Dewerpe dont le Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État (2006), dédié à la mère de l’auteur qui figurait parmi les neuf victimes des violences policières commises devant la station de métro parisienne, aura démontré la possibilité d’une forme de « commémoration savante »[2].
Les chercheurs ne sont pourtant pas les seuls à recourir à des procédés de raisonnement de type scientifique et à les mettre au service d’une quête d’appréhension du monde et de l’histoire dans laquelle ils se trouvent embarqués. Si les sciences sociales, selon la formule d’Ivan Jablonka, peuvent être définies comme une « démarche intellectuelle qui vise à comprendre, au sens large, toutes les actions des hommes », les arts ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de sonder des faits de société. La littérature en particulier, lorsqu’elle s’applique à cerner le réel, manifeste une certaine proximité avec l’historiographie, et nombreux sont les auteurs dont la pratique d’écriture présente des affinités avec les sciences sociales. Le dernier volet du séminaire proposé aux étudiants de l’Université de Lausanne a été dédié à ces écrivains-historiens, écrivains-sociologues, écrivains-ethnologues ou écrivains-enquêteurs qui, dans leurs œuvres, bousculent les frontières disciplinaires. Parmi eux, il convient de citer Annie Ernaux dont Les Années (2008), conçues comme une « autobiographie collective », dressent le portrait non pas d’un individu isolé, mais de toute une génération ; ou encore Georges Perec dont W ou le Souvenir d’enfance (1975), que l’on peut qualifier d’« autobiographie sur archive », témoigne d’une grande rigueur de raisonnement par le fait que l’auteur met systématiquement à l’épreuve la fiabilité de ses propres souvenirs afin de démasquer les artifices de la mémoire. Tout comme Daniel Mendelsohn qui, dans Les Disparus (2006), narre une enquête d’histoire familiale, ces auteurs se vouent, en dehors des murs des universités, à une forme d’écriture qui fait appel à des démarches cognitives proches de celles mobilisées par l’historiographie et amènent le lecteur à s’interroger sur les définitions et les frontières des disciplines.
S’intéresser à des textes qui se situent à la croisée de différents champs de pratiques, c’est non seulement une manière de questionner l’opposition traditionnelle entre littérature et science, mais aussi de devenir attentif à des voies alternatives d’écrire l’histoire, en dehors des thèmes majeurs et des courants méthodologiques institués. Des chercheurs comme Alain Corbin, un spécialiste de l’histoire des sensibilités, se sont également employés à défricher de nouveaux terrains et à expérimenter de nouveaux modes d’analyse. Dans son ouvrage Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot (1998), Corbin part à la recherche d’un inconnu né à la fin du XVIIIe siècle, « atome social » choisi au hasard dans les registres des archives départementales de l’Orne, afin de décrire « l’atonie des existences ordinaires »[3] et anonymes, évoluant en marge de la grande Histoire. Cette enquête qui « ne préten[d] pas porter témoignage »[4], mais qui tente de reconstituer l’espace d’une vie à travers l’exploration des spectres du possible et du probable, apparaît comme une tentative de sonder les limites des instruments de connaissance dont disposent les sciences humaines et illustre des manières autres de penser et d’articuler une démarche historique. De telles entreprises témoignent d’une originalité et d’une inventivité méthodologiques dont la mise en œuvre contribue au constant renouvellement de la discipline.
Si le cours « Peut-on faire l’histoire de soi ? » n’avait pas pour objectif de transmettre une conception prédéfinie de la recherche en histoire, il aura, par la diversité des enjeux soulevés et des approches théoriques confrontées, permis de questionner les outils, les logiques et les traditions disciplinaires. Il s’en est dégagé l’importance de l’autoréflexivité dans la démarche scientifique et celle de l’objectivation de la relation triangulaire qui se noue entre le chercheur, l’institution académique et le sujet d’étude, dans l’optique d’atteindre une plus grande lucidité critique et une plus grande transparence épistémologique. En ce sens, l’enseignement dispensé par Ivan Jablonka à l’Université de Lausanne aura invité étudiants et chercheurs à interroger les orientations thématiques et méthodologiques de leur travail, à être sensibles à leur propre historicité ainsi qu’à prendre, pour le dire avec Pierre Bourdieu, « un point de vue sur [leur] propre point de vue »[5] – et cela quel que soit leur horizon disciplinaire.
Éléments de bibliographie
AGULHON Maurice, CHAUNU Pierre, DUBY Georges, et al., Essais d’ego-histoire, textes réunis et présentés par Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1987.
BOURDIEU Pierre, Science de la science et réflexivité : cours du Collège de France, 2000-2001, Paris, Raisons d’agir, 2001.
BOUVIER Nicolas, L’Usage du monde, dessins de Thierry Vernet, Genève, Droz, 1963.
CORBIN Alain, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998.
DEWERPE Alain, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2006.
ERNAUX Annie, Les Années, Paris, Gallimard, 2008.
JABLONKA Ivan, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus : une enquête, Paris, Seuil, 2012.
JABLONKA Ivan, L’Histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.
MENDELSOHN Daniel, Les Disparus [The Lost : A Search for Six out of Six Million], trad. de l’anglais par Pierre Guglielmina, photographies de Matt Mendelsohn, Paris, Flammarion, 2007, [2006].
PEREC Georges, W ou le Souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975.
VEYNE Paul, Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Paris, Albin Michel, 2014.
[1] Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, p. 43-57.
[2] Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006, p. 19.
[3] Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, pp. 8-9.
[4] Ibid., p. 8.
[5] Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, p. 46.