Pour citer cet article : Luzzatti, C. (2019). De la théologie en chanson! Les Cahiers de l’ILTP, mis en ligne en septembre 2019 : 24 pages. Disponible en libre accès à l’adresse : https://wp.unil.ch/lescahiersiltp/2019/09/c-luzzati-de-la-theologie-en-chanson-2019/
Constance Luzzati[1]
1. Introduction
Les sept « lettres » ici regroupées sont issues d’un exercice de style réalisé dans le cadre du cours de théologie pratique dispensé par Olivier Bauer, pour le bachelorde théologie à distance de l’Université de Genève au semestre de printemps 2018. Chacune des sept séquences de cours a donné lieu à la rédaction d’une lettre, qui devait s’adresser de façon fictive au chanteur d’une pièce issue du répertoire de variétés francophones. Ces chansons, qui ont toutes un lien avec la foi ou la religion, devaient être commentées, et mises en relation avec le contenu du cours de la séquence, avec les textes de théologie pratique qui en constituaient la bibliographie, ainsi qu’avec l’expérience personnelle. Les missives ci-dessous s’amusent donc à mettre en lien :
- Le mécréant de Georges Brassens et la foi ;
- Ferme les yeux, ouvre la bouche de Régine et l’éducation ;
- Dieu de Dany Brillant et l’éducation à la foi ;
- Et si en plus y a personne de Alain Souchon et l’éducation de la foi ;
- M’exaucerais-tu quand même de Linda Lemay et l’éducation dans la foi ;
- Fais comme l’oiseau de Michel Fugain et l’éducation par la foi ;
- Le marchand de cailloux de Renaud en guise de synthèse.
2. Les « sept » lettres
2.1. Lettre à Georges Brassens, « Le mécérant » et la foi
Cher Georges,
Et flûte, ça ne commence pas bien : on me demande d’écrire une lettre à un mort. Et je ne crois pas que les morts lisent les lettres qu’on leur envoie ni en aient connaissance, ni même qu’ils soient ressuscités au sens commun du terme. Tu vois, il y a aussi des mécréants en faculté de théologie : enfin, tout dépend de ce que l’on appelle mécréant (j’y reviendrai… une histoire de fides qua / quae creditur. Encore faudrait-il qu’il y ait consensus sur le quae). Pour le latin, je présume qu’après avoir écrit que sans le latin, la messe nous emmerde, ça te plairait plutôt. J’espère que tu ne prendras pas ombrage du tutoiement. Je te tutoie parce que j’aime ce que tu fais, parce que tes textes sont bourrés d’humour et de finesse, et que mon enfant me demande de lui chanter « la fleur la vache » tous les soirs au coucher. Je n’ai aucune envie qu’elle devienne une peau de vache, mais comme je trouve qu’elle a passablement bon goût, j’obtempère. Donc, bien que tu ne le saches pas, tu es un intime de la famille.
Je ne te cache pas que l’exercice est délicat, et que j’aurais trouvé plus facile de faire un commentaire de texte de ta chanson en bonne et due forme, avec des notes de bas de page, un vocabulaire et une syntaxe académiques, et tout le tintouin. Là, il faut que j’arrive à citer des passages de mes documents de cours, tout en m’adressant directement à toi, sur le ton d’une vraie lettre. Et habituellement, je ne cite pas Martin Buber dans une lettre de premier contact. Ah… Martin Buber. C’est génial, Martin Buber. Je connais plusieurs mécréants qui aiment beaucoup Martin Buber, d’ailleurs. On me l’a fait lire à un moment où je me questionnais beaucoup sur la notion de relation : le Je, le Tu, l’Autre[2]… Une façon comme une autre d’aplanir le terrain pour permettre à la Parole de se frayer un chemin. France Quéré dit ça de manière plus élégante : « Il ne nous appartient pas de faire passer nous-mêmes la Parole évangélique. Nous faisons seulement passer le langage. Nous le rendons intelligible. Nous préparons les voies, comme Jean-Baptiste. La tâche est nécessaire, mais non suffisante. Nécessaire, parce que sans ce travail, nulle foi n’est possible. »[3]Pour en revenir à Buber, comme j’ai trouvé qu’il aplanissait lui aussi rudement bien, je me suis empressée d’en causer autour de moi. Surprise : l’amie mécréante le connaissait déjà très bien. L’amie croyante ne le connaissait pas. Maintenant, elle en est tellement « fan » qu’elle dit que quelqu’un « buberise ta life » pour désigner une véritable relation amoureuse.
Bref, tout ça pour te dire que je suis en partie d’accord avec ta conclusion : croyants ou mécréants, je ne suis pas sûre que l’Éternel mette plus de bons points aux uns qu’aux autres ni que les premiers soient meilleurs que les seconds. Comme tout le monde, je fréquente d’indécrottables mécréants (des vrais de vrais, qui ne sont sensibles à aucune transcendance, comme ton père, si je me rappelle bien les Quatre Bacheliers) qui sont meilleurs que la plupart des « chrétiens » que je connais. D’une certaine façon, tu acceptes mieux que Dieu t’accepte comme tu es que maints chrétiens. Et ça, c’est une des définitions de la foi selon Tillich… Et Tillich, c’est aussi bien que Buber, c’est dire ! Je suis, avec France Queré, assez convaincue que la Parole se « propage aussi bien en milieu d’incroyance qu’en milieu de foi ». Est-ce que d’une certaine façon, une bonne partie de ceux qui se disent mécréants ne seraient-ils pas des croyants qui s’ignorent ?
Là où je ne te suis pas, c’est que tu sembles sous-entendre qu’il y a une pesée des actes au bout du chemin : c’est un tantinet papiste comme considération… Ce qui l’est moins, c’est lorsque tu dis « la foi viendra d’ell’même ou ell’ne viendra pas ». Ah là, je te suis. C’est la foi reçue passivement qui permet de croire, comme le dirait Ortigues[4]. Par grâce, comme on dit chez nous.
Je suis partie de ta conclusion, mais je vais reprendre du début pour débattre un peu. Tu exagères, tout de même : 1 strophe pour l’introduction, 1 pour le charbonnier, 2 pour Pascal, 2 pour les conséquences de Pascal, 3 pour la conclusion… et 12 pour le rapport fort ambigu des dévotes aux « virils appas ». Tu n’es décidément jamais en mal de grivoiserie, mais au vu de l’absence de vulgarité de tes rimes, et de la tranche de rigolade que tu m’as offerte, je te pardonne la digression. Qui n’en est peut-être pas tout à fait une, on verra.
« Est-il en notre temps rien de plus odieux / de plus désespérant, que de n’pas croire en Dieu ? » Tu commences fort. Veux-tu dire qu’il est encore socialement très mal perçu, en 1960, d’être athée ? Ou bien qu’il est réellement désespérant de ne pas croire en Dieu ? La seconde strophe fait pencher la balance vers la seconde option, avec une pointe de détachement et d’humour. Je suis assez d’accord avec toi. Il est souvent désespérant de ne pas avoir la « foi du charbonnier ».
Il serait tentant d’avoir cette « foi du charbonnier », qui bénéficie d’une image d’Épinal de foi peu réfléchie, mais solide, quand on est tout fait de doute. Cette expression est à la fois très belle, en ce qu’elle souligne que la Parole « pénètre dans le réel, dans ce que le réel lui offre de plus banal, de plus singulier ou de plus insignifiant. Bref, elle touche l’homme quelconque » (j’emprunte là encore à F. Queré, si tu veux tout savoir[5]). Mais elle est aussi assez laide, sous-entendant que les croyants « de base » ne réfléchissent à rien et ne sont pas habités par des questions métaphysiques. Et avec ça, je ne suis pas du tout d’accord. Il y a un article d’avril 2016, que tu n’as pas dû pouvoir lire (à moins qu’on puisse bouquiner après sa mort, et qu’un facteur apporte aux défunts Évangile et liberté, ce qui serait plutôt sympathique), qui résume remarquablement le sujet : « J’ai assez souvent entendu des paroissiens (…) dire (…) : « Moi, je ne fais pas de théologie, je n’y comprends rien, j’ai la foi du charbonnier. » Derrière cette affirmation, n’y a-t-il pas un sentiment d’incapacité ou d’imposture face au travail théologique ? (…) La théologie n’est pas une activité pour intellectuel accrédité. Loin d’être une occupation pour quelques intellos, la théologie est un travail d’interprétation de nos vies devant Dieu. Car, en vérité, tout peut être pensé théologiquement. (…) Chacun a sa vocation propre, tout le monde n’est pas fait pour être pasteur ou professeur de dogmatique (…). Mais le « charbonnier » n’est qu’un théologien qui s’ignore. J’ai la conviction que, comme l’écrivait Raphaël Picon, nous sommes tous théologiens. »[6]Partant de là, je trouve que tu es plutôt un bon charbonnier : tu te remontes les manches, et les questions métaphysiques, tu ne les éludes pas.
Pour ce qui est de la suite, tu as joliment tournicoté le pari de Pascal pour en arriver à tes dévotes. Concernant le pari proprement dit, tu le réduis pour les besoins de la chanson à son aspect prescriptif. Tout le reste est pourtant bien intéressant, de sa façon d’utiliser ses compétences de mathématiciens probabilistes, à ses conclusions, dont tu ne retiens qu’une partie. Il aboutit à l’idée qu’il y a tout à gagner et rien à perdre à croire, et que ces bénéfices valent pour la vie présente : « Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, véritable. À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais n’en aurez-vous point d’autres ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, et tant de néant dans ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez pariée pour une chose certaine et infinie, et que vous n’avez rien donné pour l’obtenir. »[7]À celui qui peine à croire, il conseille les pratiques religieuses. C’est assez facile à tourner en dérision… tant qu’on ne l’a pas expérimenté. As-tu essayé, quelques semaines seulement, de prier (à ta façon, avec ou sans Pater), de suivre un culte ou une messe avec un officiant qui te convient, ou d’aller passer quelques jours dans un lieu de recueillement accueillant ? Ce n’est pas parce qu’en forgeant, on deviendrait nécessairement forgeron, mais parce qu’en créant un espace pour la foi, on n’empêche pas de se développer ce qui nous est donné. J’aurais plutôt tendance à louer la grâce inopinée… ce qui n’empêche pas de la choyer en lui faisant un peu de place.
Pour les douze strophes suivantes, je me garderai de discuter tes plaisanteries et sous-entendus sur l’attrait des bigotes pour la soutane ou les virils appas, dans la lignée du double bréviaire de la strophe précédente, les tentatives d’émasculation et l’homophobie de ces dames, pour me concentrer sur ce qui semble te rebuter le plus dans le milieu religieux. Car il n’est plus ici question de foi ou de Dieu, mais de ce que les êtres humains en font de peu reluisant. « Soutane » (trouvée non dans les roses, mais dans les orties), « punaises de sacristie » et « dame de charité » semblent désigner un rejet de l’hypocrisie qui peut exister chez les clercs comme chez les dévotes. On peut avoir l’impression que tu es anticlérical en écoutant ces strophes. Pourtant, tu t’en es défendu, dans une interview diffusée sur France Culture en 1979. En revanche, tu as souligné ton rejet des dogmes : « tous les dogmes, je considère ça comme tout à fait nocif, quels qu’ils soient » ; « j’ai pas besoin d’un grand frère la haut qui nous protège et qui nous dicte ses lois »[8].
Réduire la foi à un ensemble de dogmes et de lois dictés par un grand frère divin serait non seulement de la mécréance, mais de l’idolâtrie. L’alliance fondée uniquement sur la Loi a été abolie, et Dieu n’est pas un « super-humain ». En tous les cas, la foi est une relation de confiance, entre le tout-autre et soi, et non pas une appartenance sociale à un milieu religieux : dogmatisme et travers de l’église sont loin d’être au cœur de la foi. Je t’inviterais volontiers, si c’était encore possible, à venir boire un canon avec mes amis théologiens : peu de dogmes, peu d’hypocrisie, beaucoup de questions, de doutes, beaucoup d’humour, et pas mal de foi, je crois. La foi, au sens de Fiducia(ces catégories sont de M.J. Borg[9], dont je ne peux pas te faire l’apologie, parce que je ne l’ai pas lu, celui-ci), ce n’est pas l’adhésion à un contenu. Au sens de Visio, c’est un vrai regard sur le monde. Au sens de Fidelitas, c’est l’absence d’idolâtrie (les « punaises » qui crient au blasphème quand tu chantes « Gare au gorille » blasphèment bien davantage Dieu que toi, quand elles imaginent qu’il serait si petit qu’il pourrait être offensé par une humoristique chanson). Alors certes, l’Assensus, l’adhésion intellectuelle à la foi, ce n’est pas ton truc. Je ne suis pas certaine que cela fasse de toi un mécréant. Et même si tu l’es, les questions que tu poses, le regard que tu portes sur le monde, ta finesse, ton humour et ta bienveillance constituent une Visioforte, qui reste vivante malgré ton trépas, et sont susceptibles de préparer, à leur façon, le terrain pour l’accueil de la Parole. Je vais continuer de chanter « la fleur la vache » et tes autres rimes à ma descendance, en espérant que tu prépareras bien le terrain pour la réception du Psaume 43et de la cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeitde Jean-Sébastien Bach.
Si tu me lis, mes amitiés, et bien le bonjour à Blaise,
2.2. Lettre à Régine, « Fere les yeux, ouvre la bouche » et l’éducation
Chère Madame,
Chère Régine ? Je ne sais comment m’adresser à vous, nous ne nous connaissons pas, mais votre prénom est une telle marque de fabrique que je doute que l’on vous donne fréquemment du « chère Madame », ni que vous l’appréciiez. Je me permets de vous écrire pour faire mémoire des vers que votre ami Serge Gainsbourg a écrits à votre intention il y a cinquante ans… cinquante ans, déjà, et tant d’actualité dans ces mots !
Figurez-vous que je suis étudiante en théologie, et que me voilà en train de vous entretenir d’une chanson qui est à peine moins allusive que celle que votre ami Serge a fait chanter à cette « cruche » de France Gall un an avant que vous n’enregistriez avec lui Ferme la bouche, ouvre les yeux… oups pardon, c’est l’inverse ! En même temps, votre refrain, c’est une belle antiphrase, et mon professeur de théologie pratique a intitulé son fichier « ouvre les yeux », soit parce qu’il y a eu un court-circuit entre sens et forme, soit pour nous mettre le sens sous le nez, au cas où on aurait eu besoin d’un petit coup de pouce. En tous les cas, la théologie, entre Brassens et vous, c’est gratiné !
Je vous avoue que cette idée d’écrire des lettres à des chanteurs de variétés m’a au départ plutôt hérissée. Je joue le jeu et n’ai pas été regarder le contenu des suivantes, mais pour le moment, je suis prise au piège de mes propres a priori : je m’amuse beaucoup, et j’y trouve bien plus de contenu que ce que j’envisageais (bon, il y a tout de même Dany Brillant et Linda Lemay qui nous attendent, que je n’irais jamais écouter, sans une lourde contrainte… mais je ne demande qu’à voir mon snobisme musical à nouveau surpris). Donc, je vous prenais, pardonnez-moi, pour une France Gall de la « Poupée de cire, poupée de son » en puissance, bref, une cruche, une reine de la nuit creuse, le genre qui ferait aujourd’hui la une de Closeret atterrit dans la Ferme des célébrités, sur TF1 ou M6. Ce que vous avez bien fait… mais j’ai découvert, en creusant un peu, que vous aviez aussi été amie de Gainsbourg, et celui-là, Dieu sait s’il était loin d’être crétin ! J’ai toujours eu un immense respect pour ce type qui disait que la chanson est un « art mineur », qui avait l’intelligence d’avoir conscience qu’il « piquait du pognon aux pauvres gens », et gagnait sa vie avec un art qui ne nécessite pas, ou peu d’initiation, tandis qu’il ne la gagnait pas avec un art majeur – la peinture, qui en nécessite, et qu’il maîtrisait tout à fait. Avant de rentrer dans le vif du sujet, et de me demander ce que cette chanson mineure peut dire de profond, je vous dois donc des excuses. (On me signale au passage que je devrais également des excuses à F. Gall, que j’ai écouté trop négligemment la chanson, et que c’est Gainsbourg, encore lui, qui est derrière l’apparente légèreté des mots…)
Vous dites dans le Figaro : « C’est fou, l’effet que cette chanson-là a sur les gens ! Ils la croient drôle, avec un arrière-plan sexuel, alors qu’elle montre avant tout l’amertume et le tragique de la vie. »[10]Je ne suis pas tout à fait d’accord, pour l’impression première que la chanson fait sur les gens : le texte peut paraître drôle, voire graveleux, mais pas la musique. Les couplets comme les refrains sont chantés sur un rythme qui a quelque chose de la marche militaire : quatre temps, avec chaque temps martelé par la batterie réduite à sa plus simple expression, et la voix sur des rythmes pointés très répétitifs. Seulement, la marche, elle dissone. D’abord, elle est toujours sur une ligne mélodique descendante. Vous pouvez la broder, la recommencer, vous dégringolez de six marches à chaque fois que vous ouvrez la bouche. Et même la ligne de basse fait comme vous, un petit cran en dessous, en parallèle, quand c’est le refrain (OK, les violons vont dans l’autre sens, mais sinon l’arrangeur aurait fait plein de quintes parallèles, ça aurait sonné moche, et il se serait fait taper sur les doigts. Là, ça fait contrepoint, comme on dit). Et, bien que le refrain soit faussement riant (majeur), le couplet, il est plutôt sombret, côté harmonies.
Pour l’impression seconde, vous avez raison : c’est le côté amer qui ressort. Et indigeste, aussi : la métaphore alimentaire est tout de même très marquée. On avale, on gobe : de la quinine, de la purée, des pruneaux, du moins comestible aussi (les bobards et les mouches), et même avec un estomac solide, c’est indigeste. Ça oui, l’amertume, la misère, les balles, les mensonges religieux, on voit assez mal comment ça pourrait être digeste. Et ouvrir la bouche, fermer les yeux, ça permet d’avaler… mais pas de digérer. Bref, l’antiphrase fonctionne très bien, et on perçoit le plaidoyer pour l’attitude inverse, même en étant assez mal embouché.
Alors, votre ami Serge, il n’aime pas les boniments de curé, et je suis bien d’accord avec lui. Au passage, je note tout de même qu’il garde sa pierre la plus lourde pour la grande muette, qui a droit à un couplet entier d’antimilitarisme tandis que l’église n’est gratifiée que d’un demi-couplet. Il aurait été content, Gainsbourg, ces jours-ci : Facebook, Instagram et Tweeter (faudra lui expliquer que les télétypes c’est plus tout à fait à la page) nous rebattent les oreilles avec un brave type en kaki. Mais, n’en déplaise à Serge : un vrai brave type, du genre héros, prêt à se sacrifier pour autrui[11]. J’en connais un rayon, côté braves types en kaki, et je peux vous dire que c’est un drôle de métier, et que les types qui le font sont à la fois de très braves types avec un sens de l’honneur, du courage, et de la loyauté que l’on ne croise pas si souvent, et des types pas toujours fréquentables. Si c’était si simple, la nature humaine, il n’aurait pas eu à faire tant de chansons, Gainsbourg, et il n’aurait été que Gainsbourg, pas Gainsbarre.
Venons-en au vif du sujet : « Ouvre la bouche ferme les yeuxet Philippe Mérieu sont sur un bateau »… moi je serais pour mettre Mérieu à l’eau. Alors certes, il a dit beaucoup de choses très justes, fondamentales mêmes, et en plus souvent très intelligentes, avec un joli sens de la phrase (j’aime bien le jeu de mot sur le fait d’éviter de « faire quelque chose de quelqu’un en faisant de quelqu’un quelque chose »[12]). Mais les dégâts que Mérieu mal compris fait à l’école, et dans certains cours de science de l’éducation que se doit d’avaler, comme dans la chanson, tout futur pédagogue, c’est nettement moins ma tasse de thé. Cependant, Mérieu ne semble pas avoir passé la porte de nombre d’écoles bibliques, et quand on voit le résultat… on se dit qu’il y ferait peut-être du bien. Saint Gainsbourg, continuez s’il vous plait de râler après les bobards qu’on essaie de faire avaler aux gens dans les églises, et, encore pire, aux petits enfants ! Au lieu de tenter d’expliquer avec finesse en quoi des récits bibliques peuvent mettre des mots sur l’existence, et aider à la dépasser un peu, on tente encore trop souvent de faire gober un contenu qui, lorsqu’il est simplifié à l’extrême, et réduit à une trame narrative inepte, est « ingobable ».
J’ai entendu un curé dire à une assemblée entière de petits enfants, pour la célébration des Rameaux d’une école, avec au demeurant une ouverture d’esprit fort sympathique : « Que vous soyez musulmans, bouddhistes, chrétiens, athées, soyez heureux, Jésus est venu pour vous sauver ! » Fermez les yeux, ouvrez la bouche, ne réfléchissez pas, réjouissez-vous, Jésus sauve ! « Il sauve tous les petits enfants généreux, gentils avec leurs frères et sœurs et leurs parents, qui sont patients, qui prêtent, et qui sont obéissants ». Si Gainsbourg avait été là… il n’aurait malheureusement pas changé un mot de sa chanson. Parce que, oui, Jésus sauve, mais je ne sais pas s’il sauve des bobards des religieux, quand ils réduisent la foi aux œuvres, la religion à la morale, pour en faire un conte auquel on ne peut croire qu’à la condition d’être encore en âge de croire au père Noël. Alors, in fine, je ne vais pas mettre Mérieu à l’eau, je vais même essayer de me le rendre digeste, afin que chaque petit enfant soit capable « de se construire lui-même comme sujet dans le monde, héritier d’une histoire dont il perçoit les enjeux, capable de comprendre le présent et d’inventer l’avenir »[13], et qu’il soit en mesure de croire en une transcendance… sans croire aux bobards.
Bien amicalement,
2.3. Lettre à Dany Brillant, « Dieu » et l’éducation à la foi
Cher Monsieur,
Votre chanson, qui témoigne publiquement de votre recherche de Dieu est, pour un éducateur à/de la foi, d’un grand intérêt : elle montre plusieurs facettes de Dieu et de la théologie, et l’on pourrait prendre appui sur celle-ci tant pour faire réfléchir un groupe catéchumènes d’âge scolaire que pour faire plancher un groupe d’étudiants en théologie ! On pourrait espérer qu’en utilisant l’art comme « langage de changement »[14], susceptible de favoriser des questionnements spirituels, votre chanson permette d’éveiller à la foi (éducation à la foi), ou d’inscrire « je dans une foi plus mûre ». Dans cette seconde perspective d’une éducation de la foi, c’est-à-dire en m’adressant à des personnes déjà sensibles à ce type de questionnement, je proposerais d’interroger le texte de votre chanson de trois façons différentes :
- il serait tout d’abord possible de l’envisager comme un psaume, car vous vous adressez à Dieu directement, mais avec quel type de psaume existerait-il un parallèle ?
- Vous présentez plusieurs visages ou images de Dieu, qu’elles en sont les principaux ?
- Enfin, il me semble que l’on peut rechercher dans votre texte, en observant ce que vous dites de vous et ce que vous dites de Dieu, quelle est votre relation à Dieu, et nous demander ce qui est proche ou différent de la nôtre, au-delà de la façon potentiellement divergente de l’exprimer.
Votre chanson sonne comme une prière, et fait écho à bien des égards au psautier, qui comprend presque toutes les nuances possibles dans les mots que l’homme peut adresser à Dieu. On trouve surtout, dans votre texte, des phrases qui résonnent avec les psaumes de supplication ou de demande. Vous écrivez « Dieu, écoute ma prière / Donne-moi, je t’en prie, donne-moi ». Le thème de l’écoute de Dieu sous la forme d’une demande impérative est très récurrent : « Écoute mes paroles, Seigneur, comprends ma plainte, entends ma voix qui t’appelle ô mon Roi et mon Dieu » (ps. 5) ; « Seigneur écoute la justice, entends ma plainte, accueille ma prière » (ps. 17). Celui du Dieu qui relève est tout aussi fréquent, et vous vous inscrivez là encore dans une longue tradition. Vous chantez « tu me relèves, Dieu », tandis que le psalmiste écrit « tu es mon bouclier, tu es ma gloire, et tu relèves ma tête » (ps. 3) ; « Je t’exalte, Seigneur : tu m’as relevé, tu m’épargnes les rires de l’ennemi » (ps. 29) ; « de la poussière il relève le faible » (ps. 113). Avec cette seconde thématique, votre chanson prend la continuité des psaumes de louange tout autant que des psaumes de supplication. Comme vous, le psalmiste cherche la face de Dieu sans la trouver : « C’est ta face, Seigneur, que je cherche, ne me cache pas ta face » (ps. 26) : « Pourquoi me rejeter, Seigneur, pourquoi me cacher ta face ? » (ps. 88).
Le suppliant du psaume 88 interprète le refus de Dieu de se montrer comme un signe que Dieu le rejette. Ce n’est pas toujours le cas. On peut aussi considérer que Dieu cache sa face pour protéger les hommes, qui ne sont pas en capacité de la voir, dans la lignée d’Exode 33,20 : « tu ne pourras voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre ». Il me semble que cette idée que voir la face de Dieu revient à mourir est très ancrée dans le christianisme, et que le chrétien cherche Dieu… mais n’espère pas le voir trop tôt ! La dernière fois que j’ai randonné seule en montagne, à chaque fois que le chemin était un peu trop escarpé ou à pic pour que je le franchisse sereine, un peu déséquilibrée par mon gros sac à dos, j’ai chanté-braillé tout ce que j’avais en mémoire pour me donner du courage. « Comme un cerf altéré brame », qui est un psaume plutôt sympathique y est passé. C’est un peu stupide et superstitieux, mais à chaque fois que j’arrivais à « Oh mon Dieu quand donc sera-ce, que mes yeux verront ta face », j’avais un moment d’hésitation, où je disais en mon for intérieur « euh… pas tout de suite ». C’est très enfantin, j’en conviens, mais cela met il me semble le doigt sur une réalité théologique : on cherche Dieu, on lui demande de se montrer… et on espère bien qu’il ne le fera pas autrement qu’il a coutume de le faire, ce serait bien trop effrayant – quelle que soit la conception que l’on a de Dieu, je crois. Les réflexions sur le Dieu caché se sont développées au moins autant à partir d’Esaïe 45,15 ?????, ????????????????????–?????????????????, ?????????(Dieu d’Israël sauveur, mais toi Dieu se cachant), qu’à partir des psaumes. La notion de Deus absconditusa été développée par Pascal (Dieu qui se cache, ou Dieu que nous ne sommes pas en mesure de voir, plutôt que Dieu caché), Luther (Dieu inconnaissable et caché, « opposé » au Dieu révélé du Nouveau Testament), ou encore Karl Barth, mais cela nous emporterait un peu loin…
Dans le « clip » vidéo qui accompagne votre chanson, vous montrez le ciel lorsque vous dites que Dieu se cache. J’aurais plutôt choisi de montrer des visages humains, seuls « visages » de Dieu qui nous sont accessibles. À moins que vous ne souhaitiez insister sur l’altérité radicale de Dieu, sur le « tout autre »[15]. C’est un des éléments intéressants de votre chanson pour l’apprenti théologien : elle navigue entre plusieurs images de Dieu. Il est potentiellement écoutant (« écoute ma prière »), il est bon (« tu me donnes la force et la foi […] tu me relèves »), il peut agir (id.), il est autre (« tu es un autre »), il est caché (« je ne vois pas ton visage » […] où te caches-tu ? », on ne peut usurper sa parole (« faut-il que l’on abuse de ton nom […] Dieu a dit ça »), il est intérieur (« j’ai en moi, cette petite voix »). Vous êtes parfois tout près d’une théologie apophatique (« tu n’es pas ce qu’on veut que tu sois »), tant vous vous refusez à définir Dieu ou à l’enfermer dans une conception ontologique dégagée de la relation. Cela me plaît assez. »
L’humanité que vous décrivez est du côté du besoin, du creux, du manque, de la douleur existentielle, de la chute (ma douleur / mes angoisses / j’ai besoin de toi / je tombe / je me noie / je cherche / je doute). Dieu est le pendant positif et plein de cet homme dans le besoin (donne-moi du soleil pour réchauffer / tu es un autre / tu donnes force et foi / tu relèves / j’aimerais que tu viennes nous parler nous montrer la voie / je te rêverais). Il n’est pas une certitude, mais un espoir, une recherche, il est ce qui permet d’exister malgré tout, ce qui donne le courage d’être, ce courage qui « s’enracine dans le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute » (Tillich).
Bien à vous,
2.4. Lettre à Alain Souchon, « Et si en plus y a personne » et l’éducation de la foi
Cher Monsieur Souchon,
J’ai lu avec soin le texte que vous avez écrit pour Et si en plus y a personne, écouté sa mise en musique par votre ami Voulzy, et regardé attentivement le clip que vous avez choisi pour appuyer votre chanson. J’ai été touchée d’apprendre qu’elle était extraite d’un album intitulé La vie Théodore, et de découvrir que vous aviez comme moi de l’admiration pour Théodore Monod. Le reste de la famille n’est pas mal non plus… Avez-vous lu Le hasard et la nécessité, de son lointain cousin Jacques Monod ? Ou l’un des nombreux écrits du père de Théodore, Wilfred Monod ? J’aime beaucoup Aux croyants et aux athées, et au vu de votre chanson, je crois que ce livre pourrait vous intéresser.
Je ne suis pas très sensible à la forme de votre texte, les rimes (antalgiques / cantiques) sont un peu faciles et les onomatopées (ding), pas ma tasse de thé. En revanche, le fond et les questions que vous soulevez m’ont beaucoup intéressée : Et si Dieu n’existait pas ? Pourquoi tue-t-on au nom de Dieu / Tue-t-on au nom de Dieu ? Comment penser que Dieu puisse exister quand les vies chavirent sous l’effet de la violence des hommes ?
Je ne vais pas m’attarder sur la première, parce qu’elle me semble moins problématique que les autres : si Dieu n’existe pas, ça ne change rien. « Et si je croyais pour rien ? » Je crois déjà pour rien. C’est gratuit. Cadeau. Reçu et donné. Aucune religion ne distribue de bons points pour aller au Paradis, ce que nous faisons de bien, nous le faisons gratuitement, ce que nous vivons pleinement, nous le vivons grâce à lui : que ce soit en son nom ou pas, cela ne change rien. Cela devient certes plus difficultueux lorsque les hommes déploient leur force de destruction au nom de Dieu. Votre chanson semble concerner tous les noms de Dieu, principalement dans les trois monothéismes, mais pas uniquement : Abderhamane et « inchallah » désignent l’islam, Martin et « alleluia » le christianisme, David et « arour hachem » (je suppose pour « baroukh hachem », Dieu – le nom soit béni) le judaïsme, sans oublier l’hindouisme ou a minimasa branche consacrée à Krishna (« hare Krishna »). Vos trois couplets sont consacrés successivement à la religion, puis à son ambivalence, puis à la guerre. Jamais vous ne dites que la religion est la source de la guerre… néanmoins, l’association par analogie le suggère, et j’aimerais revenir sur ce point, parce que je ne suis pas d’accord.
Les images que vous avez choisies pour le clip vidéo qui accompagne votre chanson soulignent fortement cette association, en faisant s’enchaîner à un rythme très soutenu des images religieuses et des images de dévastation, imprimant dans l’esprit du spectateur que les unes sont liées aux autres. Vous commencez par montrer des images des différents organes de perception (yeux, oreilles, parole), que j’interprète comme une manière d’introduire ce qui suit comme le réel, ce qui est perceptible du monde, par opposition à un Dieu dont l’existence est incertaine. Cette introduction visuelle est plastiquement moins forte que la suite, mais sur le fond je la trouve plus pertinente. Après les œuvres picturales mettant en scène des massacres sur fond religieux pour le premier refrain, nous voyons s’enchaîner pour le premier couplet : un chœur chantant (pas nécessairement religieux), des religieux portant la tiare, des juifs orthodoxes, un chapeau du Ku Klux Klan devant un feu, un prêtre et un prisonnier, des bannières de procession, un condamné à la pendaison, des discours politiques, des hommes priant devant le mur des Lamentations, des musulmans priant dans le désert, l’émeute d’une population noire, le geste à la foule d’un dirigeant portant un chapeau colonialiste, le signe de croix d’un homme à tiare, une émeute. Le refrain qui suit fait se succéder autodafé, cérémonie du KKK autour d’une croix en feu, hommes maigres apeurés allongés dans une fosse, enfants en uniforme pleins de santé qui chantent, foule fuyant devant une gerbe de feu ou d’eau, chute de symbole du haut d’un bâtiment, vous chantant, des femmes. Les couplets et refrains qui suivent mettent en quelque sorte en abîme ces images, car on vous voit vous promener devant des écrans faisant défiler des portions de films du même type que celles qui précèdent, mêlant références religieuses, et références n’ayant rien à voir avec la religion (guerre du Vietnam par exemple), mais à connotation militaire : troupes, émeutes, armes, chars, réfugiés, blessés de toutes nations, explosions, morts.
Une grande partie des visuels que vous avez associés à la chanson sont des images de conflits qui n’ont rien à voir avec la religion. Passons. Certains conflits armés passés et actuels ont été et sont justifiés par la religion, les croisades en sont l’exemple le plus célèbre. Actuellement, ce ne sont pas les chrétiens qui sont sur le devant de la scène des horreurs commises au nom de Dieu, mais par le passé, ils n’ont pas été en reste : c’est un truisme que de rappeler qu’ils ont soumis des innocents à l’inquisition, détruit des civilisations (amérindiennes par exemple), réduit en esclavage, colonisé et asservi des populations. La religion juive n’étant pas prosélyte, et les juifs n’ayant pas eu de pouvoir temporel fort depuis que l’histoire est documentée, mais ayant été des minorités en diaspora pendant deux millénaires, ils n’ont que rarement été facteurs de conflit, en dehors de ceux engendrés par la fondation de l’État d’Israël. L’hindouisme a fait des ravages à l’intérieur de sa propre religion (les dalits– intouchables – hors caste), et en fait actuellement, dès lors qu’il s’associe au nationalisme hindou. L’islam, dans sa version fondamentaliste et politisée, a détruit depuis la fin du XXesiècle plus de vies qu’il n’en a probablement jamais détruit par le passé. Vous, qui dites être touché par la religion, dites également que des guerres éclatent à cause des religions[16]. Sur ce point, je tiens à vous exprimer mon désaccord. Les guerres éclatent malgré la religion, bien qu’elles éclatent parfois au nom de la religion. Mais le nom est alors usurpé, et les motifs réels sont à chercher du côté du pouvoir et de l’appât du gain. La religion, lorsqu’elle est détournée pour asseoir le pouvoir, ne peut l’être que si elle interprétée à un stade littéral qui devrait rester celui de l’enfance (le stade 2 de Fowler[17]).
Le conflit israélo-palestinien, par exemple, est emblématique de ces guerres qui peuvent sembler religieuses, mais qui relèvent bien, en grande partie, du temporel. Le sujet est d’actualité : cette semaine, la chaîne franco-allemande Arte a produit trois documentaires de qualité sur l’État d’Israël, pour commémorer les 70 ans de son existence, et Foxtrot, un film franco-israélo-germano-suisse, est à l’affiche. Les documentaires comme le film montrent d’une part que la fondation de cet État a majoritairement des causes politiques et sociales (certains ultra-orthodoxes sont certes colons pour des raisons religieuses, mais à eux seuls ils n’auraient ni créé ni maintenu un État). Ils soulignent d’autre part que la guerre permanente que vit et génère l’ État d’Israël cause des morts absurdes sans que le nom de Dieu n’ait été brandi. Le film montre ainsi une voiture de jeunes Palestiniens, dévastée à un check-point parce que la canette de bière qui en tombe est prise pour une grenade, et le jeune appelé israélien qui est ramené à son domicile après cette désastreuse méprise meurt dans un accident de la route en évitant un chameau qui surgit sur cette piste du désert (le spectateur craignait plutôt une mine). Le réalisateur pointe ici volontairement l’absurde et l’arbitraire de la mort qui fauche la jeunesse dans un conflit avant tout territorial.
Paradoxalement, ces lieux où « balles traçantes », « armes de poing » et « enfants orphelins » abondent ne sont pas ceux où la vie spirituelle est la plus faible. Pas chez ceux qui sont motivés par le « plaisir de zigouiller », bien entendu, mais chez ceux dont la vie est chavirée. Je réfléchissais à ce fameux stade 6 de Fowler, me demandant qui, parmi mes connaissances, était susceptible d’en relever. Qui fait preuve d’un « engagement radical en faveur de la justice et de l’amour, une passion altruiste pour un monde transformé, construit conformément à une intention divine et transcendante »[18] ? Tout théologien à la foi quelque peu murie se trouve-t-il coincé à au « stade 5 » ? Est-ce que la différence entre les deux se voit ou peut-elle être intérieure ? Une musicienne hors pair, chef d’un chœur d’enfants[19]qu’elle a fondé en Palestine après y avoir enseigné le violon, l’alto, la formation musicale et la culture musicale, est portée par une « passion altruiste pour un monde transformé ». Sa vie est en Palestine, mais elle maintient une activité d’enseignante dans l’enseignement supérieur à Paris, et dépense ses revenus dans ses trajets et son projet au bénéfice des enfants de Ramallah et d’Hébron, qui sortent grâce à elle de leur univers douloureux et de leur emprisonnement à ciel ouvert par l’intermédiaire de l’art. Elle ne fait pas étalage d’une quelconque foi, mais fonde sa capacité d’agir sur une énergie qui est « le cadeau de la providence divine et des exigences de l’histoire »[20], qui a l’ultime pour horizon, et qui pourrait s’exprimer dans n’importe quelle tradition religieuse. Sa « foi » est non seulement orientée vers le Royaume de Dieu, mais elle fait advenir le Royaume de Dieu. Son action libre représente ce à quoi une théologie incarnée devrait mené.
Tout cela n’enlève rien à la pertinence de la dernière image qui accompagne votre chanson : le nuage d’un essai atomique qui se diffuse dans les cieux. Comment imaginer que Dieu puisse exister, et laisser les hommes commettre de pareilles monstruosités ? C’est toute la question de la théodicée, une équation à trois éléments, que la théologie a tenté de faire tenir ensemble pendant des millénaires : comment penser l’existence du mal, d’un Dieu d’amour, et d’un Dieu omnipotent ? À vous de voir si vous rejetez l’ensemble de l’équation, si vous souscrivez à l’une des options qui peuvent la faire tenir, ou si vous abandonnez l’un des termes. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir laissé de côté la religion antalgique et la question de la prière qui semblent vous tenir à cœur, mais les autres interrogations soulevées par votre chanson m’ont déjà mobilisé au-delà du nombre de pages autorisé.
Bien à vous,
NB : Je sais qu’on ne change pas une équipe qui gagne, mais si vous vouliez bien dire à monsieur Voulzy de se renouveler un peu… les mêmes 4 temps, les trois mêmes accords sur tous vos refrains, l’enchaînement des quatre mêmes notes dans la mélodie, combiné au timbre de votre voix, cela forme certes une « pâte » très reconnaissable Souchon-Voulzy, mais ne trouvez-vous pas cela un peu lassant, qu’il vous donne toujours à entendre et chanter la même rengaine ? Claude Debussy avait bien compris que le renouveau et l’exigence personnelle sont des prérequis indispensables pour l’artiste : « Je crois que le principal défaut de la plupart des écrivains et artistes est de ne pas avoir assez de courage et de volonté pour rompre avec leur succès, de ne pas chercher des voies et des idées nouvelles. La plupart d’entre eux se reproduisent deux, trois, quatre fois. Ils n’ont pas le courage, la témérité, de laisser le certain pour l’incertain. Il n’y a pourtant plus grand plaisir que de descendre en soi, mettre en mouvement tout son être, chercher des trésors nouveaux et enfouis. Quelle joie que de trouver en soi quelque chose de neuf, qui nous surprend nous-mêmes et nous remplit de douceur. Celui qui se répète est semblable à celui qui imite les autres. Ne pensez-vous pas ? »[21]Je souscris à la suite aussi, mais comme elle est un peu plus caustique, je vous laisse aller y jeter un œil si la curiosité vous titille.
PS :Monsieur Croche, c’est presque aussi bien qu’Aux croyants et aux athées. Certes, il y a moins de théologie, mais c’est très drôle, un tantinet acerbe, et plein de musique. Et puis il paraît que l’art est un langage de changement, propice à la conversion, plus que le langage discursif.[22]C’est vrai que Debussy ouvre à Monod plus que l’inverse (l’éducation à la foi avant l’éducation de la foi, en somme) : une fois que l’on a été touché par la beauté de la création et ouvert à la transcendance par Le prélude à l’après-midi d’un fauneou La mer, il n’y a qu’à lire les nouvelles dans la presse pour que la question de la théodicée surgisse. C’est à ce moment-là que la théologie sauve le bateau. J’en reviens donc à Wilfred Monod, qui, mis en relation avec l’ensemble de l’existence, favorise non seulement l’accès au stade 5 de la foi que décrit J.W. Fowler[23], mais permet d’envisager la présence de Dieu malgré les terribles images que l’on peut voir dans votre clip : « Dans l’état présent de l’évolution terrestre, « Dieu » n’est pas encore une solution de l’énigme rationnelle, mais bien du problème moral. Et cela, à une condition : c’est qu’on ne lui prête pas une omnipotence actuelle dans la réalité soumise à notre observation, sans quoi, non seulement on ne résout point les difficultés intellectuelles du mystère planétarien, mais on perd même l’appui moral qu’un sûr instinct va chercher dans « le Père ». »[24]
2.5. Lettre à Linda Lemay, « M’exaucerais-tu quand-même » Et l’éducation dans la foi
Chère Madame,
Avant de glaner en quelques « clics » de menues informations sur votre relation à Dieu, et de lire un entretien que vous avez eu avec une journaliste du quotidien La Croix, je m’apprêtais à vous dire que si vous écrivez à Dieu, même motivée par l’énergie du désespoir, c’est que vous ne l’aviez pas tout à fait oublié. D’autres, même arrivés aux dernières extrémités pour eux-mêmes ou leurs proches, n’auraient pas l’idée de s’en remettre à une transcendance. Mais voilà que vous déclarez : « Pour moi, c’est assez simple d’ouvrir ma porte intérieure à Dieu, de lui parler comme si je me parlais à moi-même, de lui confier ce qui me bloque, me décourage, me dérange pour essayer de remplacer ça par de la force, du courage, de la détermination. [… ] Souvent mes chansons sont des prières, sous forme d’histoires de vie. »[25]La prière ne vous est donc manifestement pas étrangère, et d’autres de vos chansons en témoignent. J’ai lu le texte de Maudite prière, ainsi que celui de Ceux que l’on met au monde. Ils m’ont profondément touchée, ce à quoi je ne m’attendais pas. Je les utiliserais bien volontiers pour lancer une discussion éthique sur les grossesses non désirées ou sur le handicap, tant je les ai trouvés nuancés, justes, émotionnellement à la hauteur de leur sujet, sans pour autant manquer de pudeur. J’ai donc un doute sur le « je » de votre chanson, et me demande s’il ne s’agirait pas d’un « je » littéraire davantage que d’un « je » autobiographique. Je vais donc m’adresser au « je » de la chanson, et pardonnez-moi si de ce fait ce n’est plus nécessairement à vous que je m’adresse.
Si vous écrivez à Dieu, c’est donc bien que vous le pensez plus grand qu’un Dieu qui comptabiliserait les bons points en termes de pratiques ecclésiales. C’est tout de même un des grands apports du Nouveau Testament que de tirer un trait sur toute possibilité de considérer Dieu comme un grand comptable : « Dans un climat religieux où Dieu apparaît comme un comptable, où chacun doit compter ses bonnes et ses mauvaises actions, Jésus raconte des histoires où les comptables remettent les dettes, où les ouvriers reçoivent des salaires identiques, quel que soit le temps qu’ils ont travaillé, où des arbres fruitiers ne sont pas jugés à leur rendement en fruits. En présentant ces scènes de la vie ordinaire, mais où les choses ne se passent pas comme prévu, Jésus invite ses auditeurs à réfléchir sur leur relation à Dieu et leur offre l’occasion de cesser de considérer Dieu comme un Grand Comptable. »[26]
Les pratiques ecclésiales dont vous parlez relèvent surtout de rites catholiques : l’eau (« eau tiède », dite, ça fait un peu « missile » de croisière dès la première strophe…) qui bénit, la mère de Jésus, manger (ou pas) de la viande le vendredi, du chocolat (ou pas) pendant le carême, mettre des cierges… Je ne développerai pas l’ensemble des points que vous mentionnez, mais juste la question de la viande et du carême. Faire carême en modifiant son régime alimentaire, ce n’est pas mettre en œuvre l’Évangile, c’est suivre une prescription rituelle ecclésiale. En soi, cela n’a rien de mauvais, mais à vrai dire rien de bon non plus, et ce n’est pas ce qui permet de faire advenir le Royaume. Le réformateur Zwingli l’avait bien compris, et avait utilisé cette question du régime alimentaire pour prêcher en action, en distribuant des saucisses en plein carême. Comme le dit le théologien protestant Raphaël Picon : « Au diable les contritions, les mortifications, les devoirs imposés et les jeûnes. Tout cela n’est qu’une forme larvée d’égoïsme : on se fait son petit salut, on se prépare sa petite place au soleil, on se rend plaisants à Dieu ! Pour Luther, toutes ces bonnes œuvres ne sont que péchés ajoutés au péché, car, dans leur prétention au bien, elles nient le Christ, le don du salut ! […] On pourrait dire aujourd’hui qu’on « fait carême » pour s’offrir un temps à part, propice à la méditation, au recueillement, précieux pour retrouver le sens des vraies priorités. On « fait carême », car il est bon, aussi, de consommer moins et de penser à ceux qui ont moins. Très bien tout cela ! Mais pourquoi parler de « carême » ? Pour teinter de religiosité une morale personnelle ou un art de vivre en manque de légitimité ? Peut-être bien. Zwingli avait raison : pour entrer en carême, rien de meilleur qu’une bonne saucisse ! »[27]
En réalité, il ne s’agit pas tant de pratiques affiliées ou non à l’Église romaine, que d’un certain type de christianisme, qui accorde plus ou moins d’importance aux rites. Un ami dominicain m’avait raconté, tout content, qu’il était allé au restaurant manger une choucroute avec sa mère le jour du Vendredi saint. La prière, le Notre Père, le blasphème, les « histoires obscènes » et l’intensité de la pratique ont plus ou moins d’importance pour les chrétiens, quelle que soit leur confession. Je connais des catholiques et des protestants très attachés aux œuvres, non pas en tant qu’elles auraient une fonction salvifique, mais en tant qu’elles sont le fruit logique de la foi ; de même, on peut être attaché aux rites en tant qu’ils permettent de faire église et de s’inscrire dans une communauté de croyants, évitant ainsi la surdimension égocentrique d’une foi vécue trop individuellement. Une brillante jeune théologienne refuse de dire le Notre Père et de communier, car cela n’a, au jour d’aujourd’hui, pas de sens pour elle. Quelques excellents pasteurs sont particulièrement fortiches en blagues inracontables. Le blasphème ne veut rien dire pour moi : Dieu n’est pas si petit qu’il puisse être affecté d’une quelconque manière par une parole humaine dépréciative.
Il est peut-être davantage préjudiciable de perdre de vue certains fondements du christianisme : faire s’effacer Dieu derrière Mamon, ou s’asseoir sur les commandements. Mais moins que de négliger une éthique humaine qui transcende les religions, comme vous le dites lorsque vous vous accusez de n’avoir pas été serviable, de n’avoir pensé qu’à vous-même, de n’avoir pas été fidèle (à quoi, à qui, d’ailleurs ? ce n’est pas le concept le plus simple de la chanson…). Cela dit, je me demande si votre côté « catho » n’appuie pas un peu votre autoflagellation, sur le mode « plus je m’accuse, plus je serai pardonnée »…
Mon professeur demande que je vous dise quelles ont été les pratiques du contexte religieux dans lequel j’ai grandi… cela va être rapide ! J’ai grandi dans un foyer athée, sans aucune pratique religieuse : jamais vu ni shabbat ni messe avant l’adolescence. J’ai vaguement appris un Notre Père en allant à l’enterrement de mon arrière-grand-mère. Le résultat a été folklorique : j’ai pointé mon nez dans un certain nombre d’églises, de courants et de religions divers, les boudant tout à fait à l’occasion. Mes pratiques religieuses ont donc fluctué et fluctuent toujours, mais elles ne sont pas alignées sur celles de mon enfance. Je trouve, in fine, que c’est une chance, par rapport à ceux dont on a « bourré la tête » de dogmes et de pratiques. On peut développer une spiritualité et une éthique qui disent ou ne disent pas le nom de Dieu, sont ouvertes ou refusent la transcendance, sans avoir grandi dans un milieu religieux.
Est-ce que Dieu vous exaucera ?… Honnêtement, ça m’étonnerait que le fait d’être exhaussée ait quoi que ce soit à voir avec ce que vous avez fait ou n’avez pas fait. La grâce, c’est gratuit. Ce n’est pas pour autant bon marché comme le dit Bonhoeffer[28], c’est exigeant, mais ça, c’est une autre affaire. Comme dit plus haut, Dieu ne compte pas les bons points. Et à mon avis, s’il les comptait, vos « bonnes actions intéressées » (« si je te demandais, allumais des cierges, te promettais de croire, retrouvais le prénom de la vierge »), elles risqueraient de vous en enlever !
À mon avis, si Dieu ne vous exauce pas, c’est qu’il ne peut pas, et pas qu’il ne veut pas (je ne vais pas ouvrir le tiroir parce que cela revient dans une lettre sur deux, mais au sujet du casse-tête de la théodicée, je suis plutôt partisane de laisser tomber l’omnipotence). Et ça n’a rien à voir avec le mérite. Je connais pas mal de gens qui se retournent la tête en permanence pour faire tout au mieux, qui se remontent les manches tant qu’ils peuvent, et dont la vie est, en partie, en piteux état. Et beaucoup qui ne se posent pas trop de questions ne se préoccupent que modérément d’éthique et pas du tout de Dieu, dont la vie semble florissante. Y a pas de justice, en fait. Et je ne suis pas non plus certaine que le sentiment d’intégrité profonde compense ou répare les parties de l’existence qui sont en lambeaux.
Votre chanson a quelque chose de chrétien, parce que, contrairement au tableau noir que je viens de brosser, elle est espérante. La prière d’une théologie libérale sans « Dieu personnel » peut l’être moins : celui qui prie ne s’adresse alors pas à « quelqu’un », il ne demande pas pour lui, ne pense pas que l’intercession ait un sens ou une possibilité d’être agissante, ne pense pas que Dieu puisse l’exaucer, ne peut alors que rendre grâce (ce qui n’est pas si mal). Cette forme de prière est cohérente intellectuellement et théologiquement, mais pas nécessairement espérante. En ce sens, pas très chrétienne. Votre espoir, votre tentative, témoignent, en un sens, d’une espérance plus grande.
Avec mes meilleurs messages,
2.6. Lettre à Michel Fugain, « Fais comme l’oiseau » et l’éducation dans la foi
Cher Monsieur,
Avant de réfléchir à cette lettre, je ne savais pas que votre chanson provenait d’une chanson brésilienne, que j’ai découverte avec plaisir. Elle témoigne donc d’un beau métissage musical, qui syncrétise musique française et musique brésilienne librement, à l’image de l’éducation par la foi, qui ne peut se déployer dans un milieu fermé dont la pensée ne se construirait qu’à partir d’une source unique, fût-ce l’Écriture. Mes excuses si mon entrée en matière vous embarque un peu abruptement dans mon sujet d’étude ! Je tente de faire dialoguer votre chanson avec la question de l’éducation par (mais aussi un peu à, de, et dans, inévitablement) la foi, et elle s’y prête plutôt bien !
Si le métissage me semble pouvoir être une métaphore de l’éducation par la foi, ce n’est pas le cas du renversement de sens que vous avez opéré dans votre adaptation. Les affects de la chanson d’Antonio Carlos e Jocafi étaient en apparence opposés à la musique, ce qui lui donnait une strate sémantique supplémentaire : en donnant à entendre un refrain majeur, syncopé, aux percussions entraînantes, mais lentes, sous le texte « tu as abusé, profité de moi », les Brésiliens donnent déjà à entendre le « mais ça ne fait pas mal » du couplet, auquel on ne croit cependant qu’à moitié. En adaptant des paroles de vie sur le refrain enlevé, puis d’introspection douloureuse sur le couplet en mineur, vous lissez un peu le rapport texte-musique. De même, les harmonies de la guitare des Brésiliens, dans le couplet, sont plus riches que le contrechant des chœurs que vous leur substituez, et les dissonances légères et surprenantes de cordes sont subtilisées par votre arrangeur. Votre chanson est ainsi plus lisible que l’originale, mais elle en aplanit le sens musical potentiel ; elle réduit en quelque sorte la complexité du réel, ce qu’une éducation par la foi ne devrait pas faire. « En entrant dans la réalité de l’autre et en laissant l’autre entrer dans ma réalité »[29], le réel ne peut être simplifié, en tous les cas pour ce qui concerne l’éducateur, mais aussi pour l’apprenant, en fonction de son stade de développement.
Le texte de vos couplets offre des possibilités d’identification assez fortes pour l’auditeur. On peut tous penser : « je ne sais pas », « je ne sais plus », « je suis perdu ». Pour le « y croire » ou pas, les réponses peuvent diverger : vous semblez ne pas croire parce qu’il manquerait un « parce que ». Sans « parce que », on peut croire « en dépit de ».
Comme vous, nous sommes seuls, nous avons peur, nous ne savons pas non plus comment on peut vivre aujourd’hui – pas davantage qu’hier ou demain. Nous avons terriblement peur du temps qui passe, parce que « la route de la mort est poussiéreuse », et parce que la « brève chandelle » s’éteint trop vite. Nous avons peur, comme Macbeth, que l’histoire soit « pleine de bruit et de fureur » et ne signifie rien. La peur de l’absence de sens n’a pas d’âge, mais celle de la chandelle qui brûle vient souvent avec la parentalité, qui fait entrer de plein fouet dans l’âge adulte. Le temps, qui passait à une vitesse normale avant cela, se met à passer à une vitesse folle : les parents ne parviennent pas à grandir à la même vitesse que leurs enfants, ils prennent aussi conscience que la vieillesse n’est pas un monde étranger, mais le leur, pas plus tard que demain.
Il faudrait pouvoir suspendre le temps hors du bruit et de la fureur, multiplier les petits « kairos »[30], les instants de grâce, qui surgissent dans le « chronos ». Celui-là est impitoyable, il s’emballe, il nous fait craindre que la vie ne soit finie avant d’avoir commencé, avant que nous n’ayons appris à vivre. Quoique… ce n’est pas tout à fait vrai : les enfants savent vivre. Les yeux des enfants qu’une violence exagérée n’a pas voilés sont immensément vivants. Ceux des adultes se ternissent petit à petit, sauf ceux des quelques pépites lumineuses qui parviennent à réapprendre à vivre l’instant avec l’acuité et la vivacité de l’enfant, et dont les stries auréolent plutôt que fatiguent un regard qui irradie de bonté et de malice. Peut-être qu’ils peuvent être une balise sur le chemin de l’ultime, histoire d’éviter que nous ne nous perdions ?
« L’amour dont on vous a parlé », vous n’en voyez pas la trace ? Sérieusement, ou pour les besoins de la chanson ? J’ai l’impression qu’il en subsiste partout, des traces ! Même lorsque le tunnel est long et très assombri, que le tableau général tend à nous les cacher. Des rais de lumières, il y en a partout : dans le visage d’autrui, d’abord et avant tout, dans la contemplation du monde (pas du boulevard périphérique, certes). Même dans un cadre atroce, on peut croiser un sourire véritable, un regard lumineux, un brin d’herbe dont la beauté fragile saisit. Même si nous sommes seuls ou privés de nature, nous pouvons nous tourner vers des sources sûres et facilement accessibles pour trouver « des traces du sauveur », à travers l’art. Nous pouvons lire, regarder, écouter, aussi souvent que nécessaire, et retrouver le fil du sens. Cependant, il ne s’agit que de traces, et l’amour qu’on nous a chanté, nous ne pouvons le trouver que dans le visage d’autrui. Emmanuel Levinas, qui n’était certes pas chrétien, pour ce que j’en comprends[31], dit cela merveilleusement bien. Plusieurs théologiens ont développé l’idée que, si Jésus est entièrement Christ (c’est-à-dire oint, messie, horizon et chemin d’humanisation), tout le christique n’est pas en Jésus. Pour Cobb, le Logosest en parfaite coïncidence avec Jésus, mais cela n’empêche pas que le Logossoit à l’œuvre en chaque être humain[32], pour Tillich la présence spirituelle habite pleinement Jésus, et de façon parcellaire, mes semblables. « L’amour dont on m’a parlé », il est éclaté, mais il est partout autour de moi.
On me demande de répondre à vos dernières questions : « Est-ce que je dois montrer les dents ? » ; « Est-ce que je dois baisser les bras ? ». Il apparaît assez évident qu’une réponse « théologiquement correcte », c’est « ni l’un ni l’autre ». Pour autant, se départir de ces deux options peut se révéler bien difficultueux ! Ne pas montrer les dents sans baisser les bras est un vaste programme, qui consiste à prendre comme horizon de notre humanité Jésus de Nazareth tel qu’il nous est raconté par les évangiles. Cette humanité pleine est condensée dans cette injonction si provocatrice du sermon sur la montagne : retourne vers lui (et) l’autre (strepson auto kai ten allen) ! Plusieurs interprétations de ce verset sont possibles, je vous en propose deux, qui excluent l’idée de tendre l’autre joue dans le but de s’en reprendre une deuxième en pleine face, qui me semble peu signifiante. C’est déjà plus acceptable si on imagine que tendre l’autre joue a pour objectif précisément de ne pas être battu à nouveau, par le geste ou par le verbe. En effet, éviter de répondre à une attaque verbale par une autre attaque verbale, à un silence par un silence, se retenir de montrer les dents est souvent la façon la plus efficace de briser immédiatement l’engrenage de la rupture de relation. C’est à la fois facile à mettre en œuvre, parce que cela donne un sentiment de réaction juste, et terriblement difficile, parce que cela demande d’accepter d’être blessé plutôt que detransformer la blessure en colère, et de paraître le faible, le petit, ce qui demande de mobiliser toute sa force intérieure. Mais laisser à l’autre du pouvoir sur soi,aussi désagréable que cela puisse être, c’est aussi le laisser en capacité/possibilité de se dessaisir volontairement de ce pouvoir temporairement pris, ce qui est beaucoup plus satisfaisant que de l’extorquer de force. Ce chemin christique est sans dents, assurément pavé de révoltes intérieures, et il nécessite toute la force des bras, des jambes et du cœur !
Une deuxième interprétation me semble faire sens. L’évangéliste n’écrit pas « l’autre joue », mais seulement « l’autre » (certes, à l’accusatif féminin), et pas « tends », mais « retourne » : retourne quelque chose d’autre[33]. Cela introduit deux nuances de taille. Tout d’abord, « retourner » fait penser à « teshuva », autrement dit, à la conversion. Ensuite retourne l’autre, cela peut aussi vouloir dire que si tu te prends une baffe, c’est que tu t’y es pris de travers : essaie alors autre chose, présente un autre visage, déploie une autre stratégie. Si tu t’es pris une baffe, ne sors pas le poing, ne donne pas à nouveau ta joue à claquer, ne te sauve pas en courant, ne t’affaisse pas. Retournes-y, et présente autre chose. En théorie, c’est parfaitement convaincant ! Le seul problème, c’est que cela demande une énergie folle, c’est épuisant, et on peut déployer tous les « autres » possibles pour entrer en relation fonctionnelle avec l’autre, sans que pour autant cela « fonctionne ». Cette attitude « évangélique », dans l’éducation par la foi, est assez facile à mettre en œuvre avec des personnes vis-à-vis desquelles il y a peu d’affect. Elle est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre avec des proches… pour lesquels on souhaite parfois des dents solides, susceptibles de leur permettre de se tailler un monde vivable pour eux.
Ce n’est pas l’oiseau réel, qui ne vit pas concrètement d’air pur et d’eau fraîche, et ne peut pas aller indéfiniment plus haut que vous désignez, mais ce qu’il symbolise. Il n’a, comme le lys des champs, pas besoin de plus que le minimum nécessaire à vivre. Il n’est pas empêché, lié par ce qui le leste au sol, comme nous. Il n’est pas entravé par la pesanteur que décrit la philosophe Simone Weill[34], il est entièrement du côté de la grâce. Il est le symbole de l’Esprit saint, souvent symbolisé par une colombe, depuis le récit qui voit le ciel se déchirer et l’Esprit descendre sur Jésus comme une colombe. L’oiseau est aussi symbole d’espoir pour Noé, d’alliance pour Abraham ou pour le poète du Cantique des Cantiques. Il est du côté de la vie, et symbolise « cette forme de liberté supérieure qui dans l’action et les relations entre les personnes obéit aux impulsions de cet Esprit, sans se laisser intimider par la voix de la raison et les convenances ».[35]
En quoi une éducation à, de et par la foi pourrait-elle permettre d’apprendre le monde, de développer ce qui relie au monde sans être lié ni lesté par le monde ? Elle serait spécifiquement chrétienne en tant qu’éducation à et de la foi, mais pas en tant qu’éducation par la foi : une éducation peut être évangélique sans avoir de point d’ancrage en christianisme, et inversement une éducation prodiguée dans un environnement croyant peut n’être en rien évangélique.
Comment relier, sans lier ? Comment tisser avec et pour, sans que le tissage ne devienne un filet où se brisent les ailes ?
Bien à vous,
3. Synthèse
3.1. Lettre à Renaud, « Le marchand de cailloux »
Dis Renaud, qu’est-ce qui t’fait dire
Que Dieu s’rait un marchand
Même si c’était pas du pire
Ça s’rait qu’tout foutrait l’camp
Dieu sa came elle est gratuite
Quand bien même ça s’rait du vent
L’économie qu’est détruite
C’est le donnant donnant
Dis mon Dieu quand c’est qu’tu passes
Détruire les cailloux
Ceux qu’ont les gros dégueulasses
Qui font du mal partout
D’la télé et des Goliath
De tout c’qui diminue
L’humain et la populasse
Avec ou sans Jésus
Dis ma p’tite qu’est-c’ qui t’fait croire
Qu’avec des cailloux
Qu’en d’zinguant à coup d’pétoire
Les salauds qui ont tout
Ca donn’rait d’l’amour à boire
À ceux qui manquent de tout
Qu’on redonn’ra d’l’espoir
À ceux qu’ont un coup d’mou
Dis mon Dieu quand c’est qu’tu passes
Nous filer d’la tendresse
Parce que dans c’monde c’est la poisse
Ça hurle de détresse
Et c’est pas toutes les grognasses
Qui s’vomissent à confesse
Qui vont nous sauver d’l’angoisse
Et du manque de tendresse
Dis mon Dieu quand c’est qu’tu passes
Donner la liberté
Et que tu nous débarrasses
De c’qui nous lie les pieds
Pour qu’avant que je trépasse
Vivante et libérée
Je puisse contempler ta face
Et vraiment aimer
Dis ma fille pour que demain
Y ait un peu plus d’amour
Et que ton monde soit chrétien
Faut agir toujours
Rendre chaque geste plus humain
Plutôt qu’de bigoter
J’prie qu’tu penses chaque matin
À t’hominiser
Qu’tu penses chaque matin
À t’hominiser
[1]Constance Luzzati est étudiante en bachelor en théologie à distance, à la faculté autonome de théologie, de l’Université de Genève.
[2]Martin Buber, Je et tu, Paris, Flammarion, coll. Aubier philosophie, 2012 (1èreéd. 1923).
[3]France Quéré, La foi peut-elle se transmettre, Paris, Cerf, 1974, p. 8.
[4]Edmond Ortigues, « Foi », Encyclopaedia Universalis, s.d.
[5]France Quéré, op. cit., p. 12.
[6]Abigaïl Bassac, « Le charbonnier n’existe pas », Évangile et liberté, n° 298, avril 2016.
[7]Blaise Pascal, Pensées, chapitre 7, Paris, édition de Port-Royal, 1669-1670, p. 61.
[8]Georges Brassens, Interview diffusée sur France Culture, 17 février 1979.
[9]Marcus J. Borg, The Heart of Christianity : Rediscovering a life of faith, San Francisco, Harper, 2003.
[10]Régine, « Gainsbourg et moi, nous étions tous les deux dans le même voyage… », Le Figaro, Paris, 24 février 2006.
[11]Le lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame, décédé le 24 mars 2018, après avoir pris volontairement la place d’un otage.
[12]Philippe Mérieu, Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éd., 2009 (6èmeéd.), p. 14.
[13]Ibid., p. 60.
[14]Cf.Paul Watzlawick, Le langage du changement, Paris, Seuil, coll. Points, 2014.
[15]Dans Le Sacré(Paris, 1917), Rudolf Otto montre comment le numineux nous place face au tout-autre, c’est-à-dire au non pensable, au non concevable, qui suscite crainte et fascination.
[16]« Les religions me touchent beaucoup parce qu’elles proposent un secours dont tous les hommes ont besoin. Ils sont un peu perdus dans cet inconnu où nous nous trouvons : la terre, l’infini, la mort… Donc les religions apportent des réponses aussi bien aux musulmans qu’aux juifs, bouddhistes ou chrétiens. Par contre, l’extraordinaire des événements récents de la vie mondiale est de constater que des guerres éclatent entre les gens à cause des religions : ils veulent que les autres choisissent la leur, sans ça ils les tuent ! Nous, on a fait pareil avec les croisades, l’Inquisition… Ce qui est curieux par rapport à ces guerres de religions, c’est qu’elles sont justement tellement loin de la religion ! C’est tragiquement drôle. » Alain Souchon, cité par Frédéric Jambon, « Alain Souchon, Mélancolique et farfelu », Le Télégramme, 29 mars 2006.
[17]James Fowler, Stages of faith : the psychology of human development and the quest for meaning, San Francisco, Harper & Row, 1981.
[18]Cf. Fowler, op. cit., p. 114.
[19]Amwaj Choir, dirigé par Mathilde Vittu.
[20]Fowler, ibid.
[21]Claude Debussy, Monsieur Croche, Paris, Gallimard, 1987, p. 311.
[22]Cf. Maurice Baumann, Jésus à 15 ans : didactique du catéchisme des adolescents, Genève, Labor et Fides, 1993.
[23]Op. cit.
[24]Wilfred Monod, Aux croyants et aux athées, Paris, Phénix éditions, p. 210.
[25]Claire Lesegretain, « Les béatitudes (1/10) Heureux les hommes….. Entretien avec Lynda Lemay, chanteuse : Je crois que le bonheur est à portée de main », La Croix, 19 juillet 2010.
[26]Olivier Bauer, Cours de théologie pratique,Bachelor, Brevet 2, Lausanne, 2017.
[27]Raphaël Picon, « Carême »,Évangile et Liberté, mars 2014.
[28]Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple : prix de la grâce, Genève, Labor et Fidès, 2009.
[29]Parker J. Palmer, To know as we are known : a spirituality of education, San Francisco, Harper & Row, 1983, p. 8.
[30]Constance Luzzati, « Kaïros », Évangile et liberté, janvier 2019.
[31]Cf. Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le livre de poche, 1984.
[32]Cf. André Gounelle, Le Christ et Jésus. Trois christologies américaines : Tillich, Cobb, Altizer, Paris, Desclée, 1990.
[33]Cf. James Woody, Prédication sur Matthieu 5, Paris, Oratoire du Louvre, 10 janvier 2016.
[34]Simone Weill, La pesanteur et la grâce, Paris, Pocket, 1993.
[35]Cf. Albert Schweitzer, Prédication sur 1 Thessaloniciens 5.