G. Lasserre – Une vision globale de la ritualité éclairée par les sciences humaines – 2018

Pour citer cet article : Lasserre, G. (2018). «?Une vision globale de la ritualité éclairée par les sciences humaines. Quelques pistes de travail pour la réflexion sur les rites en Église et leur pratique?», Les Cahiers de l’ILTP, mis en ligne en mai 2018 : 8 pages. Disponible en libre accès à l’adresse : https://wp.unil.ch/lescahiersiltp/2018/05/g-lasserre-une-v…es-humaines-2018/

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Guy Lasserre[1]

 

La pratique de rites appartient à toute vie d’Église et les ministres en sont souvent les conducteurs. Les rites traditionnels évoluent et de nouvelles situations ou de nouvelles demandes suscitent la mise en œuvre de rites nouveaux. Pour éclairer la réflexion et aider à l’échange sur les pratiques, je vous propose d’abord une définition de la ritualité à partir des travaux de Houseman, suivie de l’indication des fonctions des rites. Je présenterai ensuite quelques implications pour la réflexion et la pratique dans le cadre de l’Église.

Mes propos se fondent sur les apports de notre première journée et sur les documents reçus (voir les références en fin d’article). Ils ne cherchent pas l’exhaustivité. J’ai gardé ce qui me semblait le plus important et le plus utile. Pour alléger la présentation, les renvois aux exposés de la première journée ne sont pas indiqués.

1.    Définition et fonctions de la ritualité

1.1.  Définition

Le rite est un mode d’interaction collectif qui doit transformer la disposition intérieure des participants. Ce mode d’interaction comprend une dimension symbolique, s’appuie sur une tradition, met en œuvre un dispositif de croyances ou une cosmologie. C’est une forme de communication performative et multisensorielle.

Houseman distingue quatre modes d’interaction dans lesquels les liens entre disposition et action sont vécus différemment, comme le montre le schéma (tiré de la présentation d’Emmanuel Thibault, p. 9).

Ordinairement, j’agis en fonction de mes dispositions intérieures, mes intentions, mes états intérieurs par exemple. Dans le rite, je participe à une action qui me change intérieurement. Je vais au culte pour que le culte me transforme ou me fasse du bien sans que je sache d’avance précisément ce qui adviendra. Dans les deux autres modes, le lien de causalité entre disposition et action est rompu. Dans le jeu, car je ne dois pas laisser voir mes dispositions intérieures et dans le spectacle, car le rôle joué n’entraîne pas, en principe, une disposition intérieure. Le comédien joue un rôle auquel il ne s’identifie pas.

Pour que l’action modifie la disposition intérieure du participant, certaines conditions doivent être remplies, certaines composantes du rite doivent être présentes :

  • Le rite a une dimension symbolique. Il met en œuvre des symboles, l’eau, la lumière, le pain… et des gestes symboliques, se lever, s’agenouiller, marcher, manger… qui touchent les sens et suscitent la capacité d’évocation des participants. Ces symboles ouvrent une polysémie caractéristique des rites. Ils sont souvent ambigus, parfois porteurs de vie ou de mort, comme l’eau dans le baptême.
  • Le rite s’appuie sur une tradition et une culture. La compréhension des symboles et de l’action demande la connaissance, au moins partielle, d’une culture ou d’une histoire. La répétition du rite permet que cette compréhension s’approfondisse et évolue.
  • Le rite met en œuvre un dispositif de croyances ou une cosmologie. Il se réfère à une pratique ancrée dans des croyances et dans une vision du monde. Le rite s’y réfère et il en rend participant. Il fait entrer le participant dans la communauté célébrante et croyante.
  • Le rite a une dimension collective. Il se vit en principe avec d’autres et renvoie à une pratique plus large. Même dans un baptême où le célébrant et le participant ne seraient que deux, le rite relierait à d’autres dans le passé et dans d’autres lieux. Souvent, il y a plusieurs participants et parfois des témoins dont le rôle est important.

Le mode d’interaction rituel peut être comparé à une forme de communication avec son langage propre, à la fois verbal, gestuel et symbolique. Il est un langage performatif puisque sa particularité est de transformer la disposition des acteurs et il est multisensoriel grâce aux actions qu’il ordonne et aux symboles qu’il met en œuvre.

1.2. Fonctions

La participation à un rituel a diverses fonctions d’importance variable selon les rites.

  • La participation crée une appartenance ou la renforce. Elle insère dans un groupe et dans une histoire. Elle relie à d’autres qui ont vécu le même rite, dans le même lieu et le même temps ou dans d’autres lieux et dans d’autres temps. Le rite contribue ainsi à la détermination d’une identité.
  • Le rite intègre une transcendance ou un au-delà du présent dans le présent. Par sa dimension symbolique et ses références à une tradition, il s’y joue quelque chose qui dépasse l’instant et relie à ce qui fonde le groupe ou la tradition qui s’exprime dans la célébration.
  • Le rite donne sens aux événements. Sa dimension symbolique et ses références au passé et à la transcendance contribuent à transformer le regard sur le quotidien. Ce sens n’est pas univoque pour tous. Le rite permet de se retrouver dans une orthopraxie sans exiger une orthodoxie. Des participants à une même célébration de la cène peuvent donner des sens différents à ce qu’ils vivent ensemble. Quand le rite se fait pour une occasion particulière telle une naissance, un deuil, un changement de position sociale, il éclaire l’événement à la lumière de la tradition ou de la transcendance à laquelle il se réfère. Il modifie ainsi la manière de le comprendre et de le vivre.
  • Le rite unifie le participant dans la complexité de sa personne et de son histoire. Il lui offre un cadre pour ressaisir son existence, son identité, et lui donner une forme sociale dans une culture ou une religion. En même temps, le rite peut augmenter cette complexité en permettant de se percevoir autrement ou d’avoir de nouveaux rôles.
  • Le rite ouvre à une nouvelle perception globale de l’existence et du monde, fait évoluer la perception que les participants avaient déjà ou vient la confirmer. C’est la conséquence des fonctions vues précédemment.

Ces fonctions montrent l’importance des rites et de leurs enjeux. Le praticien du rite doit en être conscient pour que le dispositif rituel qu’il met en œuvre puisse remplir son rôle.

2. Quelques implications pour la réflexion et la pratique des rites en Église

2.1. L’importance du rite

La définition et les fonctions des rites en montrent l’importance pour la vie de l’Église. Ils donnent à l’appartenance à l’Église une dimension plus globale et existentielle engageant l’ensemble de la personne, dans les diverses parties de son être, corps, émotions, sensations, intelligence, comme dans ses liens aux autres, à l’histoire et à Dieu, voire dans ses rôles sociaux. Ils contribuent à une intériorisation de la foi et à une participation à la mise en œuvre d’une vision chrétienne de l’existence dans le monde. Ils permettent aussi d’intégrer dans la communauté des personnes venant de l’extérieur et d’accompagner des événements importants de la vie. Comprendre les rites et savoir les conduire est donc important.

Comme protestants, nous sommes parfois méfiants vis-à-vis des rites. Les craintes les plus courantes sont celles de la magie (ou de l’inefficacité), du formalisme ou des risques de la polysémie des rites. Nous ne dépasserons pas ces craintes en supprimant les rites ou en les noyant dans des explications, mais en comprenant comment ils se vivent et en acceptant de ne pas tout maîtriser. La perte des rites aboutit au dessèchement ou à la désincarnation de la foi, au moralisme ou à une orthodoxie intellectuelle rigide.

2.2. Les limites du rite

Le rite est nécessaire à l’expression de la vie d’une communauté de foi et à son unité. Il n’est cependant pas autosuffisant. Il doit être pensé, au moins par celles et ceux qui le conduisent, pour tenir compte des évolutions sociales ou culturelles et des évolutions dans l’interprétation de la tradition. Il doit donc s’inscrire dans une réflexion globale, théologique et anthropologique.

La polysémie du rite est constitutive de sa nature. À l’intérieur de la célébration, elle peut être en partie limitée pour prévenir des interprétations trop fantaisistes ou considérées comme hétérodoxes. En dehors de la pratique, un discours sur le rite est nécessaire comme un discours sur la tradition et son interprétation. De plus, une vie de la foi, communautaire et personnelle, devrait confirmer (ou infirmer) ce qui est vécu dans le rite.

2.3. La dimension globale du rite

Le rite englobe l’ensemble d’une célébration. C’est le culte comme tel qui est rite et non pas seulement certaines de ses parties. Les paroissiens viennent pour être transformés, autant par les prières, les chants, l’ambiance, les sacrements, les lectures bibliques ou la prédication. Les uns sont plus sensibles à certains aspects, d’autres plus attentifs à certaines parties du culte, mais c’est le tout qui est rite et qui doit être pensé comme tel. La cohérence de l’ensemble est importante.

2.4. L’aménagement des rites

Les rites évoluent tout en apparaissant stables. Cette tension est nécessaire à leur fonctionnalité. Leur stabilité facilite l’appropriation de ce qui s’y passe et l’intégration à une histoire. Leurs changements permettent de tenir compte des évolutions culturelles et théologiques. S’ils sortent trop des langages communs ou de la culture commune, ils sont trop extérieurs pour transformer la disposition intérieure. S’ils restent immuables, leur sens évolue, car les symboles et les contextes changent. Une catéchumène qui viendrait voilée pour sa confirmation, comme c’était le cas il y a 50 ans, cela n’aurait plus le même sens aujourd’hui. Il est donc normal que les rites évoluent. Ces évolutions sont déjà présentes dans la Bible. L’histoire de la fête de la Pâque dans l’Ancien Testament en est un bon exemple. Ce rite a évolué selon les époques et les milieux. Des fêtes différentes ont été mises ensemble, pâque et pains sans levain?; les lieux de l’action rituelle ont changé, passage d’une fête familiale ou clanique à une fête nationale au sanctuaire central?; certains gestes ont parfois disparu, par exemple mettre du sang de l’agneau pascal sur les montants de porte?; des formes nouvelles liées au contexte culturel ont modifié la pratique, comme l’influence des festivités hellénistiques offertes par les familles dirigeantes de la cité (évergétisme)…

L’aménagement des rites est possible et nécessaire, mais il doit tenir compte des différentes composantes du rite et du contexte culturel. Il prendra en compte les évolutions de la tradition qui a porté le rite et de sa compréhension d’elle-même. Il doit aussi être attentif aux évolutions des symboles et des croyances en général, des langages et des modes de relation comme aussi des représentations du monde. Que signifie, par exemple, pour des personnes d’aujourd’hui de voir un pasteur porter une robe blanche ou noire pour la célébration du culte?? Qu’est-ce que cela change pour la manière de vivre le culte??

2.5. Une pédagogie du rite

Une introduction aux rites de la foi appartient traditionnellement à la catéchèse. Le culte et les sacrements sont souvent au moins abordés. Une initiation aux chants et aux prières est en principe présente. Généralement, une pratique cultuelle appartient aux parcours catéchétiques. Ces aspects sont nécessaires pour donner la possibilité et l’envie d’entrer dans une pratique rituelle. Suivant les situations, il peut être bon de vivre d’abord le rite puis d’en parler davantage ou d’en parler abondamment avant d’y participer, mais il est important qu’il y ait possibilité de parler du rite et de le vivre.

La manière dont sont vécus certains rites aujourd’hui avec introduction préliminaire et explications puis groupe de parole pour partager ce que l’on a vécu dans le rite montre l’importance de l’inscription de la pratique rituelle dans une démarche de type catéchétique. Cela pourrait inspirer la pratique ecclésiale.

2.6. Parler des rites avec ceux qui les vivent

L’aménagement des rites ou la mise en œuvre de rites nouveaux demande d’être conscient de ce que vivent celles et ceux qui y participent. Il est donc nécessaire d’en parler avec eux.

Les participants à nos rites, réguliers ou occasionnels, sont ceux qui peuvent dire le mieux quelles dispositions le rite a suscitées en eux. Les participants réguliers ont l’avantage de pouvoir attester des effets de la répétition et d’une intégration de la pratique rituelle. Les participants occasionnels ont l’avantage d’être plus extérieurs et de pouvoir mieux ressentir les décalages provoqués par le rite dans leur contexte actuel et leurs effets.

Il me semble que nous parlons peu en Église des rites à partir des dispositions qu’ils suscitent. Nous nous accrochons souvent à des aspects du rite qui nous plaisent ou nous déplaisent sans expliciter leur impact. Nous justifions volontiers une pratique à laquelle nous sommes attachés par un recours à la tradition, mais ce recours n’a de sens que s’il suscite un effet qui est conforme à la tradition. Quand le chant de cantiques traditionnels empêche une partie des gens de chanter, il ne remplit plus sa fonction de donner la parole à l’ensemble de la communauté et de la porter au gré de la mélodie, du rythme et des paroles.

Documents remis pour la première journée de formation

Bauer, Olivier : Ce que le monde protestant a coutume d’appeler «?rite?» et les questions qui se posent.

Thibault, Emmanuel : Une approche anthropologique contemporaine du rituel.

Mottu, Henri : Article «Rites» in : Pierre Gisel éditeur, Encyclopédie du protestantisme, Paris, Le Cerf, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 1338-1354.

Bibliographie pour poursuivre l’étude

Bauer, Olivier : Les rites protestants en Polynésie française : «?Quand faire c’est dire?!, Paris, L’Harmattan, 2003.

Bauer, Olivier : Les cultes des protestants, Genève, Labor et Fides, 2017.

Houseman, Michael, et Severi, Carlo : Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle, Paris, CNRS, 1994.

— : Le rouge est le noir, essais sur le rituel, Presses Universitaires du Mirail, 2012.


[1] Guy Lasserre est pasteur de l’Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud,
paroisse de Prilly-Jouxtens.
L’article qui suit reprend la contribution du pasteur Guy Lasserre au début de la seconde journée d’une formation continue de l’Office protestant de la formation (OPF), organisée par Sophie Wahli-Raccaud sur le thème : ?Ritualité actuelle et pratique d’Église?, les 30 novembre 2017 et 26 avril 2018. Il présente une synthèse des apports de la première journée, centrée sur des approches anthropologiques et théologiques du rite et esquisse quelques pistes pour la réflexion sur les rites en Église et leur pratique. Pour l’anthropologie, les intervenants, Claude Grin et Emmanuel Thibault, membres du Cercle International pour la Recherche sur les Ritualités contemporaines, travaillent dans les perspectives ouvertes par les travaux de Michael Houseman.