Interprétation des résultats

L’importance de la Chine dans la presse libérale romande au XXe siècle

La couverture du sujet dans les deux journaux est relativement uniforme sur tout le XXe siècle. Les différentes classes présentées ci-après témoignent du même phénomène.

Figure 3 – Probabilité qu’un article du corpus figure en première page d’un des deux journaux.

Dans le cadre des affaires étrangères, il est important de souligner la différence entre ces deux journaux. Premièrement, le Journal de Genève est traditionnellement plus porté vers l’international de par sa situation géographique. Ensuite, les deux quotidiens se partagent du contenu pour des raisons d’économie à partir des années 70. Cela est particulièrement vrai pour les nouvelles internationales. Il est donc clair que des segments de textes ont artificiellement plus de poids durant cette période. En effet, ils peuvent apparaître à double dans les deux journaux, introduisant ainsi un biais.

Figure 4 – Nombre d’articles par année par journaux traitant de la Chine.

Une étude quantitative sur la position des articles (normalisé par rapport à la longueur de l’édition quotidienne : 0 indique qu’un article était en première page, 1 à la fin) permet d’observer les différences entre les deux journaux et la plus grande importance du nombre d’articles dans le Journal de Genève.

Figure 5 – Distribution normalisée des articles par page et par jour pour la Gazette de Lausanne

Figure 6 – Distribution normalisée des articles par page et par jour pour le Journal de Genève

Les classes issues d’Iramuteq couvrent généralement des thèmes bien délimités et distincts. Par exemple, si une classe traite d’économie, elle ne parle pas d’un autre thème concomitamment. Néanmoins, il arrive parfois que les classes couvrent des périodes temporelles non contiguës qui n’auraient pas forcément de liens historiques entre elles. Cet élément sera discuté par la suite.

Figure 7 – Exemple de couverture temporelle non contiguë.

Les classes sont présentées dans l’ordre chronologique avec leur visualisation.

Classe 5

La première est la classe n° 5. Elle concerne l’année 1900. Un événement qui explique le pic dans le nombre d’articles : la révolte des Boxers. Il s’agit d’un mouvement de révolte opposé aux réformes, aux puissances occidentales et au pouvoir de la dynastie des Qing entre 1899 et 1901. Un massacre orchestré par les Boxers, terme désignant les membres d’une secte fondée au XVIIIe siècle, à l’encontre des chrétiens. Les Boxers sont écrasés par les puissances occidentales. Le mot « boxer » est un nœud de petite taille sur le graphe. Néanmoins, cela peut s’expliquer, car cette classe couvre non seulement la révolte, mais aussi les périodes troublées des guerres civiles en Chine autour des années 1930. Ces événements ne sont pas directement reliés, mais la nature des événements étant semblable et probablement le vocabulaire utilisé, Iramuteq semble les avoir agrégés.

Des missions chrétiennes helvétiques étaient sur place et cela peut expliquer l’importance de cette classe. Notamment, les attaques perpétrées contre ces dernières étaient cruelles : têtes coupées ou incendies suscitant ainsi l’émotion et la peur. En plus des vies humaines, il s’agit aussi d’un conflit où, après les guerres de l’opium au XIXe siècle, la Chine se soulève à nouveau contre ses occupants. Ces occupants étaient présents dans l’Empire du Milieu pour des raisons commerciales.

Figure 8 – Journal de Genève du 17 mai 1900, p. 3
Figure 9 – Journal de Genève du 19 mai 1900, p. 2

Classe 3

La classe 3 est similaire par la période de temps, mais beaucoup plus axée sur les années 1920-1930 et également le début de la guerre sino-japonaise (1939).

Plusieurs thématiques et acteurs importants ressortent de cette classe : tout d’abord, les puissances occidentales colonialistes (« anglais », « français », « allemand », « italien » et « russe ») ainsi que leur attachement physique au territoire (« légation », « ambassade »). Ces puissances étrangères sont directement reliées à la mort et aux combats. Ensuite, près d’un tiers du graphe est couvert par des mots représentant la violence, la mort, la répression (« police », « soldat ») et les conflits en général.

Le pic à la fin des années soixante s’explique par la Révolution Culturelle. La violence est telle durant cette période, les journaux rapportant les morts, qu’une partie de cet événement est classée au même titre que la période de trouble du début du siècle ! Deux nœuds spécifiques figurent (en bas à gauche) : « garde » et « rouge » reliés ensemble.

Figure 10 – Premier paragraphe de la Une de la Gazette de Lausanne du 9 janvier 1967
Figure 11 – Gazette de Lausanne du 5 août 1967, p. 14

Classe 4

Combinée à l’histogramme temporel, la classe 4 est assez évidente : il s’agit de la Seconde Guerre mondiale sur le front sino-japonais. Dans une moindre mesure, la classe est pertinente également dans la période de la guerre de Corée en 1951 et 1952. Le vocabulaire et les mots présents sont essentiellement liés à la guerre et aux belligérants : des forces coloniales (« France » et « Angleterre ») qui ne sont pas actives sur ce front. On retrouve la présence assez forte des mots « nord » et « sud ». Après avoir consulté les segments représentatifs de ces deux mots, il est possible que l’impact de ces derniers soit surévalué à cause des guerres de Corée et du Vietnam.

Même si le conflit a débuté officiellement en 1937, la Mandchourie – région au nord-est de la Chine – a été envahie par les Japonais dès 1931 jusqu’à ce que la situation se stabilise suite à la signature d’un traité en mai 1933, appelé « Trêve de Tanggu ». Cet événement apparaît clairement sur la frise temporelle.

Classe 2

La classe 2 couvre une période assez large et globale de la chronologie. Elle ne concerne donc pas un événement en particulier. Elle est représentée par deux thématiques importantes : le communisme et les affaires étrangères. Il est surprenant de voir cette classe portant sur le communisme n’être considérée comme pertinente qu’à partir des années 1960, la RPC ayant déjà dix ans. Toutefois, la classe suivante qui traite également du communisme figure dans cette période 1950-1960. Cette date de 1960 suggère la rupture sino-soviétique. Dès lors, il est possible que les journalistes aient considéré que la Chine ne faisait plus partie du bloc soviétique, mais comme une entité à part entière. La visite de Richard Nixon, alors président des États-Unis, en 1972 en Chine a d’ailleurs permis la reprise des relations sino-américaines. Ce mouvement diplomatique explique les pics au début des années 1970.

L’ensemble du vocable communiste et des appareils du PC doivent être utilisés pour représenter les actualités du gouvernement. Le pic de 1990 est lié aux manifestations de Tian’anmen. La forte présence des agences de presse peut s’expliquer par le fait que les articles portant sur les affaires étrangères sont des citations de ce qui est dit par les agences internationales, mais aussi parce que cela permet, surtout durant la Guerre Froide, de présenter les points de vue des différents camps : Chine nouvelle pour la Chine, TASS pour l’URSS par exemple.

Enfin, le communisme comme système ne disparaît pas au début des années 1990, cependant, la classe devient moins pertinente. Cela peut s’expliquer par la fin de la Guerre Froide, les mots adoptés pour décrire le pays ont sans doute évolué.

Classe 8

La classe 8 couvre la période de 1950 jusqu’aux années 1980. Il s’agit d’une classe beaucoup plus globale puisqu’elle représente la Guerre Froide de manière typique. Tout d’abord, l’opposition des deux blocs figure graphiquement. Le mot « nucléaire » est présent et est caractéristique. Les différents conflits y figurent : Vietnam, Afghanistan, Corée, Orient, « incidents aux frontières ». Sans surprise, les négociations et la politique prennent une place centrale.

La question intéressante est de savoir si ces segments parlent de la Chine comme acteur principal de cette problématique ou si elle est mentionnée de manière secondaire. Cette visualisation ne nous permet pas de répondre à cette question directement.

Classe 9

La dernière classe parle de l’économie. Elle ne débute qu’à la fin des années 1970, parallèlement aux premières libéralisations de l’économie chinoise. Les nœuds représentent toutes les thématiques qui peuvent être utilisées pour décrire un système économique : « marché », « prix », « banque », « commercial », « industrie », « capital », « investisseur ». On peut également constater l’importance du dollar comme monnaie d’échange internationale. La Suisse apparaît pour la seconde fois. Elle est très reliée à la présence économique, car il existe un fort lien avec « entreprise ». Les exportations suisses sont représentées : chimie en particulier, mais aussi textile. En menant une analyse sur la présence en Une, cette classe est sous-représentée par rapport aux autres. On peut donc poser l’hypothèse suivante : ces segments de textes figurent généralement dans les pages économiques des quotidiens.

En conclusion, il est maintenant clair que l’économie n’est pas la seule thématique majeure traitée par ces deux journaux au XXe siècle lorsqu’ils s’intéressent à la Chine. Cette thématique est bien présente, c’est d’ailleurs une des rares où figure explicitement la Suisse  Les autres classes ne traitant que d’événements survenu spécifiquement à l’étranger et n’ayant aucun rapport direct avec la Suisse explique cette faible présence. Cependant, cette neuvième classe est la plus récente chronologiquement. Durant les dix dernières années du siècle, la thématique majeure de ces journaux à propos de la Chine a été son économie et sa croissance importante.

Cela montre aussi que les journalistes ont eu une production relativement constante au regard de ce sujet et réalisé une couverture importante des guerres et troubles qui frappent ce pays. Nous expliquons cela en partie par la présence suisse remontant déjà au début du XXe siècle et l’importance de la Seconde Guerre mondiale. Les documents diplomatiques et les ouvrages de de Fernand Gigon, reporter et essayiste romand ayant beaucoup voyagé et publié sur la Chine[1], témoignent de la fermeture du pays après la fondation de la RPC, chose qui ne se traduit pas par une diminution du nombre d’articles. Aussi, nous sommes surpris par la faible présence des personnalités importantes relevés dans notre contexte, tel Mao, dans les classifications réalisées par Iramuteq.

Avantages et limites des visualisations proposées

Une des forces est la mise en relation entre une thématique composée de points et d’acteurs importants et sa temporalité. Dans notre cas, cela s’est avéré particulièrement intéressant, car nous avions des classes bien délimitées. Le suivi chronologique nous a également permis de montrer de façon indirecte que le sujet était couvert sur toute l’époque concernée. Les nombreux nœuds de petite taille que l’on peut parfois confondre avec du bruit permettent aussi de représenter de quelle manière sont traitées ces thématiques dans les journaux. La classe portant sur Guerre Froide en est un exemple.

La première limite est l’absence de distinction entre les deux quotidiens. Nous avons préféré cette version afin de ne pas noyer le lecteur sous un nombre trop important de visualisations. Néanmoins, dans le but de produire un contenu pour Internet, ce serait une bonne idée que de proposer une animation où le visiteur pourrait comparer lui-même des analyses issues des deux journaux. La seconde limitation provient d’une granularité trop faible vis-à-vis des événements : par exemple, cela ne nous a pas permis de retrouver les événements liés à la reconnaissance ou même la fondation de la RPC.

[1] Gigon, Fernand. Chine en casquette. Paris : Del Duca, 1956
Gigon, Fernand. La Chine devant l’échec. Paris : Flammarion, 1962
Gigon, Fernand. Vie et mort de la révolution culturelle. Paris : Flammarion, 1969