Nous nous intéressons premièrement aux articles traitant de la mini-jupe qui pour la première fois expose les genoux et les cuisses des femmes aux regards, et au bikini, plus révélateur encore. Ces deux vêtements incarnent à ce titre une rupture dans les habitudes vestimentaires. D’autre part, nous étudions les textes se rapportant aux escarpins, jarretelles et au corset, vêtements qui caractérisent une certaine image de la féminité qu’on retrouve tout au long du XXème siècle. Enfin nous mettons en perspective ces réflexions par la comparaison genrée de textes rattachés à un vêtement mixte : la veste.
- Bikini et mini-jupe, une révolution : des vêtements qui dévoilent
- Corset, jarretelle et escarpins : des marqueurs d’une féminité qui évolue
- La veste, un vêtement mixte analysé sous toutes les coutures
Bikini et mini-jupe, une révolution : des vêtements qui dévoilent
704 articles ont été extraits dans la GDL à partir des termes bikini et mini-jupe, pour ____________________ dans le JDG.
En effectuant l’analyse Reinert sur ces mêmes articles de la GDL, 4 classes sur un nombre maximal de 10 sont retenues et présentées dans le Dendrogramme 1 suivant.
Malgré un pourcentage de représentativité du corpus ne s’élevant qu’à 13,7%, la quatrième classe est d’un intérêt particulier car elle comporte des termes désignant essentiellement des vêtements, et est la première à être distinguée dans l’arborescence du dendrogramme, ce qui marque une rupture par rapport aux autres classes et traduit une forme de pertinence quant aux champs lexicaux du sous-corpus. La classe 1 est également à remarquer car elle semble replacer les mots clés dans leur usage au quotidien : les vacances et la plage y sont évoquées. Un dendrogramme similaire a été obtenu pour le JDG avec la distinction préalable d’une classe regroupant des termes vestimentaires ainsi que l’apparition d’une classe évoquant la vie quotidienne. Il est à noter que le terme bikini n’apparaît pas dans cette dernière, ce qui marque une différence avec la GDL, qui, contrairement au JDG, semble faire part d’une intégration plus marquée de ce vêtement dans les moeurs de ses lecteurs.
L’occurrence des termes de cette classe au sein du corpus en fonction du temps peut être visualisée en observant la modalité Chi2 de la variable année pour cette classe. Ce phénomène est représenté pour la GDL par les histogrammes rassemblés dans le graphique ci-dessous (Figure 1).
On observe que la classe 4 (celle des habits) est largement représentée dans les articles entre 1960 et 1970, où l’occurrence des termes qui la composent connaît un splendide essor, en particulier à partir de 1962. L’allure de cette distribution est fidèle à l’intégration du bikini et de la mini-jupe dans les moeurs à cette période. En outre, la timide popularisation du bikini est décelable dans les histogrammes de la classe 4 (pics dans les négatifs à l’extrême droite du précédent graphique). Il semble donc que les archives de la GDL reflètent avec justesse les tendances qui ont marqué la mode vestimentaire au courant du siècle.
En comparaison, l’analyse produite sur le corpus du JDG révèle une même attention particulière du journal pour les évolutions de la mode : la classe 4 relative aux vêtements connaît un essor similaire à la même période visible dans la Figure 2.
Les classes sémantiques se ressemblent d’un journal à l’autre et sont représentées dans des proportions comparables. Ceci suggère une similitude entre les deux journaux dans la façon de parler de la mode et de structurer les contenus qui s’y rapportent.
Cela dit, on remarque que l’emploi des termes bikini et mini-jupe dans un contexte non spécifique à la mode se fait au moins 5 ans plus tardivement dans le JDG que dans la GDL. Les segments de textes caractéristiques des classes 1 se rapportent dans les deux journaux aux vacances, à des ambiances estivales et des scènes de la vie quotidienne12, et ces classes lexicales prennent de l’importance dès 1975 dans la GDL et après 1980 dans le JDG. Si cet écart temporel peut être en partie dû à une différence de contenus éditoriaux entre les deux journaux (ce que la structure similaire des corpus ne suggère pas), il révèle néanmoins une forme de conservatisme culturel du JDG qui, quoique prompt à annoncer les nouveautés du monde de la monde, tarde à refléter les transformations sociales et les nouveaux usages vestimentaires féminins dans ses colonnes.
La comparaison de deux articles de la GDL13 et du JDG14 parlant de la mini-jupe à l’étranger appuie ce constat. Le premier, laconique, constate l’ancrage de la mini-jupe dans la mode en URSS en 1966. Dans le contexte de la guerre froide, l’information semble aussi souligner le caractère réglé et étatique des évolutions sociétales et culturelles au sein du bloc soviétique. Le vêtement et les institutions de la mode sont ici les sujets de l’article. Le second présente une controverse aux USA en 1967, où deux femmes se sont vues exclues d’un tribunal car elles portent la mini-jupe. Celles-ci sont au centre de l’attention mais subissent l’action : les tournures des phrases dont elles sont les sujets sont passives, l’accent est mis sur leur jeune âge et sur le fait qu’elles sont dépendantes des actions du «président du tribunal» ou encore d’une «âme charitable»15. Le titre ironique et la façon de traiter le sujet révèlent un point de vue plus conservateur de la part du JDG.
Corset, jarretelle et escarpins : des marqueurs d’une féminité qui évolue
L’analyse Reinert des articles rassemblés autour des mots-clés corset, escarpins et jarretelle au sein de la GDL (2 444 articles) et du JDG (__________________articles) fait émerger quatre classes dont une qui se distingue nettement des autres (Dendrogramme 2 ci-dessous, le dendrogramme produit pour le JDG étant similaire). Elle comporte des termes ayant un clair rapport au vestiaire féminin (robe, jupe, dentelle, tailleur, bas). Les classes 2 et 3 nous intéressent aussi car, comme précédemment, elle témoignent de l’emploi des mots-clés du corpus dans des contextes autres que celui de la mode, de descriptions littéraires ou de scènes quotidiennes en l’occurrence.
Le graphique ci-dessous (Figure 3) souligne l’importance du corset dans le vestiaire féminin jusqu’en 1910, puis sa disparition complète à la suite, dans les classes 1 et 2, dans le JDG16. À l’inverse, les classes ayant trait à la mode et aux vêtements connaissent un pic important dans la deuxième moitié du siècle. Ici, la temporalité diffère selon le journal : le JDG est plus prompt à réintégrer ces mots-clés dans un contexte de mode, le pic s’étalant de 1950 à 1975, quand la GDL les utilise dans le même contexte entre 1965 et 1980. Ceci peut s’expliquer en détaillant le contenu de cette classe lexicale.
En s’intéressant aux segments caractéristiques de celle-ci, l’emploi de termes de haute-couture, et en particulier des noms de grands couturiers, ressort de manière marquée, que ce soit dans la GDL ou dans le JDG. Dans les deux journaux, le champ lexical de ces segments caractéristiques emprunte donc à un vocabulaire réservé pour des usages éloignés de ceux du quotidien. Toutefois, à la lueur des observations faites dans le paragraphe précédent, un décalage temporel est perceptible entre les deux journaux quant à l’évocation de ces grandes figures de la mode. Lanvin, Balmain, Dior ainsi que leurs nouveautés vestimentaires sont décrits de manière marquée dès le milieu des années 50 dans le JDG alors qu’il faut attendre une dizaine d’années plus tard pour que ces noms ou encore ceux de Capucci et Heim soient évoqués dans la GDL. Ainsi, en 1964, il est rapporté dans la GDL que Jacques Heim présente un «tailleur en flanelle tennis à rayure blanche accompagné d’une veste droite à col rond portée avec des gants de chevreau glacé noir»17. La «robe en satin de laine grège de bufano fendue sur les côtés »18 de Lanvin n’est évoquée qu’à partir de 1967, tandis que dans le JDG, on peut lire dès 1948 : «Chez Jeanne Lanvin, une élégante robe noire, toute simple, au corsage ajusté à l’ample jupe, se portant avec une petite cloche en satin rosé tendre et de longs gants de Suède de même ton»19.
Le Ngram viewer20 nous a permis d’agrémenter l’analyse temporelle avec une appréciation quantitative de l’intérêt pour la haute-couture de chacun des deux journaux. Cet outil a révélé une fréquence des noms Balmain, Lanvin et Dior plus élevée dans le JDG que dans la GDL. En plus d’être plus importants, ces pics de fréquences apparaissent souvent plus tôt pour le premier journal. Le JDG semble donc mettre l’accent sur les éléments de mode qui n’apparaissent plus dans l’habillement populaire, alors que la GDL se montre sensible à un usage quotidien des vêtements. Par exemple, les segments caractéristiques relatifs au terme pantalon 21 montrent que la GDL portait un regard rétrospectif sur l’intégration de ce vêtement dans les moeurs populaires, tandis que le JDG employait ce terme plutôt dans un contexte d’anecdotes et de descriptions. Le JDG semble donc plutôt éloigné des réalités vestimentaire de ses lecteurs. Cela corrobore l’argument mis en avant précédemment.
La veste, un vêtement mixte analysé sous toutes les coutures
Afin de mettre en perspective les précédentes analyses, nous nous intéressons séparément aux articles comprenant les termes veste et femme (en excluant homme), et inversement, veste et homme (en excluant femme). La GDL rassemble 848 articles comprenant veste et femme et 1 758 articles ont été regroupés autour de veste et homme, tandis que le JDG en rassemble ________ et _______, respectivement. Le vêtement masculin n’ayant pas connu de révolution aussi marquante au XXème siècle que le féminin, nous souhaitons comparer les différences dans le traitement de vêtements à la désignation générique, portés aussi bien par des hommes que des femmes tout au long du siècle.
Les analyses Reinert produites pour chaque journal montrent que les textes se rapportant à la mode et au vêtement sont bien plus nombreux pour les femmes que pour les hommes. En effet, les nombres de segments de textes que constituent les classes identifiées comme se rapportant à la mode et au vêtement sont reportés dans le tableau ci-dessous (Tableau 1)22. On remarque un écart d’un facteur 3 entre les volumes de contenus masculins et féminins dans les rubriques du corpus qui évoquent la mode dans le JDG, et de presque 2 dans la GDL. Ces importants déséquilibres traduisent une forte orientation des contenus vers le lectorat féminin dans les rubriques qui évoquent la mode des deux journaux, et peut être dans une plus grande mesure dans le JDG.
Soulignant cette différence, les classes lexicales concernant le vêtement et la mode dans le corpus veste et femme au sein des deux journaux (Dendrogramme 3 et Dendrogramme 4 ci-dessous) sont visibles et se scindent en deux ou plus dès lors qu’on le divise en 5 classes, permettant ainsi d’apprécier la plus grande richesse de vocabulaire et de détails présents dans les descriptions des vêtements féminins. Donc le vêtement féminin est ainsi plus présent et plus diversifié dans les deux journaux.
En comparant les couleurs des vêtements par ordre décroissant de valeur Chi2 pour les adjectifs (révélant une plus grande présence au sein de la classe), on remarque que le vestiaire masculin mis en avant dans les deux journaux est plus sobre que le féminin. Si le blanc, le noir et le bleu arrivent en tête chez les deux sexes, le blanc semble être plus présent chez les femmes. Ensuite viennent le gris, les beige marron et brun, marine, rouge et vert chez les hommes, ainsi que l’adjectif «foncé» très présent. On remarque des couleurs plus vives chez les femmes, les jaune, violet, mauve, et les adjectifs «fleuri», «pâle» et «multicolore» sont fortement représentés. Cela reflète les tendances à la sobriété et au costume plus sombre chez les hommes, et les couleurs plus variées et plus vives du vêtement féminin qui caractérisent la mode du XXème siècle reflétées dans ces sources. On retrouve donc des différences notables connues entre les modes masculines et féminines.
Si les conclusions sont semblables dans les deux journaux, certaines différences semblent persister, par exemple dans le décompte des segments de textes ciblés entre le JDG et la GDL. Cela constitue un indice suggérant de chercher de nouvelles stratégies pour déceler des différences de traitement du vêtement selon le genre entre les deux journaux.
?12 Deux exemples de segments caractéristiques : «On pouvait voir des bateaux et des baigneurs, un temps magnifique, un ciel bleu et une mer bleue» dans «Il pleut parfois», le ?Journal de Genève, 26/03/1974, p.14, et : «Tous les enfants adorent barboter, s’amuser au soleil, jouer avec l’eau et le sable. La grève d’une rivière, le bord d’un ruisseau ou tout simplement un bassin gonflable…» dans «Estivalement et sportivement votre !», le ?Journal de Genève, 19/06/1973, p.14.
?13 «mini-jupe admise»,? La Gazette De Lausanne, 01/10/1966, p.25, fac-similé 1.
?14 «USA : Les magistrats n’aiment pas la mini-jupe…», Le Journal De Genève, 10/11/1967, p.5, fac-similé 2.
?15 Ibidem.
?16 Le résultat est semblable dans la GDL, le phénomène est rapporté dans: REMAURY Bruno,? Dictionnaire de la mode au XXe siècle, Paris, Du Regard, 1994, p.514.
?17 «Votre tailleur de printemps», La? Gazette De Lausanne, 20/03/1964, p.13.
?18 La ? Gazette De Lausanne, 25/02/1967, p.13.
?19 Le ? Journal De Genève, 01/12/1948, p.3.
?20 Outil développé au sein du DHLab par ? Vincent Buntnix.
?21 «Notre époque a connu d’importantes ruptures avec le siècle passé : atténuation du dimorphisme sexuel, les femmes ont adopté le pantalon masculin, expansion conquérante du décontracté par rapport à la rigidité du code vestimentaire victorien […] et justement dans ce courant vers l’unisexe qui va s’accentuant au cours du siècle, l’adoption du pantalon chez la femme durant les années 50 pose un jalon décisif», la Gazette De Lausanne, 02/06/1981, p.22.
?22 Ces segments contiennent le même nombre moyen de formes, ce qui permet la comparaison : ils sont tous de longueurs semblables.