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La Prof. Gerta Keller, paléontologue et docteure honoris causa 2021 de l’UNIL sur proposition de la FGSE, effectue des recherches sur les grandes extinctions de masses survenues au cours de l’histoire de la Terre. Elle soutient depuis longtemps que la principale cause d’extinction des dinosaures à la fin du Crétacé est liée à l’activité volcanique des plateaux du Deccan en Inde, plutôt qu’à un impact météoritique.
A l’occasion de sa venue en FGSE pour la conférence intitulée La guerre des dinosaures : comment le volcanisme du Deccan a pris le pas sur les météorites, Gerta Keller a accepté de partager quelques-unes de ses réflexions quant aux enjeux actuels concernant cette controverse qui anime son domaine de recherche et son approche scientifique.
En préambule, pensez-vous qu’il existe un parallèle entre les extinctions du Crétacé et la situation actuelle ? Est-ce que les observations témoignant du changement du climat et des écosystèmes durant la transition Crétacé – Paléogène (KPB) trouvent des échos dans la situation actuelle ?
Gerta Keller : Oui la situation semble très similaire, si ce n’est qu’actuellement le changement climatique est bien plus rapide. Durant le Crétacé, les volcans ont relâché un important volume de CO2 dans l’atmosphère. Ceci a conduit à un réchauffement du climat global et à l’acidification des océans. C’est exactement ce que l’on observe actuellement dans le monde entier. Durant la période de transition du KPB, une augmentation de la température de 2.0 degrés en moins de mille ans a conduit au point de bascule climatique provoquant l’extinction de masse. Aujourd’hui nous sommes en passe d’atteindre un réchauffement de 1.5 à 2.0 degrés en 30 à 50 ans. Nous avons déjà perdu, selon les estimations réalisées à ce jour, environ 50% de la biodiversité. Nous ne nous en rendons pas compte car cela concerne des espèces peu visibles comme les bactéries, les champignons ou autres microorganismes, ainsi que des espèces vivant dans le milieu aquatique des océans et des mers. Nous sommes sur le chemin de la prochaine grande extinction de masse causée par l’homme ; elle marquera la 6e extinction de masse dans l’histoire de la Terre, et nous pourrions bien être les dinosaures de cette extinction.
Que pensez-vous de la conférence de la COP26 ?
GK : Je pense qu’aucun progrès n’a été réalisé lors de cette conférence. C’est décevant car tous les éléments étaient là pour montrer que quelque chose doit être fait et rapidement. Les gens ne sont pas prêts à entendre que nous avons atteint un point critique, et que les conséquences réelles du réchauffement climatique sur l’environnement et la société seront très graves. Je suis très pessimiste quant à l’avenir, avec les risques d’augmentation du niveau de la mer, de submersion des villes côtières, les pertes importantes de terres cultivables entraînant des famines et par conséquent des migrations massives. Aussi longtemps que quelques « super-riches » pourront influencer le débat en fonction de leurs propres intérêts et de leur bien-être, il sera difficile de faire avancer les choses et de protéger la planète.
Dans le titre de votre conférence, vous utilisez le terme « guerre » des dinosaures : pourquoi ? et pourquoi cette controverse est-elle toujours débattue si intensément aujourd’hui ?
GK : Les quarante années de longues investigations effectuées sur l’extinction massive de la fin du Crétacé ont effectivement été – et sont toujours – un combat scientifique de longue haleine. Pratiquement toutes les sciences ont connu de tels débats hostiles au fil des siècles. Ainsi, bien que rare, ce n’est pas inhabituel et chaque « guerre » à long terme semble suivre le même schéma (décrit par Thomas Kuhn, 1962, Structure of Scientific Revolutions; Lee Smolin, 2006, The Trouble with Physics). L’affrontement concerne toujours un sujet populaire et le groupe soutenant la pensée dominante cherche la gloire, la renommée ou le pouvoir en corrompant les preuves qui le gênent. Aujourd’hui cette guerre implique aussi l’industrie et des magnats du pétrole, la politique et les gouvernements. Dans le domaine scientifique, cela revient à combattre la vérité par le mensonge. La « guerre » des dinosaures suit ce même schéma. La raison pour laquelle le débat se poursuit encore aujourd’hui est l’escalade du réchauffement climatique due à l’utilisation de combustibles fossiles, notre extinction massive imminente causée par l’homme lui-même et les négationnistes du réchauffement climatique. Cette catastrophe du réchauffement climatique est reconnue officiellement depuis les années huitante et rien n’a été fait pour freiner l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Même la Conférence des Nations Unies sur le climat de Glasgow en 2021 n’a pas permis d’atteindre des solutions concrètes qui permettraient de diminuer – voire encore mieux d’éliminer – le réchauffement rapide qui nous conduit vers la prochaine extinction de masse, bien avant la fin de ce siècle.
Pourquoi avez-vous douté de la théorie de l’impact météoritique si rapidement et aussi fermement ?
GK : Dans les années huitante, je menai déjà des recherches concernant l’extinction des dinosaures. Je cherchais des preuves de changement environnementaux ou climatiques qui pourraient expliquer cette extinction. Lorsque j’ai entendu la théorie de l’impact d’Alvarez j’ai voulu trouver des éléments qui pourraient soutenir l’impact météoritique proposé. Mais je n’en ai trouvé aucun. Au contraire j’ai trouvé des éléments qui étaient incompatibles avec cette théorie. Par exemple, j’ai pu observer des sphérules de verre – issues d’un impact – dans des couches datant de bien avant l’extinction, ainsi que dans d’autres couches plus au-dessus (ndlr : donc plus proche dans le temps), séparées de 100’000 à 300’000 ans. Ainsi la couche d’impact primaire la plus ancienne du Crétacé a précédé l’extinction de masse de 200 à 300 000 ans. Les couches de sphérules ultérieures observées ont été érodées du dépôt primaire par les courants au fil du temps et redéposées soit dans des couches datant encore d’avant l’extinction de masse, soit, dans d’autres zones sous l’influence du Gulf Stream, bien après l’extinction de masse. Il était ainsi clair que l’impact n’était pas la cause de l’extinction du KPB et qu’il devait y avoir eu un autre événement catastrophique. Dans la mesure où cette preuve issue des sphérules d’impact ne venait pas corroborer la théorie dominante d’un impact météoritique, elle a été rejetée.
Dans les années quatre-vingt, un autre scientifique, Dewey Mclean, avait déjà avancé l’hypothèse que l’extinction massive pouvait être attribuée à une activité volcanique intense dans la province volcanique du Deccan en Inde. Cette hypothèse était plus en accord avec les résultats de mes recherches. Au cours des 15 dernières années, mes recherches ont porté sur le volcanisme en Inde et ses effets sur le climat, les changements environnementaux et l’extinction massive.
Est-ce que l’évolution des méthodes et techniques vous a permis de trouver des preuves plus fortes et renforcer votre théorie ?
GK : Oui absolument. Par exemple les grandes coulées de laves des Traps du Deccan témoignent d’une forte activité volcanique, mais aucune datation précise n’a été possible. Pour comprendre l’influence du volcanisme sur l’environnement et sa relation avec l’extinction de masse, nous avions besoin de dater les couches de lave. Un de mes collègues à Princeton, Blair Schoene, est un expert dans l’utilisation de la datation Uranium Plomb basée sur les cristaux de zircons qui se trouvent généralement dans les cendres volcaniques. Mais les couches de cendres étaient rares dans le volcanisme du Deccan. Nous avons finalement cherché et trouvé des zircons dans des couches argileuses rouges (red bole) situées entre les coulées de lave. Nous avons ainsi été en mesure d’établir la chronologie des éruptions volcaniques massives et de situer l’extinction de masse dans des montagnes de lave de 3’400m d’altitude. L’étape suivante a consisté à établir un lien entre les éruptions volcaniques catastrophiques et l’extinction de masse dans le monde entier, en utilisant les retombées de mercure issues des panaches de fumées qui distribuent le Hg (mercure) sur toute la planète. En mesurant ces retombées de mercure en Tunisie, Israël, au Mexique et dans de nombreux autres endroits, nous avons pu les relier aux coulées de laves volcaniques des Traps du Deccan sur la base de la datation au zircon, sur la biostatigraphie et sur le contrôle de l’âge de la cyclicité orbitale des sédiments. Les résultats ont donné un excellent contrôle de correspondance de l’âge dans le monde entier, reliant ainsi l’extinction massive directement aux pulses les plus intenses des éruptions volcaniques du Deccan en Inde. Ceci ne laisse aucun doute quant au fait que l’extinction était étroitement liée au volcanisme massif du Deccan, à sa forte toxicité, au rapide changement climatique et à l’acidification de l’océan.
Vous dites que le phénomène d’extinction des dinosaures s’est produit de manière graduelle (sur des milliers d’années). Pourquoi si peu d’espèces ont-elles réussi à s’adapter à ce changement d’environnement « très progressif » ?
GK : Des milliers d’années ce n’est pas très long quand on parle d’extinctions massives – c’est même plutôt rapide à l’échelle des temps géologique. Lorsque les paléontologues parlent « d’extinction graduelle » ils entendent par là qu’elles ont duré sur des dizaines voire des centaines de milliers d’années. Le changement progressif fait référence aux changements à long terme du climat et de l’environnement, qui ont laissé leur empreinte sur les populations d’espèces qui ont décru souvent de façon définitive car elles n’ont pas pu s’adapter à ces changements. Les espèces peuvent réaliser de légères adaptations rapides qui correspondent à des « adaptations de stress » – ce qui leur permet de survivre à court terme. Lors des extinctions de masse KPB, l’activité volcanique intense avec sa toxicité et le réchauffement climatique extrême qu’elle a induit, a conduit rapidement à l’extinction de toutes les grandes espèces spécialisées qui avaient déjà commencé à décliner au cours des 200’000 années précédentes. Seul un petit groupe d’espèces ayant pu s’adapter à l’environnement a survécu à l’extinction de masse durant un court laps de temps, ne laissant qu’une espèce survivante connue sous le nom « d’opportuniste des catastrophes » (Guembelitria cretacea) qui a prospéré lorsque les autres espèces ne le pouvaient pas.
Y a-t-il encore un élément (ou dernier élément) que vous souhaiteriez trouver pour renforcer encore votre théorie ?
GK : Oui absolument :
- Prouver que l’impact météoritique du Chicxulub précède l’extinction de masse du KPB d’environ 200’000 ans
- Déterminer l’origine de l’anomalie d’iridium observée au moment de la limite KPB : provient-elle d’un impact météoritique ou du volcanisme ?
Références mentionnées dans cet entretien
- Kuhn, Thomas S. (1962). The Structure of Scientific Revolutions (1st ed.). University of Chicago Press.
- Smolin, Lee. (2006). The Trouble With Physics: The Rise of String Theory, the Fall of a Science, and What Comes Next. Houghton Mifflin.