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« Une étude interdisciplinaire de la mue des arthropodes », tel est le projet Sinergia qui voit le jour, grâce à une collaboration entre Allison Daley , spécialiste à l’Institut des sciences de la Terre des fossiles et de l’évolution animale au Cambrien, Marc Robinson-Rechavi et Robert Waterhouse (Département d’écologie et évolution de l’UNIL) ainsi qu’Ariel Chipman (Université hébraïque de Jérusalem).
Comment ce projet est-il né ? Comment une équipe qui réunit des spécialistes en paléontologie, génomique évolutive, bioinformatique, évolution et développement va-t-elle fonctionner ?
La Prof. Allison Daley nous le raconte, et nous explique ce que ce projet signifie pour elle.
Découvrons un peu plus en quoi consiste ce projet.
Les arthropodes, un succès planétaire
Comment expliquer le succès évolutif des arthropodes ? Aucun groupe animal ne présente autant d’espèces sur Terre (6,8 millions !) ou une telle diversité de formes. Ils sont présents dans virtuellement tous les environnements terrestres et dans toutes les fonctions d’un écosystème, et cela depuis leur origine, il y a 500 millions d’années !
Pour comprendre l’évolution de la vie sur Terre, vouloir élucider ce qui a fait le succès de ce groupe animal constitue donc un excellent point de départ. Le corps segmenté des arthropodes, qui leur offre une « modularité », serait-il à l’origine de leur grande diversification ? Ce corps est en effet protégé par un exosquelette segmenté qui impose à l’individu de le remplacer périodiquement pour grandir.
C’est à cet aspect de la vie des arthropodes que ce projet s’attaque : la mue. En plus d’être une étape clé pour chaque arthropode, la mue est un des seuls comportements animaux dont on peut retracer l’histoire depuis l’origine. C’est donc une porte d’entrée passionnante sur l’évolution des animaux. Une occasion rare de suivre un comportement complexe au fil du temps.
Étudier les mues chez des espèces éteintes : une mission impossible ?
Allison Daley rêve de voyager dans une machine à remonter le temps pour aller observer les arthropodes du passé – même si certains scorpions marins de plus de 2 mètres devaient être assez terrifiants. Comment procéder, quand on est cantonnée à étudier les traces fossiles ?
Une cigale moderne du genre Magicicada en train de muer : un spectacle toujours saisissant. Photo : Dan Keck (licence CC0 1.0)
Un arthropode mue plusieurs fois au cours de sa vie, mais il ne meurt qu’une fois. Si tout est préservé, on retrouve donc plusieurs mues de tailles croissantes au fur et à mesure que l’animal grandit, et une carcasse unique à la fin. Dans les sites fossiles où les tissus mous sont préservés, c’est un jeu d’enfant : si des organes internes mous sont présents, on a affaire à une carcasse, sinon, on peut être sûr que c’est une mue.
Hélas, 99% des sites fossiles ne préservent pas les tissus mous. On doit alors chercher des preuves que l’exosquelette s’est ouvert et que l’animal en est sorti. Mais parfois des équipes décrivent des fossiles qu’ils pensent être des mues selon une liste de critères, en considérant le contexte du dépôt, alors que d’autres équipes le contestent. Cela donne lieu à de nombreux débats !
Que nous apprennent les arthropodes disparus sur le monde d’aujourd’hui ?
Pour comprendre la diversité qui est sous nos yeux, nous devons nous tourner vers le passé. Il y a plus de 300 millions d’années, les trilobites possédaient par exemple une mue étonnante : une même espèce pouvait muer de plusieurs façons différentes, selon la situation ! Aujourd’hui, les arthropodes ont un seul mode de mue. S’il échoue, l’individu meurt. Il n’y a pas de plan B. Le comportement de mue est donc devenu plus spécifique, moins flexible. Pourquoi cette spécialisation ? Quels avantages et quelles pressions ont poussé l’évolution dans ce sens ? Peut-on aller jusqu’à dire que certains groupes – comme les trilobites – se sont éteints à cause de leur mode de mue ?
Allison Daley et ses collègues espèrent pouvoir répondre à certaines de ces questions. Et ainsi lever en partie le voile sur l’impressionnante diversification des arthropodes modernes, mais aussi sur la sensibilité de certains groupes à l’extinction.
Sortir des eaux : différentes voies pour un même objectif
La terrestrialisation constitue un événement majeur de l’évolution, le moment où la vie végétale et animale (la vie macroscopique) a conquis la terre ferme. Tous les grands groupes d’arthropodes (crustacés, insectes, chélicérates et myriapodes) ont connu des adaptations au mode de vie terrestre. Cette conquête du milieu terrestre s’est-elle produite plusieurs fois ? Était-ce quatre fois (soit, une fois dans chaque lignée) ? Ou bien certaines lignées ont-elles fait des allers-retours entre formes terrestres et aquatiques ? Autant de questions qui restent ouvertes.
Une chose est cependant certaine : pour passer de l’eau à l’air libre, les arthropodes ont dû transformer leur façon de muer. Mais la manière dont un comportement si complexe se modifie de façon aussi drastique (et cela sans doute à plusieurs reprises dans l’histoire des arthropodes !) demeure, elle aussi, énigmatique. L’équipe interdisciplinaire mise en place dans le cadre de ce projet réunit des spécialistes des fossiles, mais aussi des gènes et de leur expression, et des bioinformaticiens. Cela devrait permettre des avancées majeures dans la compréhension de ces bouleversements.
Pour aller plus loin
- ANOM Lab, le site du groupe de recherche d’Allison Daley
Des publications d’Allison Daley sur le sujet
- The fossil record of ecdysis, and trends in the moulting behaviour of trilobites. Daley A.C., Drage H.B., 2016. Arthropod Structure & Development, 43 pp. 71-96. DOI 10.1016/j.asd.2015.09.004.
- Molecular timetrees reveal a Cambrian colonization of land and a new scenario for ecdysozoan evolution. Rota-Stabelli O., Daley A.C., Pisani D., 2013. Current Biology, 23 pp. 392-398. DOI 10.1016/j.cub.2013.01.026.