Réchauffement climatique, acidification, eutrophisation des océans et crèmes solaires : des menaces d’ordre différent pour les récifs coralliens

Récemment, la presse s’est fait l’écho de la décision prise par les îles Palaos dans le Pacifique, d’interdire l’usage des crèmes solaires dès 2020. Hawaï suivra en 2021. Cette interdiction vise surtout à protéger les récifs coralliens des éléments toxiques présents dans certaines crèmes ou huiles de protection solaire. Les avis croisés de nos chercheurs sur la question.


La réaction de Peter Baumgartner,
professeur honoraire de l’Institut des sciences de la Terre et spécialiste en biogéographie et géochimie

La décision du petit Etat insulaire de Palau de bannir les crèmes solaires pour les touristes qui viennent visiter les environnements marins spectaculaires de ces îles a été largement commenté par la presse comme un acte pionnier dans la conservation des récifs coralliens du monde.

Cette décision suit celle de Hawaii d’interdire la vente des crèmes solaires qui contiennent les deux substances largement répandus dans les protections solaires, l’oxybenzone et l’octinoxate, dont l’étude en laboratoire (Réf. 1 et 2) ont avéré l’effet toxique sur le corail, notamment sur les formes juvéniles et qui provoquent un blanchiment des colonies à des températures plus basses. Cependant, ces expériences ont été conduites avec des concentrations élevées de toxines et dans des milieux confinés d’aquarium.

En revanche, les autorités australiennes n’ont pas suivi cette tendance, car ils mettent en balance les risques de développement du cancer de la peau chez deux Australiens sur trois au cours de leur existence en cas de renoncement à la protection solaire (Ref. 3). La décision de Palau s’explique en partie par le fait que les zones visitées par la grande majorité des touristes (en constante augmentation, ayant atteint 150’000 en 2016), sont petites et donc très fréquentées. L’Etat de Palau, mis à part le coup de publicité manifestement réussi, a bien sûr un intérêt économique à préserver ces sites pour les futurs touristes.

Les chercheurs australiens qui ont étudié le récent blanchiment très étendu dans la Grand Barrière australienne, pensent que c’est de la poudre aux yeux, face à des problèmes de dimensions plus régionales et planétaires. La plupart des spécialistes des récifs coralliens dans le monde insistent sur le fait que c’est le changement climatique, la déforestation des régions tropicales et l’acidification des océans qui vont faire succomber 90% des récifs coralliens du monde d’ici 30 ans. (Ref. 4)

Je vais tenter d’expliquer ces menaces régionales et globales en me basant sur quelques notions simples de :

  1. la biologie du corail et l’écologie des récifs,
  2. l’océanologie
  3. des études actuellement très intenses du changement de l’océanologie physique et des écosystèmes marins.

Propagation et biodiversité corallienne

Le stade juvénile du corail récifal est une sorte de méduse microscopique (appelé Planula) qui fait partie du plancton, et peut donc se répandre le long des trajectoires des courants océaniques de surface dans les eaux chaudes tropicales et subtropicales. Ce phénomène garantit la connexion de chaque colonie corallienne, isolée par des vastes espaces océaniques, à un pool de gènes unique à chaque espèce. Cependant, la biodiversité corallienne n’est pas homogène (Fig. 1) : depuis le Triangle de corail sud-ouest asiatique qui compte plus de 500 espèces, elle diminue à mesure que l’on s’éloigne vers l’est, pour devenir très faible dans les Caraïbes (>150 espèces, dont environ 20 seulement forment les récifs).

Fig. 1. Carte du monde montrant la diversité des récifs. Les régions coloriées en rouge vif, montrant la plus grande diversité d’espèces, se concentrent dans un triangle entre le sud-est de l’Asie et le nord de l’Australie nommé le «Triangle du corail». Carte modifiée d’après: Veron et al. Fig. 2, in: Dubisky & Stambler, 2011: Coral Reefs, an ecosystem in transition. Springer, DOI 10.1007/978-94-007-0114-4

Cette pauvreté de la région caraïbe est le résultat de son histoire géologique et océanologique. Pendant au moins 150 millions d’années, il y avait une communication d’eaux chaudes entre les océans. Il y a 3 millions d’années, l’isthme du Panama s’est soulevé et a coupé l’Atlantique et ses communautés coralliennes du reste des océans (l’Indopacifique) ; les régions de hautes latitudes étaient trop froides pour permettre la survie des stades planctoniques (Planulae) coralliennes. Il s’est ensuivi un appauvrissement du pool génétique et l’extinction de beaucoup d’espèces dans la région caraïbe.

Conclusion

En interdisant les crèmes solaires aux admirateurs des récifs nous allons peut-être ralentir leur destruction dans les endroits à forte fréquentation, mais nous ne pouvons pas sauver les récifs du monde. Seule, la réduction de l’émission des gaz à effet de serre et une politique de conservation des sols par une couverture végétale adéquate dans les grands bassins versants des tropiques pourraient retarder la disparition des récifs.

Blanchiment du corail
Au cours de son évolution, le corail récifal s’est adapté à des milieux de moins en moins riches en nutriments en se dotant de symbiontes photosynthétiques (zooxanthelles) qui vivent dans leurs tissus fournissant des sucres. L’expulsion des symbiontes est un signal d’alarme et de surchauffe (Fig. 2). Plus la biodiversité est faible et la connexion génétique est absente, plus les espèces récifales sont vulnérables par rapport à la hausse des températures des eaux de surface.

Fig. 2. Petit récif côtier, Playa Jicaro, Bahia Culebra (N-Pacifique du Costa Rica). La mort d’un récif s’annonce par le blanchiment (à gauche) des colonies coralliennes, le plus souvent sous stress thermique combiné à une augmentation des nutriments: la teinte brune, due aux symbiontes disparait, et le corail meurt si la perturbation persiste. D’autres organismes prennent alors immédiatement,la place du corail, notamment les algues vertes (à droite), qui raffolent des nutriments. Photos POB, mars 2017.

Par comparaison, aux Caraïbes, une température de l’eau qui dépasse 30° pendant plus de 10 jours peut causer un important blanchiment du corail suivi par une mortalité partielle. Par contre, au large de Bornéo en Mer de Chine du Sud (région à plus de 400 espèces), nous avons observé en 2017 des récifs en parfaite santé à des températures moyennes d’hiver de 31°, et résistant à une exposition au soleil pendant la marée basse (Fig. 3 et 4).

Fig. 3. Platier récifal du Louisa Reef océanique (6°19’41″N, 113°14’25″E, Mer de Chine du sud). Une grande diversité de corail vivant est exposée au soleil à marée basse. Photo: Amajida Roslim, nov. 2017.
Fig. 4. Ce récif peu profond (Pelong Island, 5 km au large de l’estuaire de Brunei, Nord-Borneo) ne montre aucune dégradation malgré des taux élevés de nutriments ou des températures élevées. Photo POB, nov. 2017.

Nous supposons que la richesse génétique de cette région a permis le développement d’une résilience à des températures plus élevées. Dans les régions comme la Mer Rouge, les stades planctoniques (Planulae) qui y sont constamment introduites par les courants de surface, subissent une forte sélection naturelle qui engendre des formes très résistantes aux hausses des températures (cf. Les coraux de la Mer Rouge résistent au changement climatique). Cette observation permet d’espérer que des récifs résilients puissent survivre à certains endroits.

Eutrophisation des océans
Les symbiontes photosynthétiques (zooxanthelles) qui vivent dans le tissu des coraux récifaux favorisent leur croissance dans des eaux claires, pauvres en nutriments. Ce fait rend les coraux sensibles à une augmentation des phosphates et nitrates qui entrainent l’eutrophisation des eaux. Souvent, cette eutrophisation a été imputée aux contaminations locales, engendrées par le développement côtier, la surpêche et les activités marines locales (Ref. 4).

En étudiant les bilans des grands fleuves tels l’Amazone et l’Orénoque, on constate que l’érosion des sols organiques dans les bassins versants tropicaux crée une augmentation croissante de l’apport de nutriments vers l’océan (donc l’eutrophisation marine). Ce processus entraine un dépérissement à l’échelle régionale des coraux à symbiontes récifales, en faveur d’organismes filtreurs (éponges, octocoralliens) et des algues vertes tous dépourvus de squelette calcaire.

Ce processus est particulièrement actif dans les Caraïbes méridionales qui sont sous l’influence directe des eaux de l’Amazone et de l’Orénoque, dont les panaches contiennent de plus en plus de nutriments dissous qui sont transportés par le Courant du Nord Brésil dans les Caraïbes (Fig. 5). La mort des constructeurs de récifs entraine ainsi la destruction des barrières récifales et accentue l’érosion côtière, également amplifiée par la hausse globale du niveau marin, actuellement d’environ 3.3 mm/an (Ref. 5).

Fig. 5. Carte du nord de l’Amérique du sud et des Caraïbes montrant les panaches de l’Amazone et de l’Orénoque riches en nutriments (couleurs rouge, orange et jaune). Les flèches jaunes indiquent les courants océaniques responsables du transport des eaux riches en nutriments vers les Caraïbes. La région des Antilles est la plus touchée par ce phénomène. Source P.O. Baumgartner, Sedimentology (2013) 60, 292–318.2013
Acidification des océans
La calcification des squelettes coralliens en aragonite et d’autres espèces à coquilles est un processus qui dépend d’un équilibre fragile entre les espèces d’acide carbonique (CO2) et du calcium dissout. L’augmentation du CO2 dans l’atmosphère entraine sa séquestration plus importante dans l’océan (donc l’acidification, Fig. 6) et ainsi bascule l’équilibre de l’aragonite vers la dissolution. Des expériences en laboratoire ont montré que certaines espèces coralliennes n’arrivent plus à former des squelettes à une concentration du CO2 dissout dans l’océan comme celle projeté pour 2030 (Ref. 3).

Fig. 6. Diagramme montrant l’augmentation de la concentration du CO2 dans l’atmosphère entre 1960 et 2010. La barrière des 400 ppm a été atteinte en 2015 et ne descend plus en dessous de ce suil depuis 20164. La courbe bleue montre la pression partielle du CO2 dissout dans l’eau de mer qui monte en parallèle avec la concentration du CO2 atmosphérique (courbe rouge). La courbe verte montre la diminution du pH (acidification) dans l’eau de mer. Source : European Commission, the UK Marine Climate Change Impacts Partnership, the Oak Foundation, Oceana

Dans les Caraïbes, certaines espèces constructrices de crêtes récifales résistantes aux vagues, tels que les espèces du genre Acropora (Fig. 7) sont en voie de disparition. Depuis longtemps isolées de l’Indopacifique, ces espèces sont endémiques dans les Caraïbes, et se caractérisent par une faible diversité génétique. Vivant dans les eaux peu profondes, ces espèces sont les premières à blanchir lors de la surchauffe des eaux de surface. Une fois morts, les colonies sont rongées par d’autres organismes et ensuite brisées par les cyclones, dont la fréquence et la force sont susceptibles d’augmenter avec le réchauffement climatique. La quasi-totalité des barrières à Acropora a ainsi disparu pendant les derniers 40 ans (Fig. 7).

Fig. 7. Barrière récifale construite par les espèces endémiques d’Acropora, Grand Cul de Sac, St. Barthelemy (Antilles Françaises). Photo du haut: prise en mai 2015, l’une des rares barrières encore intactes. Photo du bas: prise en avril 2018, après le passage du cyclone Irma le 6 sept. 2017 qui a totalement détruit la barrière. Crédit Photos: POB

Références

  1. Downs, C. A. et al. 2015. Toxicopathological Effects of the Sunscreen UV Filter, Oxybenzone (Benzophenone-3), on Coral Planulae and Cultured Primary Cells and Its Environmental Contamination in Hawaii and the U.S. Virgin Islands, Arch Environ Contam Toxicol (2016) 70:265–288, DOI 10.1007/s00244-015-0227-7
  2. ICRI: Impacts of sunscreen on coral reefs 2018.
  3. BBC News, Nov. 1, 2018: McGran M. Coral: Palau to ban sunscreen products to protect reefs.
  4. Burke L. et al. 2001. Reefs at Risk Revisited, World Resources Institute.
  5. IPCC: Climate Change 2013.

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