En marge de la COP23 – Entretien avec Augustin Fragnière

La Conférence de Bonn sur le climat a eu lieu en novembre 2017. Elle est la 23e des conférences annuelles (COP23) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Les prises de position ci-dessous représentent l’opinion personnelle du chercheur.


Entretien avec Augustin Fragnière,
Senior Policy Fellow à Foraus, ancien chercheur FNS senior à l’UNIL et docteur en géosciences et environnement FGSE

Q : Vous êtes signataire du « World Scientists Warning to Humanity ». Quel est votre domaine d’expertise et en quoi vous êtes-vous senti interpellé-e par cet appel quant à la mise en danger du monde naturel ?

Mon domaine d’expertise est à cheval entre la philosophie politique et les sciences de l’environnement. En d’autres termes, j’étudie les enjeux éthiques et politiques des problèmes environnementaux, par exemple en termes de justice globale et intergénérationnelle, avec une attention particulière portée au changement climatique. Cet appel m’interpelle dans la mesure où les deux ou trois décennies à venir vont être déterminantes pour un certain nombre de problèmes, tels que l’érosion de la biodiversité ou le changement climatique. Des seuils d’irréversibilité sont en train d’être franchis, qui, si nous ne faisons pas quelque chose rapidement, vont modifier radicalement notre relation à l’environnement naturel, mais aussi causer beaucoup de souffrance et d’injustice.

Q : En tant que chercheur de la FGSE, pensez-vous qu’il y a un domaine de l’environnement (atmosphère, océans, sols, forêts) dont la sauvegarde doit être priorisée au niveau national ?

Comme l’article nous le rappelle, les problèmes environnementaux globaux sont variés mais sont aussi en partie interdépendants. De plus, les causes fondamentales de ces problèmes sont les mêmes, soit la surconsommation de matière et d’énergie dans les pays industrialisés et, dans une certaine mesure, l’augmentation de la population mondiale. Ce qu’il faut avant tout c’est un changement fondamental d’attitude à l’égard de l’environnement qui soit transversal à tous les problèmes particuliers. Cela dit, je pense que le changement climatique joue un rôle central dans la mesure où il exacerbe un grand nombre d’autres problèmes. Le réchauffement accélère le déclin de la biodiversité, l’érosion des zones côtières, la perte de terres arables, l’épuisement des ressources en eau dans certaines régions, etc. Lui porter une attention particulière est donc nécessaire, même s’il est loin d’être le seul problème important. Par exemple, la dissémination de molécules de synthèse (herbicides, pesticides, PCB, etc.) dans l’environnement et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore mériteraient beaucoup plus d’attention qu’ils n’en reçoivent actuellement.

En ce qui concerne la Suisse, je trouve l’impact du changement climatique sur le régime nivo-glaciaire qui gouverne nos ressources en eau assez préoccupant. D’autre part, de par leur niveau de consommation bien supérieure à la moyenne mondiale, les suisses ont aussi un impact indirect important dans d’autres pays, comme par exemple sur l’épuisement de certains métaux semi-précieux ou sur la destruction d’écosystèmes très riches en biodiversité dans les forêts pluviales d’Amazonie et d’Asie du Sud-Est. Bien que de manière générale les paramètres environnementaux sont encore relativement bons dans notre pays, la Suisse devrait se concentrer beaucoup plus sur la réduction de son empreinte écologique globale et sur l’impact de son mode de vie à l’étranger.

Q : Plus généralement, quelles solutions proposez-vous en tant qu’expert pour enrayer la dégradation de la Biosphère ?

Compte tenu de la variété des problèmes, il est clair qu’il n’existe pas de solution clé en main et que chaque problème doit être traité en fonction de ses spécificités. Cela dit, l’objectif général sur le moyen terme est une réduction significative de la consommation de matière et d’énergie, et un abandon complet des énergies fossiles. Les outils permettant de se diriger vers ces buts sont connus depuis longtemps : taxes et subventions, normes techniques, moratoires, stimulation de la recherche et de l’innovation dans la direction recherchée, etc. Bien utilisés ces outils sont extrêmement puissants, mais nous peinons malheureusement à les appliquer à l’échelle requise pour des raisons politiques. À plus long terme, le but est d’inventer un nouveau modèle économique viable, du type économie circulaire, qui ne soit pas basé sur l’exploitation à outrance de l’environnement naturel. Et là, force est de constater que notre compréhension du fonctionnement d’un tel modèle économique et de ses conditions d’application demeure extrêmement lacunaire.

Q : Le texte que vous avez signé vient en marge de la COP23 ; quelle vous paraît être l’efficacité de cet événement en terme médiatique, d’efficacité et de pouvoir de levier pour réguler la dégradation du monde naturel ?

La COP 23 était avant tout une réunion technique qui avait pour but de préciser les règles d’application de l’Accord de Paris. Aucune décision majeure n’était attendue de ce sommet et l’attention médiatique a été avant tout focalisée sur le nouveau positionnement de l’administration américaine. Je ne pense pas que la COP23 va rester dans les mémoires, mais ces grandes conférences sont aussi l’occasion d’effectuer des piqûres de rappel au sujet des problèmes les plus urgents du moment. Je pense que l’aspect symbolique de l’appel, qui vient 25 ans après un autre avertissement des scientifiques au monde, est assez fort. Ce n’est cependant de loin pas la première mise en garde de ce type et il ne faut pas se faire trop d’illusions sur son impact à moyen terme.

Q : Pour vous, où se situe la plus grande marge de progression en termes de prise de conscience et d’action : dans l’attitude individuelle ou dans les législations mises en place au niveau des états ?

Les problèmes environnementaux sont avant tout des problèmes d’action collective et de coordination. C’est ce qui les rend si difficiles à résoudre. Une réponse au niveau politique est donc indispensable et il est urgent que des actions plus ambitieuses soient entreprises à ce niveau. Je ne crois pas à une transition écologique qui viendrait exclusivement de changements dans les comportements individuels. Les obstacles structurels et les dépendances au système en place sont trop nombreux.

Pourtant le niveau politique n’est pas suffisant. Premièrement, en démocratie les décisions politiques doivent être soutenue par la base électorale. Deuxièmement le politique ne peut pas tout légiférer, sans quoi cela tournerait à la dictature verte. Prenez par exemple l’isolation des bâtiments afin de limiter les dépenses énergétiques liées au chauffage. L’État peut imposer de nouvelles normes d’isolation, mais celles-ci ne servent à rien si les locataires laissent leurs fenêtres ouvertes en plein hiver. De même, un bon réseau de transports publics n’atteint pas son plein potentiel si les individus restent indéfectiblement attachés à leur voiture. Au bout du compte actions politiques et individuelles vont de pair. Elles sont comme les deux faces d’une même pièce. Les citoyens doivent exercer une pression sur les politiques pour qu’ils prennent des mesures, et les politiques doivent à leur tour mettre en place des stratégies pour permettre aux individus de réduire leur empreinte écologique plus facilement. Un rôle important de la société civile, et de l’action citoyenne en général, est également de fédérer les énergies et de proposer des solutions innovantes.

Q : Quel rôle la science peut-elle jouer selon vous dans cette prise de conscience ?

Les sciences permettent de rendre visible l’invisible. Les dégradations environnementales sont si étendues dans l’espace et dans le temps qu’elles ne sont pas directement perceptibles. Elles comprennent aussi des phénomènes complexes qui, pour certains, échappent encore à notre compréhension. Par exemple, les effets de l’interaction de nombreux composants chimiques avec le milieu naturel ne sont pas encore bien connus. Nous avons donc besoin de la médiation de la science, en particulier des sciences naturelles, pour comprendre ce qui se passe, tenter d’anticiper au mieux les changements futurs et imaginer des solutions.

Les sciences humaines et sociales, pour leur part, permettent de mieux comprendre les phénomènes sociaux, culturels et historiques qui ont mené à la dégradation de l’environnement et la sous-tendent encore aujourd’hui. Mieux comprendre les mécanismes pouvant mener à des changements sociétaux importants serait également une contribution précieuse des sciences sociales, mais il me semble que cette question n’a pas été suffisamment explorée jusqu’ici. Comme déjà mentionné, la tâche la plus importante consiste probablement à inventer un modèle économique circulaire compatible avec les limites environnementales, mais beaucoup trop peu d’économistes s’intéressent aujourd’hui à cette question.

Researchgate

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