Le 21 février dernier à La Grange de Dorigny de l’UNIL, 6 artistes et un chercheur de l’université se partageaient l’affiche lors d’une soirée de performances artistiques et scientifiques autour du thème de la « Fin du monde ». La sixième édition du Labo 6×15′ proposait donc à Delphine Depres, Jocelyne Rudasigwa, Alain Freudiger, Robin Michel, Thibault Walter, Chloé Delarue et à Gabriel Salerno une carte blanche de 15 minutes exactement pour offrir au public présent leur vision personnelle des effondrements.
Gabriel Salerno, de la faculté des géosciences et de l’environnement et coordinateur scientifique du cycle des Imaginaires des futurs possibles, a gentiment accepté de nous fournir le texte déclamé en public sur le morceau « The End » des Doors.
Est-ce que l’effondrement doit être pris au sérieux ?
Avant de réfléchir à la notion d’effondrement, puis d’aborder la question de l’effondrement d’un point de vue philosophique, il convient de montrer pourquoi il est pertinent aujourd’hui de parler d’effondrement possible de la société industrielle. En ce qui concerne notre Terre, nous sommes en train de dépasser allègrement sa capacité de charge, c’est-à-dire de dépasser sa capacité à absorber et à résister aux perturbations naturelles et induites par l’homme. Ceci vis-à-vis de deux fronts : premièrement les ressources naturelles et deuxièmement les écosystèmes.
Concernant les ressources naturelles, quantité d’entre elles, qu’elles soient renouvelables ou non, sont en voie d’épuisement. Au rythme d’extraction actuel de nombreuses ressources métalliques seront épuisées dans une cinquantaine d’années. Quant aux métaux les plus abondants dans la croûte terrestre, l’enjeu n’est pas leur épuisement, mais le coût énergétique croissant de leur extraction.
Le coût énergétique croissant est le problème qui touche les ressources fossiles, soit le charbon, le gaz naturel et le pétrole. Les réserves de ces combustibles fossiles sont encore très importantes. En revanche, ce qu’on appelle le taux de retour énergétique ne cesse de diminuer. Au début de l’exploitation pétrolière, il suffisait par exemple d’investir un baril de pétrole pour en extraire 100. Or, aujourd’hui, ce taux est grosso modo d’un baril investi pour 11 extraits. Par conséquent, les quantités exploitables in fine diminuent et les prix augmentent ; ce d’autant plus que nous avons atteint le pic de production.
Les ressources extraites du sol ne sont pas les seules en voie d’épuisement. Les mers se vident, sans même l’espoir qu’elles se repeuplent un jour. Sous les effets du changement climatique, les rendements agricoles sont voués à diminuer. L’eau douce va manquer. Même le sable pour la construction va manquer.
Concernant les écosystèmes, la situation n’est pas moins sous tension. Les activités humaines sont responsables de la dégradation des écosystèmes à l’échelle globale. À cet égard, les études scientifiques nous mettent garde contre le risque de plus en plus grand de franchir des points de basculement. À un niveau local, la forêt amazonienne par exemple pourrait se transformer subitement en une savane semi-aride. Au niveau global, la Terre pourrait sortir de son cycle naturel glaciaire-interglaciaire pour entrer dans un nouvel équilibre et se transformer en planète étuve. La limite des 1,5 – 2°C de réchauffement couramment entendu correspond justement au point de basculement global de la Terre. Il s’agit du point au-delà duquel les systèmes naturels s’emballeront, cette fois-ci par eux-mêmes, et contribueront à accélérer la dégradation de la Terre. Nous plongerions ainsi vers une planète étuve ; ceci même si les impacts des activités humaines, tels que les émissions de CO2, sont stoppés.
Pour bien comprendre ce qu’on entend par point de basculement, l’image du glaçon dans une chambre froide qu’on réchauffe est des plus parlantes. Très schématiquement, si l’on augmente de 3°C la chambre froide qui, disons, est à -8°C, nous n’observons aucune transformation du glaçon. Imaginons que nous augmentons encore la chambre de 5°C. La température de la chambre froide s’élève à 0°C et l’état du glaçon ne change toujours pas. Néanmoins, une augmentation supplémentaire, de seulement 0,5°C par exemple, fait passer la température de la chambre en positif et provoque rapidement le changement d’état, de solide à liquide, du glaçon ; ceci sans retour en arrière possible. La température de 0°C est, dans cette illustration, le point de basculement.
Que représenterait le basculement de la Terre vers un état dit planète étuve ? Il s’agirait ni plus ni moins d’une modification des conditions d’habitabilité de la Terre, c’est-à-dire d’une modification des conditions de vie sur Terre. Les espèces vivantes, l’être humain y compris, ne pourraient plus habiter la Terre de la même manière, et même, pour nombre d’entre elles, s’adapter à ses conditions inédites.
Pour se rendre compte de l’ampleur des changements en perspective, les données paléo-climatiques sont utiles. On sait par exemple qu’il y a environ 20’000 ans la température moyenne planétaire était entre 4 et 5°C inférieure à celle d’aujourd’hui. Les régions du Plateau suisse étaient, à cette époque, recouvertes d’énormes glaciers. L’épaisseur de glace au-dessus de Lausanne par exemple était d’environ 2 km. Le visage de la Terre était tout autre. Or, nous sommes actuellement en phase d’engendrer de tels écarts ; vers le chaud en l’occurrence. Il est fort probable que nous n’arrivions pas à limiter le réchauffement à 2°C et, par conséquent, nous pourrions d’ici quelques centaines d’années, voire même d’ici à 2100 si nous ne diminuons pas nos émissions de CO2, connaître une augmentation de température de 4 à 5°C, par effet d’emballement climatique. Pour rester dans l’image, la Terre ne serait alors pas recouverte de glaciers, mais de déserts.
Soyons clair, nous n’avons pas affaire à une crise, au terme de laquelle la situation reviendrait à la normale, mais à une modification durable et irréversible des conditions de vie sur Terre.
En conclusion, compte tenu de l’épuisement des ressources naturelles, essentielles au fonctionnement de notre société industrielle, et compte tenu de la dégradation des conditions d’habitabilité de la Terre, c’est-à-dire du substrat physique de notre société, il n’est plus possible d’exclure des horizons possibles l’effondrement de notre société industrielle mondialisée. Ce risque est bien-fondé et, à voir la mollesse de nos actions, de plus en plus probable.
L’effondrement, qu’est-ce qu’on entend par ce mot ?
L’effondrement est avant tout un phénomène observé tout au long de l’Histoire. On dénombre de multiples déclins de civilisations anciennes, telles que la civilisation maya classique des Basses-Terres du Sud, l’Empire romain d’Occident, la civilisation harappéenne de la vallée de l’Indus, pour ne citer qu’elles. Naguère historique, l’effondrement est devenu actuel et a pris une autre ampleur. Sur les lèvres ou dans l’esprit de plus en plus de personnes, il devient palpable. On le craint, on s’y prépare, on le nie. Deux précisions sur ce mot s’imposent pourtant, car il est entouré d’une véritable nébuleuse. Il baigne dans le flou. De ces deux précisions nous tirerons des conclusions.
Une première précision concerne sa définition. Celle communément acceptée est la suivante : une diminution du niveau de complexité de la société et une réduction drastique de la population humaine. On s’aperçoit que cette définition est plutôt lâche, au sens premier du mot. Elle est issue d’auteurs qui se sont attachés à identifier les mécanismes d’effondrement communs à toutes les civilisations. Des auteurs qui, en procédant à une montée en généralité, voient en l’effondrement un processus historique récurrent. Cependant, tous n’ont pas la même approche et ne s’entendent pas sur les causes communes.
À cette perspective très générale, se sont opposés des spécialistes de civilisations anciennes. Des historiens, des archéologues, qui considèrent que les effondrements anciens présentent des caractéristiques différentes. Selon eux, l’effondrement est une conjoncture singulière, propre au contexte historique de la civilisation en question. Là encore, tous ne sont pas d’accord. Les uns imputent l’effondrement au changement des conditions climatiques d’une région, les autres à un écocide – soit le suicide d’une société en raison de la dégradation de son environnement – d’autres encore à des troubles socio-politiques, suite à une mauvaise gouvernance.
Finalement, certains auteurs n’interprètent pas le déclin de certaines civilisations anciennes comme un effondrement abrupt, mais comme une transition entre deux périodes, entre deux âges. Au terme d’effondrement, ils préfèrent le terme de transition. Le sens est très différent.
De ses différentes perspectives, de ses avis divergents, on conclut qu’autour du terme d’effondrement, alors même qu’il est observé historiquement, règne un flou persistant. Une place importante est laissée à l’interprétation. C’est pourquoi, pour ma part, j’aime à parler de récits de l’effondrement. Non pour relativiser ce phénomène, mais pour y intégrer l’idée de narration, et donc d’interprétation et d’imaginaire.
Nous voici arrivés à notre seconde précision. Elle concerne la différence entre les effondrements anciens et l’effondrement dont il est question aujourd’hui. Premièrement, ce dernier est une prédiction. Nous ne l’étudions pas de manière rétrospective. En ce sens, les récits de l’effondrement actuel sont, pour l’instant encore, des récits d’anticipation. Dès lors, avec l’idée d’effondrement, se développe généralement tout un imaginaire post-effondrement. Ce qui renforce l’idée de récit et le caractère interprétatif de l’effondrement actuel.
Deuxièmement, l’effondrement est, pour la première fois de l’Histoire, global. Il ne concerne pas une civilisation à l’échelle régionale, mais l’ensemble de l’humanité. Certes, certains parlent plutôt d’effondrements au pluriel pour souligner son hétérogénéité au niveau local. Il ne fait guère de doute qu’il sera vécu différemment selon les classes sociales et les régions. Néanmoins, sur une planète étuve, c’est toute l’espèce humaine qui ne vivra plus de la même manière.
C’est ici que nous entrons dans la philosophie. Pour la première fois, l’effondrement suscite des réflexions quant à l’aventure humaine sur Terre. À quoi l’espèce humaine est-elle destinée au regard de l’effondrement à venir ? Que représente l’effondrement par rapport à notre Histoire, par rapport à l’évolution du genre humain ? L’effondrement actuel, lorsqu’il est mis en récit, révèle différentes visions de l’Histoire.
Quelles sont les visions de l’histoire que l’effondrement véhicule ?
Cela peut paraître étonnant, mais l’histoire n’a pas toujours été perçue de la même façon. Chez les Grecs et les Romains, prédominait une vision plutôt cyclique des affaires humaines sur Terre. L’empereur Marc Aurèle disait par exemple que « tout ce qui est déjà arrivé est semblable à ce qui arrive ». Dans cette optique, l’évolution des civilisations rappelle le cycle de la vie. Elles sont vouées à naître, croître, puis une fois leur apogée atteinte, à décliner et disparaître. De nos jours, en Occident, prédomine une vision progressiste de l’Histoire. Pas uniquement au sens de progrès technique, mais aussi de progrès en ce qui concerne la condition humaine. Dit grossièrement, on pense et espère qu’aujourd’hui est mieux que hier, et que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Dans certains courants de pensée, par exemple dans le romantisme, c’est plutôt une vision de déclin par rapport à un âge d’or mythique ou par rapport à un état de nature édénique qui prévaut. En quittant cet âge d’or où régnait une harmonie parfaite entre les hommes et les dieux, entre les hommes et la nature, l’homme s’est engagé dans une voie de décadence et de corruption.
Or, les récits d’effondrement et les imaginaires qu’ils développent, puisqu’ils questionnent le sens de l’aventure humaine sur Terre, proposent, en général implicitement, diverses visions de l’Histoire.
Par exemple et de manière certes un peu caricaturale, le récit du survivalisme, soit celui qui imagine qu’après l’effondrement la société va se désagréger, que les humains seront livrés à eux-mêmes dans un monde chaotique, et que par conséquent, il est nécessaire d’apprendre à se nourrir par soi-même, à s’abriter en forêt, à se défendre, véhicule principalement une vision décliniste de l’Histoire. À l’opposé, ne voir dans les problèmes environnementaux actuels qu’un défi technique à relever pour l’homme, soit réduire l’effondrement à une étape à franchir dans l’évolution du genre humain, dénote fortement une vision progressite de l’Histoire. Un dernier exemple, le récit de la collapsologie, celui qui consiste à promouvoir des stratégies de résilience pour maintenir quelques fondamentaux de notre société, à encourager l’entraide et l’organisation communautaire, propose plutôt une vision cyclique de l’Histoire. Il est ici envisagé que la fin de la société industrielle sera suivie par la renaissance d’une nouvelle société, que d’aucuns souhaitent plus sobre, plus heureuse et plus ancrée localement.
Conclusion
Pour conclure, nous avons vu que l’effondrement est, par nature, sujet à interprétation et que les récits qu’on en fait suggèrent par ailleurs différentes visions de l’Histoire. On peut donc adhérer ou rejeter tel ou tel récit d’effondrement, considéré certains extravagants, d’autres au contraire très réalistes. Ces jugements sont tout à fait légitimes. Rejeter un ou des récits d’effondrement ne devrait toutefois pas s’accompagner du rejet du constat environnemental, en l’occurrence celui effectué en introduction. Car ce constat-là, celui de nos graves problèmes environnementaux, est très robuste. Il ne saurait être, sur le fond, remis en question.
Du coup, qu’en est-il de l’effondrement et de ses récits ? En quoi nous sont-ils utiles, si nous ne pouvons aisément les valider ou les invalider, si ce ne sont que des récits ? Ne nous y trompons pas. Ces récits recèlent une force, une grande force. Celle capable de nous mettre en mouvement, de nous rassembler ; celle capable d’imaginer, de construire et de peut-être rendre vrai un futur souhaitable et heureux, pour nous et les générations à venir.
Très bon article de Bruno Latour dont je partage entièrement le propos. En effet, il serait inconsidéré de reprendre l’activité économique comme avant. Il faudrait pouvoir profiter du ralentissement pour réfléchir à l’après écologique, en prenant en compte, la situation de la planète, le dérèglement climatique et la disparition de la biodiversité.
Ne pas le faire serait totalement irresponsable et on irait au devant d’une catastrophe bien pire que celle que nous vivons actuellement.