Ce qui apparaît délicat dans une situation comme celle qui nous conduit à commenter un événement qui a littéralement chamboulé l’agenda des dernières heures repose justement sur le fait que les informations dont nous disposons sont forcément lacunaires, de sources pas toujours vérifiées ni vérifiables mais qui dans tous les cas ne laissent pas indifférents.
Que l’attention des supporters et autres amateurs du football soit monopolisée n’a en soi rien de surprenant. Mais que cette breaking news, tantôt qualifiée de tremblement de terre, voire de véritable coup d’état, renvoie à la définition du football que proposait Christian Bromberger, qui parlait de « bagatelle la plus sérieuse du monde ». Tout a été très vite. Elle devait représenter l’avenir radieux du football, elle est reléguée au rang d’anecdote en moins de 48 heures. Le projet de cette nouvelle Super League est passé d’une potentielle inauguration de la compétition avant la fin de l’été 2021, à un retrait de presque tous ses acteurs fondateurs. Les mobilisations et les prises de position des acteurs concernés (ou impactés) en cette journée du 20 avril y sont forcément pour quelque chose. De toute évidence quelque chose n’a pas fonctionné.
Le sentiment est que tout ce grabuge repose sur un malentendu fondamental de base. Il y a fort à parier que Woodword, Agnelli et Perez n’aient jamais lu Nick Hornby, ou alors il serait d’autant plus incompréhensible que les dirigeants des douze clubs dissidents soient passés complètement à côté du principe de base selon lequel l’une des raisons pour lesquelles le football est le sport le plus populaire au monde, repose sur le fait que les faibles peuvent battre les puissants. C’est la possibilité pour l’une des équipes faibles de se développer et de se dépasser qui prime, plutôt que l’idée de rester spectatrice d’une compétition entre clubs de nantis. Nous proposons ici quelques clés de lecture de ce « putsch », dont l’échec semblait annoncé, comme une évidence.
La Super League, ou l’union avouée du capitalisme (néo-libéral) et du football
Les observateurs attentifs de l’économie du football n’ont pas été surpris sur le fond par la démarche des fondateurs de la Super League. Ils l’ont peut-être été sur la forme, probablement sur le timing, mais certainement pas sur le fond. Ce pas poursuit, sans l’ombre d’un doute, le « besoin » de maximiser les revenus pour ces clubs. Mais n’y a-t-il ici que cupidité et avidité comme semble le dénoncer les observateurs dans une unanimité presque troublante ? Il nous paraît plus probable que cela corresponde davantage à une sorte de fuite en avant, désespérée au point de ne plus craindre le ridicule, de clubs et de dirigeants englués dans des casse-têtes insolubles, conséquences directes de stratégies d’investissements calamiteuses, caractérisées par une course aux plus-values toujours plus folles dans le but de combler des gouffres financiers toujours plus béants.
Spontanément, Florentino Perez, Président du Real Madrid et Président de la Super League soutient ce projet fou en argumentant qu’avec les (maigres) revenus générés par l’actuel format de la Champion’s League, les clubs qui y participent auront tous fait faillite avant 2024. Ou comment faire porter le poids d’une incompétence évidente (celle de savoir gérer des comptes, en appliquant des politiques réfléchies) à une institution, mise à l’index car plus en mesure de suivre le rythme infernal dicté depuis ces dernières trente années. L’UEFA n’est pas exempte de responsabilités. Avant toutes celle d’avoir échoué dans son rôle de gatekeeper et garant des sceaux. Le Financial Fair Play imposé par l’UEFA, s’il avait été appliqué de manière rigoureuse, n’aurait jamais consenti à aucun des clubs dissidents de participer aux compétitions européennes au lancement de cette saison 2020-2021, tant les niveaux d’endettements atteints sont problématiques. Certes, le moment venu il conviendra d’identifier les responsables de la consolidation de ces situations. Car les responsabilités sont partagées entre les clubs et les institutions qui ont de manière inexplicable manqué à leur devoir de diligence et de contrôle.
« Une nuit des longs couteaux »
Pourtant, prenons garde à ne pas céder à la tentation de la facilité qui pourrait être celle de donner une lecture manichéenne à cette situation. Inutile de rappeler que l’UEFA n’est pas dans la position de la vierge effarouchée, quoiqu’en dise son président slovène ou Nasser El-Khalifi, dirigeant du PSG et membre du comité exécutif de l’instance européenne, dont l’exclusion initiale de la Super League n’est pas le résultat d’une opposition au capitalisme néo-libérale dans son acceptation footballistique. Il est par ailleurs pour le moins cocasse de voir l’UEFA, la FIFA et son président s’ériger en défenseurs des valeurs méritocratiques ou en lien à l’éthique sportive.
Depuis la fin des années huitante, l’institution européenne est pointée du doigt et mise en cause par les détracteurs de ce foot-business. Mise au ban par une frange de supporters attachée à une idée plus locale de passion pour le ballon. Sa déclaration d’intentions (« we care about football ») est à lire dans le but d’optimiser la commercialisation du « produit football ». Ce qui a changé au cours de ces dernières années est la pression qui s’est progressivement imposée aussi depuis le haut de la pyramide, avec des clubs qui se sont renforcés, tant du point de vue sportif, que financier mais surtout symbolique, au point de se voir plus royalistes que le roi.
Comprendre ce qui s’apparent à une « pataugée »
Le sentiment que le projet ne se présentait pas sous les meilleurs auspices s’est rapidement imposé. Avant toute chose en vertu des réactions diverses, diffuses et spectaculaires. Jamais, depuis le mois de mars 2020 qui marqua le début de la crise sanitaire, un événement n’avait occupé le débat public et de mémoire d’homme rarement une initiative semblait faire l’unanimité … contre elle. La déception et la surprise ont pris au dépourvu les exposants du monde politique, aux tripes les supporters, ont touché le porte-monnaie des investisseurs, l’orgueil professionnel et personnel des acteurs à l’échelle européenne.
Alors comment expliquer une telle débâcle ? Il sera intéressant d’investiguer cette question tant le dessein semblait grossier et mal-abouti, ignorant d’un certain « sens de l’histoire ». Comment les dissidents pourtant convaincus de leurs arguments au point d’accepter un round juridique à coups d’avis de droits ont-ils pu sous-estimer la virulence des réactions publiques et politiques. Comment ont-ils pu ignorer un concept élémentaire d’économie selon lequel la valeur est créée par la rareté et que quoi qu’il arrive un passionné n’aurait jamais sacrifié un derby local à une grande affiche ? Le plan se fondait-il effectivement sur le sacrifice volontaire d’une génération de supporters au bénéfice d’un nouveau public de consommateurs-spectateurs aux fuseaux horaires dépareillés ?
Pour penser l’après
Dans une interview donnée à La Repubblica le 20 avril en milieu d’après-midi, Andrea Agnelli vantait les mérites de ce projet novateur, en mesure d’attaquer des parts de marché de supports concurrents. Un projet dont les chances de succès étaient estimées à 100% car reposant sur un « pacte de sang » entre les dirigeants des douze clubs fondateurs. Sauf que quelques heures plus tard seulement, tout vole en éclat. Comment la solidarité des douze a-t-elle pu céder aussi facilement et rapidement ? Pourrait-il s’agir d’un plan machiavélique, sorte d’énorme coup de bluff visant uniquement à redorer le blason de l’UEFA ? A défaut, reste le constat de l’arrogance des douze dissidents et de la violence avec laquelle ils ont essayé de forcer la main en présentant comme une nécessité inéluctable une solution discutable de changement.
La (dure) réalité est que dans une situation normale (ou ne serait-ce que saine) personne ne dépense plus que de ce qu’il pourrait générer de cet investissement. Mais le football suit depuis bien des années un autre chemin, avec une place progressivement occupée par des investisseurs qui s’en sont emparés pour servir d’autres intérêts. Ils y ont injecté des milliards en altérant un écosystème déjà fragile et trop peu régulé. Les clubs sont devenus des sociétés commerciales à seul but lucratif. La fierté de remporter des titres ne fait plus le poids face à la plus-value sur la revente d’un joueur ou la valorisation d’un actif. A la longue, cela a conduit à l’implosion de ce système en faisant une série de victimes collatérales : clubs de seconde zone à l’histoire pourtant prestigieuse, football de base, centres de formation. Le système est compromis, bancal et sa survie passe désormais par la course effrénée aux revenus sans remettre en compte la gestion des coûts. Par les manœuvres comptables et fiscales qui sont à l’ordre du jour dans le but d’assurer la pérennité d’un petit nombre de clubs qui prétendent à eux seuls faire tourner la boutique.
Le système football a besoin de transformations, de nouvelles idées, d’une gouvernance différente, mais pas sous cette forme, pas pour faire émerger une « Super League » en contradiction totale avec un certain esprit du jeu.
Par Gianluca Sorrentino et Grégory Quin