Annuler les dettes au bilan de la BCE, ou la mort naturelle d’une caisse d’amortissement
La Banque Centrale Européenne (BCE) pratique « l’assouplissement quantitatif », elle achète régulièrement des titres de dettes étatiques (et de dettes privées) sur les marchés afin de stabiliser les taux d’emprunts, et également de stabiliser l’ensemble des marchés de crédit. Ces achats rassurent les investisseurs à la fois sur la liquidité et sur la pérennité de leur bien. Ceci n’est en rien une activité nouvelle. C’est en deux mots ce que ce texte propose de démontrer.
Les banques centrales (FED, BCE, BOJ) ne sont pas entrées dans un « territoire inconnu » depuis la crise de 2008 par leurs politiques « d’assouplissement quantitatif » ou quantitative easing ou QE. Ces institutions ne font que remettre au goût du jour une pratique du XVIIIe siècle qu’on nommait la « caisse d’amortissement » en français ou sinking fund en anglais.[1] Ces caisses naissaient, vivaient et mourraient par décision politique. Michel Lutfalla désigne le XVIIIe siècle comme un « cimetière de caisses d’amortissement » : à chaque fois créées pour rassurer, à chaque fois mises à mort quand le besoin de liquidités dépasse le risque d’effrayer les marchés de crédit.
En cette fin de confinement pour COV-19, de nombreuses voix «abolitionnistes » s’élèvent pour demander à la BCE. d’annuler les dettes rachetées par QE ou de transformer ces titres en dette perpétuelle à taux zéro (soit des titres sans maturité ni intérêts). Même Mario « whatever it costs » Draghi a appuyé cette solution, ce qui peut apparaître très surprenant, ayant été l’un des fers de lance de la politique de la Troïka pour faire payer la Grèce jusqu’au moindre euro pendant la crise de 2010. Ce paradoxe n’est surprenant qu’en apparence. Des voix « rigoristes » se font également entendre pour condamner ces appels à l’annulation ou restructuration, assimilées à des destructions de valeur et à une trahison des épargnants. Toute dette doit être payée, aucune remise en question de cet adage ne peut être juste ou réellement efficace.
Ces deux lignes de réflexion concurrentes sont plausibles et se font face avec gravité. Pour les « abolitionnistes » l’annulation des dettes détenues par la BCE n’entraîneraient de perte pour personne car ces institutions sont publiques, travaillant pour la population. Or, ces dettes sont également dues par les États représentants ces populations. Continuer à payer des intérêts et à se rembourser à soi-même n’a guère de sens. Aucun épargnant ou institution privée ne serait directement concerné par ces annulations ou, autre solution, par des restructurations en dettes perpétuelles. Cette argumentation semble tout à fait valide, et s’apparente en partie aux critiques de Michel Lutfalla contre le concept même de caisses d’amortissement du XVIIIe siècle : les États finançaient alors des fonds qui achetaient de la dette… et ces mêmes États continuaient à rembourser ces fonds en payant les intérêts dus, donc à se rembourser eux-mêmes. Les intérêts gagnés servaient ensuite à racheter plus de titres de dette, diminuant l’offre de titres sur les marchés et abaissant les taux des nouveaux emprunts que pouvaient faire ces États. Fermer ces Caisses était tout à fait normal et dans l’ordre des choses vu qu’elles n’existaient que pour rassurer l’épargnant inquiet et l’inciter à investir dans les dettes émises. En cas de doute, la Caisse pouvait acheter son titre. L’annulation des dettes détenues par ces caisses, ou détenues par les banques centrales est juste d’un point de vue moral, et efficiente pour l’amélioration des stratégies d’allocation des ressources publiques. Autant financer directement les besoins des populations par l’impôt et les taxes plutôt que d’emprunter, faire racheter ces emprunts par la BCE et taxer pour continuer à payer les intérêts… à cette même BCE.
La ligne « rigoriste » quant à elle repose sur la prise au sérieux du phénomène de marché au sens informationnel_: tout signal d’annulation de dettes étatiques, quel qu’il soit, aurait de fortes chances d’être interprété comme une menace sur la valeur de l’ensemble des dettes étatiques. Si la BCE annonce une annulation ou une restructuration aujourd’hui, pourquoi pas les États d’Espagne ou de l’Italie demain ? Ici il s’agit du « risque moral » : si une institution publique comme la BCE se permet d’annuler ou de restructurer, l’une des plus importantes et « sérieuse » de la planète, pourquoi les hommes politiques ne se trouveraient pas légitimes à faire de même ? Un candidat « populiste » pourrait être élu sur un programme qui contient l’annulation massive des dettes. Une modification aussi importante des données du marché obligataire pourrait entrainer une spéculation à la baisse sur les titres de dette, puis une augmentation des taux des futurs emprunts serait certaine. Cette spirale spéculative haussière est l’ennemi absolu des argentiers des États. Envisager publiquement cette option est donc « impensable » au sens propre, comme l’affirmait en avril dernier Christine Lagarde, directrice en exercice de la BCE. Ne jamais remettre en cause la solidité des contrats financiers de dette des États est une stratégie tout à fait valable… si on est un acteur de ce jeu de marché.
Toute la complexité de la situation provient de la mise en marché des titres de dette étatique. Toute information donnée par les représentants de ces institutions peut être à l’origine de mouvements importants des positions des acteurs financiers. De nombreuses observations ont été faites à propos du caractère suiviste et moutonnier des acteurs financiers. Keynes le premier (boursicoteur acharné à titre privé) avait bien expliqué ceci par la parabole du concours de beauté. Sur un marché boursier, qu’importe la valeur réelle d’une entreprise ou d’un titre, ce qui compte est le pari fait par la plupart des observateurs sur la valeur future de ce titre. On ne gagne pas en élisant objectivement la « plus belle » des concurrentes mais en désignant celle qui sera désignée comme la plus belle par la majorité. Transposée au marché des dettes étatiques, cette parabole a toujours autant de sens : on ne gagne pas en se débarrassant des titres de l’État qui seront effectivement annulés dans le futur mais en se débarrassant des titres de l’État que la majorité des acteurs pensera être le plus à même de le faire. L’inanité d’un tel système pour juger de la meilleure source de richesse n’enlève rien à sa fonction : garantir la liquidité financière des titres de propriété. L’épargnant est craintif et réclame sans cesse de l’attention, voire des preuves de sincère dévotion.
Une banque centrale, tout comme un État, est en permanence sous les feux de la rampe (marché des changes, marché obligataire), et parler à haute voix d’annulation ou de restructuration est le pire faux-pas. Déjà au XVIIIe siècle John Law, James Steuart, Jacques Necker et Etienne Clavière avaient bien cerné cette mise en arbitre de l’opinion publique par le phénomène de la mise en marché des dettes. Communiquer était déjà perçu comme un acte essentiel de toute politique financière. Ces auteurs et acteurs des marchés du siècle lointain conseillaient d’agir ou ont agi en affichant clarté, fermeté et transparence sur les objectifs de politiques budgétaire et monétaire poursuivis. Tout comme n’importe quel directeur de banque central ou ministre de l’économie suivant le manuel du parfait communicant aujourd’hui.
Toute proportion gardée, et toute diffraction historique prise en compte, les dettes étatiques du XVIIIe ressemblent plus aux dettes du début du XXIe siècle que les dettes émises durant les 30 Glorieuses. La cotation quotidienne et la spéculation sur l’évolution de ces supports de valeur que sont les créances sur les États, au sein d’un environnement institutionnel de concurrence des paris, détermine une certaine règle du jeu. Le système des « dettes de marché » comme le nomme Benjamin Lemoine (2016), institue ce que le sociologue désigne comme un « ordre de la dette » dont seraient prisonniers les États.
Ces prises de parole et cette pièce de théâtre politico-médiatique autour de l’annulation souhaitable ou non des dettes montre autre chose. Cet ordre, s’il existe, semble reposer sur une règle complexe, changeante et en grande partie fruit de l’interprétation dominante parmi les joueurs. Si chaque époque définit un certain nombre de règles du domaine financier (légalement ou spontanément par les stratégies mises en place), un troublant air de famille existe entre les règles passées et présentes. Le gouvernement royal annonça par décret le 16 août 1788 que les ⅔ des paiements de la Caisse d’Escompte s’effectueraient sous la forme de reconnaissances de dette portant intérêt et non plus en or ou en argent. La bourse de Paris s’affola et le cours des «effets publics», comme on les nommait, varia de 60% en un week-end. Le « spectre de la banqueroute » échauffa les esprits. Le gouvernement perdit la confiance du roi, Loménie de Brienne dut démissionner et Jacques Necker fut rappelé. Ce simple rappel du gardien le plus rassurant pour l’opinion publique européenne des deniers étatiques français suffit alors. Louis XVI joua à nouveau avec ce « joker » Necker, bien mal. Renvoyé le 11 juillet 1789, rappelé en urgence le 15 au matin.
Souvent les observateurs contemporains des phénomènes de dettes étatiques ne prennent en compte que l’un des aspects du problème, celui de la charge pesant sur les finances des États. Ils oublient que la dette d’État est également (et peut-être avant tout) la colonne vertébrale des marchés de crédit et de l’épargne des peuples. Toute menace directe ou voilée sur cette épargne, sur les efforts de vies entières, parfois de plusieurs générations, peut littéralement mettre le feu aux poudres. Toute la difficulté pour le souverain est de prendre les décisions qui, comme l’écrivait Montesquieu, font mine de ménager le contribuable tout en protégeant avant tout l’épargnant. Cette fine crête est difficile à suivre en période de tempête.
Pierre de Saint-Phalle (@PierreStPh) est assistant-diplômé à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne, et membre du Centre Walras-Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique. Il est doctorant en histoire de la pensée politique et en philosophie économique, termine la rédaction de sa thèse sur la dette publique. Sa publication récente porte sur les débats à propos de la crise des dettes en France en 1789.
Note de bas de page
- Pour aller plus loin sur les débats sur les dettes étatiques avant 1789 voir Pierre de Saint-Phalle, « L’Avocat, le Banquier et la Banqueroute : la dette publique en débat en France entre 1787 et 1789 », Œconomia [En ligne], 9-4 | 2019. ↩
Pour citer ce billet de blog : Pierre de Saint-Phalle, « Annuler les dettes au bilan de la BCE, ou la mort naturelle d’une caisse d’amortissement », Blog du Centre Walras-Pareto, 15 juillet 2020, https://wp.unil.ch/cwp-blog/2020/07/annuler-les-dettes-au-bilan-de-la-bce/.