Par Luc Siegenthaler
Orphelins / de Dennis Kelly / mise en scène Chloé Dabert / TPR / le 31 mai 2016 / plus d’infos
Mais qui a été victime de quoi ? Au milieu des non-dits et des silences d’une famille banale sommeillent des conflits domestiques que les personnages refoulent, dissimulent le plus longtemps possible, jusqu’à ce que le drame surgisse et transforme les victimes en bourreaux.
Les spectateurs assis tout autour de la scène plongent leur regard dans un appartement sans parois, composé d’une structure en bois délimitant les différents espaces de l’habitat : une cuisine, une chambre à coucher, un salon. Ils seront confrontés à un drame familial intime et angoissant. Tandis qu’Hélène et son mari Danny dînent chez eux, Liam, le frère d’Hélène, arrive, portant un T-shirt couvert de sang. Que s’est–il passé ? A-t-il voulu aider quelqu’un ? S’est-il défendu ? Est-il l’agresseur ? Personne n’exprime le fond de sa pensée, personne n’écoute les autres, personne n’agit. On s’interrompt, on cherche ses mots, on s’engueule, on ne finit pas ses phrases et quand la vérité est trop difficile à avouer, on demande comment ça va, quelle heure il est, on dit qu’on s’aime, on s’isole dans une pièce pour se poser sur le lit ou sur le canapé. On a peur d’être mal interprété, de passer pour un rustre ou un raciste. On s’excuse, on ne voulait pas dire ça.
Les personnages tentent à tout prix de sauver les apparences en n’évoquant qu’en filigrane le drame en train de se produire. Chacun soutient ses valeurs, sa morale. Quand ça l’arrange : d’un côté Danny, bourgeois bien-pensant et altruiste, souhaite secourir un homme apparemment blessé, allongé dans la rue. Mais le quartier est trop dangereux. Mieux vaut rester chez soi. Et pas question de prêter ce nouveau T-shirt bleu à Liam. De l’autre, Hélène, xénophobe et paranoïaque, fait tout pour défendre son frère et préserver ce lien affectif familial. Mais il est toujours bon de le faire culpabiliser en lui rappelant qu’ils ont dû changer d’école durant leur enfance à cause de son comportement violent.
Derrière ces bribes de paroles incohérentes, contradictoires, saccadées, heurtées, se profile finalement la dure réalité. Liam a attaqué un Pakistanais de trente ans et l’a attaché dans le garage de son pote Yann qui collectionne des objets nazis et possède toute une panoplie d’armes, allant de couteaux ultra-fins à une machette du Rwanda. Est-ce le moment de prévenir la police ? Non, ce Pakistanais n’était pas un type bien, selon Hélène. De toute façon il aurait un jour ou l’autre fait la même chose à ses enfants. C’est alors que Liam et Danny s’absentent pour retrouver la victime et lui faire comprendre, en lui pointant un pistolet dans l’œil et en lui donnant un coup de crosse, qu’elle ne doit surtout pas se plaindre auprès de la police. Au fur et à mesure, les personnages perdent les valeurs qui les constituaient, à en devenir orphelins.
A travers sa mise en scène, Chloé Dabert traduit toute l’intensité des non-dits de l’écriture de Dennis Kelly. La violence apparait toujours en filigrane, derrière les sourires, derrière une cannette de bière écrasée violemment par Danny, derrière une musique relaxante jouée à la guitare électrique qui laisse entendre des cris torturés d’enfants. Sous les belles paroles des personnages se cache un bourreau potentiel. Même si à la fin de la pièce Hélène pense qu’elle devrait « aider les gens ».