Depois do silêncio (Après le silence)

Depois do silêncio (Après le silence)

Conception, mise en scène et texte de Christiane Jatahy / Théâtre Populaire Romand – TPR / Du 04 au 06 mai 2023 / critiques par Emma Chapatte et Timon Musy .


Les luttes afro-descendantes sur la scène du TPR, à la fois cri de rage et cri du cœur

10 mai 2023

© Pedro Faerstein

Un peu documentaire et complètement revendicateur, Après le silence, nous dévoile l’esclavage moderne des communautés indigènes brésiliennes

Faut-il encore présenter Christiane Jatahy ? Auréolée du lion d’Or de la Biennale de Venise en 2022 pour l’ensemble de son œuvre, cette metteuse en scène et dramaturge brésilienne aime mélanger les arts, virevoltant d’un médium à l’autre avec une dextérité qui n’est plus à prouver. Sa marque de fabrique ? L’entrelacement des arts vivants et de la vidéo. Après Entre chien et loup (2021), qui explorait les mécaniques de la montée du fascisme en rejouant le film Dogville, Before the sky falls (2021), qui quant à lui s’intéressait aux logiques masculinistes, Christiane Jatahy présente Après le silence (créé en 2022) et dénonce cette fois-ci le racisme systémique auquel font face les communautés afro-descendantes au Brésil. Clôturant ainsi sa Trilogie des Horreurs, dont l’idée lui vient en observant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro dans son pays, la metteuse en scène porte la voix des activistes indigènes en lutte – le mot est important – pour leurs terres, leurs droits fondamentaux et leurs libertés individuelles.

Trois grands écrans occupent le fond de scène dans sa longueur. Pour le reste, la scénographie est relativement simple : côté cour, une table face au public, sur laquelle sont posés une lampe de bureau et un ordinateur. Côté jardin, une seconde table, de biais cette fois-ci, recouverte d’instruments de musiques traditionnels. Entre les deux, un banc en bois. Et c’est tout. Pendant 1h40, trois comédiennes et un musicien vont investir cet espace et incarner l’histoire de Bibiana et Belonisia, en s’appuyant sur des images filmées. Issues d’un milieu pauvre et agraire, les deux sœurs racontent comment elles ont vu des membres de leur famille mourir assassinés pour avoir revendiqué leurs droits à posséder la terre qu’ils cultivent.

A l’origine de l’événement scénique se trouvent deux matériaux : le best-seller Torto Adado (2019) du brésilien Itamar Vieira Junior, et le film documentaire Cabra marcado para morrer (1984), d’Eduardo Coutinho. Le premier raconte la lutte des deux sœurs et leur vie marquée par les croyances locales proches de l’animisme. Le second présente une reconstitution de la vie de Joao Pedro Teixeira, chef de file d’un mouvement paysan assassiné à cause de son combat politique contre les grands propriétaires terriens. A ces deux premières strates de récit, Christiane Jatahy en entremêle une troisième : ses propres prises de vues, réalisées dans la province brésilienne de Bahia, tantôt pour imager poétiquement le propos, tantôt pour questionner le racisme auquel fait encore face la population locale. Il ne s’agit toutefois pas d’une authentique démarche documentaire, puisque les artistes présent.e.x.s sur scène apparaissent également sur les vidéos projetées. Sur le plateau, l’objet présenté est alors singulier, résultat de l’imbrication parfois ambiguë des différents fils narratifs et niveaux de réalité.

Il faut dire que Christiane Jatahy excelle dans l’art de brouiller les frontières, qui oscillent et deviennent poreuses : celles entre la scène et la salle comme celles entre la réalité et la fiction. À la fin du spectacle, une transe rituelle filmée contamine par exemple les comédien.ne.x.s qui, sur le plateau, se mettent à participer aux danses effrénées. À d’autres moments, les interprètent sont à la fois sur scène et à l’écran, discutant parfois ensemble sans qu’aucune barrière ne semble les séparer. On ne sait alors plus à quel niveau on se situe, ni à qui attribuer ce qui nous est dit : témoignages réels ou créés pour l’occasion ? Comédien.ne.x.s ou activistes ? Au fond, nul besoin de le savoir pour suivre le propos de la metteuse en scène et des quatre interprètes : aujourd’hui encore, certaines populations doivent lutter pour avoir le droit de vivre et habiter sur leurs terres, souvent au péril de leur vie. L’esclavage n’a pas disparu.

On aurait de la peine à classer ce spectacle : théâtre documentaire ? Fiction ? Performance d’empowerment militant ? Probablement un peu des trois. Il rejoint également une tendance internationale de plus en plus suivie : celle qui consiste à affirmer sa culture pour en faire une arme de lutte. Le projet politique fonctionne : Après le silence nous montre d’autres réalités et nous fait réfléchir au sort des minorités nationales et aux violences systémiques auxquelles elles font face.

10 mai 2023


Une lutte si urgente et si lointaine

10 mai 2023

Par Timon Musy

© Pedro Faerstein

Des régions reculées du nord-est brésilien, là où les regards ne portent pas, Après le silence arrache des mots et des images à celles et ceux qui souffrent. Récit cérébral et complexe à la jonction du théâtre documentaire, de la fiction et du cri manifeste d’une communauté en lutte, sa sincérité froide, bien que parfois fébrile, revendique le droit à l’existence d’un peuple sur une terre marquée par une histoire difficile.

Torto Arado de Itamar Vieira Junior, dont est tiré le contenu du spectacle, n’a encore jamais été traduit en français. Pour un public non averti, le matériau travaillé par le récit est inédit, spontané, et l’apparente innocence du jeu des comédien·ne·s sur scène fait vite douter du caractère fictif de la pièce. Christiane Jatahy n’en est pas à ses débuts en matière de brouillage des genres, des médiums et des niveaux de réalité. Après deux pièces portant sur le fascisme et la masculinité nocive qui mêlaient déjà théâtre et cinéma, elle clôture sa « trilogie des horreurs » en mettant cette fois le racisme et l’exploitation des populations ouvrières du Brésil au centre de son dispositif créatif. Les mots qu’elle emprunte et transmet ne sont pas des témoignages authentiques ; mais dans une large mesure, ils sont réels. Les femmes et l’homme qui les incarnent ne sont pas des témoins directs des événements, semble-t-il, ni tout-à-fait des comédien·ne·s. Étant eux·elles-mêmes d’origine brésilienne, les artistes prétendent faire partie des communautés opprimées, mais cela n’est jamais vraiment sûr. Il et elles sont bien davantage des émissaires qui portent la voix de celles et ceux qui n’en ont pas dans un même pays.

Sous une forme hétérogène et déliée, difficile à saisir, énigmatique, Après le silence veut rompre l’omerta. En prenant appui sur des images vidéo (documentaires ou mises en scène), les jeux d’interactions entre les lieux, les périodes et les récits témoignent des difficultés de tout un peuple à faire entendre sa voix. À deux époques différentes, la nôtre et celle des années 60, deux assassinats refusent de passer inaperçus. Celui de João Pedro Texeira, le chef de la ligue paysanne de Sapé, dont la mort conduira à la réalisation d’un documentaire (terminé et sorti seulement en 1984 à cause d’un coup d’état), et celui d’un jeune rural de la région de Bahia. Tous deux sont tués par des propriétaires terriens contre lesquels ils luttaient pour obtenir la reconnaissance de leur droit à habiter la région. À ces morts se mêlent le récit d’une sœur qui, par accident, s’est coupée la langue et ne peut plus parler, et celui d’une célébration spirituelle candomblé où la danse réunit et consolide l’esprit solidaire et résistant d’une communauté persécutée.

Toutes ces régions, tous ces gens paraissent bien loin. Ils ne sont visibles qu’au travers de trois écrans sur lesquels sont projetés les mots et les images. Les sons mêmes doivent être reproduits sur scène par un musicien orfèvre assis derrière une table couverte de clochettes, de vasques d’eau et de graines, de percussions, de maracas, de micros, de güiros et de petits objets de bois. Tout est invisible pour le public, et tout est tenté pour créer un impossible sentiment de proximité. Il faut comprendre. Il faut comprendre et, pourtant, tout est si distant. Ce ne sont que des images qui viennent à nous, des reproductions, des équivalents, des simulations. Les comédien·ne·s doivent faire conférence, expliquer les événements, présenter les hommes et les femmes qui témoignent. La complexité de leur situation est transmise par un patient travail pédagogique et des démonstrations tronquées. Nous pouvons apercevoir trois musiciens sur l’écran, mais nous n’en avons qu’un sur scène, devant nous ; il y a un village sur les images de là-bas, qui doit ici être décrit et mimé dans le vide par les artistes. Une transe feinte en fin de spectacle veut encore provoquer en nous cette sensation d’être confronté·e à une autre réalité. La réaction d’incertitude et d’inconfort alors partagée par certain·e·s spectateur·ice·s en devient une extraordinaire et indispensable ouverture sensorielle. La lutte même est ailleurs, à Bahia dans le Nordeste, où naît la colère d’être invisible. Mais c’est de toutes ces émotions produites au cours du spectacle, qui font acte de l’existence de cette douleur sans pouvoir la partager, qu’apparaissent sur scène l’importance et la pertinence de ce combat.

Pétries d’une spiritualité profonde, les images d’Après le silence oscillent entre une élégance hanteuse et puissante, notamment dans les séquences filmées à la dimension fictionnelle assurément marquée, et les effusions de douleur les plus simples. Le personnage vraisemblablement fictif et allégorique de la sœur muette n’apparaît qu’à l’écran ; ne pouvant parler, elle ne semble pouvoir prétendre exprimer la voix de son peuple. C’est pourtant elle qui porte la plus profonde souffrance, marginalisée et punie, et qui ne peut s’émanciper de son silence ni de son histoire. Le couteau avec lequel elle s’est mutilée devait permettre à sa famille de se défendre, mais il lui vole plutôt la liberté de se battre. Les autres, celles et celui qui sont présents sur scène, peuvent user de leur langue, et le font avec une véhémence désespérée. Peut-être trop, tant les cris se perdent parfois dans l’urgence et les mots deviennent difficile à suivre. La musique, elle, ne faiblit jamais, remplit l’atmosphère et pourvoit à ce manque d’intelligibilité en transmettant une vibration et une vitalité rageuse. La pièce est une vengeance, comme le dit si bien l’une des comédiennes, une vengeance contre toutes formes d’oppressions, mais aussi un vœu d’espoir et d’amour à partager. Le Brésil, c’est loin, et le message peut avoir du mal à se transmettre, mais il parvient pourtant à former, d’un public éphémère, une nouvelle communauté en lutte.

10 mai 2023

Par Timon Musy


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