Entretien avec Sarah Jane Moloney

Par Emmanuel Jung

Un entretien autour de la pièce Sapphox / De Sarah Jane Moloney / Plus d’infos

Rencontre avec Sarah Jane Moloney à La Couronne d’Or, café Lausannois, pour évoquer sa pièce Sapphox.

Emmanuel Jung, pour l’Atelier Critique (EJ) : Pourrais-tu tout d’abord revenir sur ton parcours : comment en es-tu arrivée à faire du théâtre ?

Sarah Jane Moloney (SJM) : J’ai commencé par un Bachelor en Lettres à l’université de Lausanne. J’ai étudié la littérature anglaise et la tradition classique (grec ancien). Puis, pendant ces études, j’ai rencontré un professeur d’anglais qui avait une troupe de théâtre d’étudiants, la Sun & Moon Theatre Company, et il m’a proposé de rejoindre le groupe. J’ai donc commencé à faire du théâtre en tant que comédienne et, quand j’ai eu mon Bachelor, j’ai eu envie de continuer dans ce milieu. Il n’y avait pas beaucoup de possibilités de Hautes écoles à l’époque – c’était en 2011, avant que ne débute le Master de mise en scène de la Manufacture. C’est pourquoi je suis partie à Londres faire un Master de mise en scène à la Royal Central School of Speech and Drama. J’ai ensuite travaillé là-bas pendant deux ans avec une compagnie de théâtre, avant de revenir en Suisse. J’ai fondé une compagnie et commencé à mettre en scène des pièces et des performances. J’ai notamment participé au concours PREMIO en 2016 et, en 2018, à la bourse Stück Labor, qui permet à des auteur·e·s en début de parcours d’écrire une pièce de théâtre tout en étant affilié·e à un théâtre qui s’engage à la mettre en scène. Le Théâtre POCHE /GVE a été intéressé par mon projet (celui sur Sappho), j’y ai donc travaillé comme dramaturge et autrice en résidence pendant la saison 2018/2019.

EJ : Et qu’est-ce qui t’a motivé à choisir Sappho comme sujet de ta nouvelle création ?

SJM : Son œuvre me travaillait depuis longtemps. Je l’ai découverte à l’université. Sappho m’a toujours intriguée : on a énormément projeté sur elle, on l’a instrumentalisée, récupérée. Et elle a toujours été soumise à un double mouvement : de son vivant, elle était fêtée, célébrée dans la Grèce antique, et même après sa mort pendant plusieurs siècles. Elle a été citée dans des manuels de grammaire, de prosodie, comme exemple à suivre, comme une figure très importante de la poésie grecque malgré le fait qu’elle était une femme. En même temps, elle était ridiculisée, dénigrée pour son homosexualité et sa prétendue laideur. Il y a même des pièces comiques antiques qui traitent de Sappho, dans lesquelles elle est tournée en dérision. Je pense que cela relève de la place spécifique qu’elle occupe, d’une part en tant que femme et d’autre part en tant que femme homosexuelle. Il y a ce mouvement qui en même temps l’érige et en même temps lui coupe l’herbe sous les pieds, mouvement d’ailleurs présent dans la pièce.

EJ : Il y a même une thèse affirmant qu’il y a eu deux Sappho, pour essayer de cacher l’homosexualité de la poétesse,

SJM : Oui, exactement. Elle a représenté beaucoup de choses pour toutes sortes de personnes. Elle a été redessinée, recréée à différentes reprises. Et le fait que l’on ne possède que des fragments de son œuvre facilite la projection, on peut y voir des éléments qui n’y sont pas. Mais tout cela restait très unidimensionnel, et moi ce qui m’intéresse généralement dans un projet de performance ou d’écriture, c’est une collision entre deux choses qui pourraient paraître incongrue. J’ai de la peine à écrire quelque chose qui reste sur un seul niveau : j’ai besoin que cela se joue sur plusieurs en même temps. C’était alors le début de la crise migratoire avec de nombreuses arrivées sur l’île de Lesbos. L’imaginaire de l’île, la symbolique de l’île ont complètement basculé. Avant cela, c’était le berceau de la poésie lyrique, l’île de naissance de Sappho, et dans cette continuité-là Lesbos était une destination du tourisme lesbien depuis les années 70. Tout d’un coup donc, il y a eu cette brèche, avec un basculement de l’utopie lesbienne à un cauchemar humanitaire et administratif, avec des milliers de personnes coincées là. Plus je travaillais là-dessus, plus je trouvais des connexions, par exemple dans le personnage de Phaon, qui était un passeur dans la mythologie grecque. Il faisait le passage entre l’île de Lesbos et la Turquie actuelle.

EJ : Si c’est possible de le faire, comment résumerais-tu la pièce, quel en serait l’argument ?

SJM : Je me heurte souvent à cette question. C’est très difficile pour moi de résumer la pièce. Je suis intéressée par la notion d’endroit, la manière dont un endroit peut complètement changer d’imaginaire, d’essence, pour basculer d’une chose à une autre en très peu de temps. La figure de Sappho est dans une situation analogue : selon où on se trouve dans l’histoire, selon le point de vue qu’on adopte, elle revêt des significations différentes, on peut lui faire dire des choses différentes. C’est peut-être cela qui unit la femme Sappho et l’endroit Lesbos, les deux ont été soumis à des forces externes qui n’ont pas grand chose à voir avec l’élément en lui-même.

EJ : Ce qui fait la force et la vitalité de la pièce, c’est peut-être le fait qu’on ne puisse pas la résumer facilement !

SJM : (Rires) Oui. Mais s’il fallait la résumer : dans un futur pas si lointain, deux scientifiques ramènent à la vie une poétesse de la Grèce antique pour qu’elle écrive, complète ses poèmes.

EJ : Et le titre ? Il y a le x comme exposant, comme puissance d’un nombre, j’imagine que cela évoque la démultiplication du personnage (dans la pièce et dans la réalité, avec la thèse historiographique des deux Sappho). Est-ce qu’il y a autre chose ?

SJM : Tout à fait. Le x en exposant évoque vraiment la puissance à l’infini, la démultiplication de la figure de Sappho, les différentes significations qu’on lui a fait revêtir. Mais le x c’est aussi l’inconnu, la valeur qu’on cherche dans l’équation. Sappho a toujours été cette valeur qu’on cherche désespérément.

EJ : La structure est assez déroutante. J’ai compté le nombre de scènes que comporte chaque temporalité : 15 scènes en 2070, 4 en 2020 et 4 en 1970. Pourquoi ce déséquilibre ?

SJM : Le niveau 2070 est vraiment le niveau de l’ « action » comme dirait le théâtre classique. C’est aussi la temporalité où les trois personnages se retrouvent. Dans les deux autres, les trois ne sont jamais présents en même temps. Il y a donc cette ligne de base, ce rapport triangulaire entre les personnages. Les autres temporalités vont explorer d’autres potentialités de ces relations.

EJ : Et le niveau 2020 est certainement le plus « concret », dans le sens d’une inscription dans une problématique contemporaine et politique.

SJM : C’est pour mettre le public en face d’une réalité qui est encore actuelle, parce qu’on oublie que le drame de Lesbos continue à exister, qu’il n’a pas disparu. Il y a toujours des gens qui arrivent sur l’île, il y a toujours des migrant·e·s qui sont enfermés dans des camps.

EJ : Es-tu allée à Lesbos ?

SJM : Non. Je voulais y aller, pour mes recherches, mais cela ne s’est pas fait. Finalement, je crois que c’est mieux ainsi : je ne sais pas si j’aurais pu conserver le recul nécessaire à l’écriture de ces scènes. Maintenant que la pièce est écrite, je peux de nouveau songer à m’y rendre.

EJ : J’ai une dernière question concernant l’histoire d’amour entre Sappho et Phaon, qui aurait été inventée pour atténuer l’homosexualité de Sappho ; pourtant, dans la pièce, ils s’embrassent. Pour prendre parti contre cette invention, est-ce qu’il n’aurait pas fallu qu’ils n’aient aucune relation érotique ?

SJM : Je me suis beaucoup posé la question, j’ai essayé les deux choses. Si j’ai fait ce choix, c’est je crois pour conjurer le pouvoir de cette histoire. En la réalisant, on passe à autre chose. C’est fait, c’est fini, cette chose-là n’a plus d’emprise sur Sappho, n’a plus de pouvoir. Cela rejoint le mouvement de Sappho lors de la seconde partie de la pièce, qui se libère du passé, des histoires qu’on raconte et qu’on a raconté sur elle, qui se libère de la manière dont on l’a instrumentalisée.