Une critique sur le spectacle :
J’irai demain couvrir ton ombre / Texte et mise en scène de Julien Mages / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 29 octobre au 3 novembre 2019 / Plus d’infos
À l’Arsenic, Julien Mages nous offre une performance hybride qui pourrait s’intituler « Entretiens sur la pluralité des théâtres » et met en scène un drame porté par un trio caricatural dans une succession de séquences faussement absurdes qui parviennent à nous surprendre grâce à des éclats comiques. Merveilleusement déroutant.
Julien Mages est un alchimiste capable d’autodérision qui parvient à inviter le spectateur à questionner l’essence du théâtre aujourd’hui tout en thématisant des nombreux sujets d’actualité, en citant pléthore de textes et de spectacles « mythiques » et en brouillant constamment les pistes. Par une succession de séquences jouées par un trio – deux hommes et une femme – dans un décor minimaliste – un écran, un piano, un canapé –, le metteur en scène nous embarque dans un drame aux accents parfois comiques, invitant le spectateur à s’approprier le théâtre et à oser le réinterpréter envers et contre les chemins balisés par les « artistocrates ventrus ».
C’est par le biais de l’écran que les membres du trio nous sont présentés. Une jeune femme apparaît en premier qui annonce que « l’aurore est là qui sourit à toutes les femmes ». On peut la croire ingénue mais elle cache une « louve » dont l’exigence et la violence mettront littéralement à genoux le plus jeune des deux hommes. Celui-ci nous apparaît tour à tour écorché, émerveillé et surtout romantique à l’excès. Enfin, le deuxième homme, plus âgé, cultive une posture blasée et cynique. Machiavélique, il mènera le trio vers le gouffre, vers ce vide dont chaque personnage nous propose sa propre version. Entre ces trois personnages – un banal triangle amoureux peut-on croire d’abord – croît une insoutenable tension intensifiée par la musique qui, loin d’adoucir les mœurs, accentue les charmes puissants du désespoir.
Ces trois personnages sont liés par une intrigue sentimentale de plus en plus intense, mais surtout ils vont au théâtre ensemble et parlent des spectacles. Ce sont donc trois spectateurs. L’un est comédien, l’autre est professeur, la troisième se présente comme étant « le public ». Leur dialogue a parfois des allures de dialogue de vulgarisation : on pense à Fontenelle, à Diderot. Chacun de ces personnages emblématise un type de spectateur : le comédien est empathique et exalté, le professeur méprisant et réactionnaire, la fille a des attentes politiques mais se contente aussi d’être divertie. C’est à l’occasion de ces entretiens d’après-spectacles que seront mentionnés plus ou moins explicitement des artistes (Marthaler, Rambert, peut-être Rodrigo Garcia), et que seront décrits voire rejoués, de manière parodique, plusieurs types de spectacles contemporains reconnaissables.
Le montage de dialogues prosaïques, de monologues (caricaturalement) lyriques, de tirades philosophiques avec des intermèdes musicaux ou chantés, contribue à intensifier la tension et à mettre en exergue la complexité du texte qui articule une intrigue amoureuse (la passion non partagée du comédien envers la fille, vaguement attirée par le professeur qui s’amuse à la manipuler), un panorama du théâtre contemporain (les avis sont divergents : il ne semble pas que Julien Mages prenne une position nette sur le théâtre contemporain, se moquant de lui-même au passage), et une réflexion sur la nature des relations entre le public et le théâtre. La difficulté d’interprétation provient sans doute de l’enchevêtrement de ces différents plans. On s’égare un peu, en effet, dans les détours de ces variations complexes sur l’amour et l’amitié : entre les spectateurs, entre les comédiens, entre la scène et la salle. Julien Mages se garde bien de trop nous guider. Libre est le public, qui « pense seul et en meute », d’en tirer ses propres conclusions.