Spiegelneuronen

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Spiegelneuronen

Conception et mise en scène par Sasha Walt & Guests/ Stefan Kaegi (Rimini Protokoll)/ Théâtre de Vidy (Lausanne)/ Du 27 au 30 novembre 2025 / Critique par Muireann Walsh .


28 novembre 2025

Tout seul tous ensemble

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©Bernd Uhlig

Dans ce spectacle issu d’une collaboration entre Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) et Sasha Waltz & Guests, le public est littéralement mis face à lui-même. S’ensuit une réflexion sur la nature humaine, notre besoin d’appartenance et l’ancrage biologique de notre propension à imiter les personnes qui nous entourent.

La création artistique est très souvent (sinon toujours) une forme de miroir, un médium par lequel on peut se voir autant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle d’une société tout entière. Il est pourtant rare qu’un spectacle thématise autant la question même de la réflexionLa création de Stefan Kaegi, l’un des fondateurs du collectif Rimini Protokoll, et de Sasha Waltz & Guests, compagnie de danse berlinoise, propose au public une réflexion sur la nature des êtres humains en tant qu’êtres biologiques et sur le rôle des individus dans des mouvements collectifs, ainsi que ce que c’est que d’être face à sa propre réflexion. 

Cette idée de réflexion est au centre du spectacle, signalée autant dans le titre que dans la scénographie. Au théâtre de Vidy, les représentations se tiennent dans la salle Charles Apothéloz, qui compte 430 places assises. Sur la scène, un miroir réfléchit la salle. Parfois des images y sont projetées, mais pendant la plus grande partie du spectacle, le public s’y voit. Il est étrange de se regarder dans un miroir à une telle distance, et de le faire publiquement. Habituellement, il y a quelque chose de l’ordre de l’intime lorsqu’on se confronte à sa propre réflexion : cela se fait dans des salles de bain, des chambres, des vestiaires, dans des espaces de répétition, des studios de danse, ou même des salles de musculation. Ici, on est très éloigné du miroir, au point qu’il peut même être difficile de se distinguer, et ce regard devient collectif. La présence des autres personnes constitutives du public se ressent d’autant plus. Une partie commence par saluer le miroir, se dire bonjour, à moins qu’il ne s’agisse de le dire au reste de la salle. D’autres membres du public sont comme assis sur leurs mains, refusant de se rendre plus visibles dans ce contexte déjà hyper visibilisant. 

Ainsi, les premiers acteurs dans ce spectacle, ce sont nous, les membres du public. Ce sont nos gestes, nos actions et nos réticences que nous sommes invités à regarder. Ainsi, on devient simultanément acteur et observateur du spectacle, et on participe à tout moment à sa création. Cet investissement du public est une démarche qui fait partie intégrante des processus du collectif Rimini Protokoll, de même que l’appel à des personnes expertes dans leurs domaines, dans une perspective documentaire qui nourrit le spectacle. Pour Spiegelneuronen, six scientifiques, journalistes et professeurs travaillant dans les domaines de la neuroscience, la sociologie, l’intelligence artificielle et collective, et l’éthique scientifique ont été consultés. Leurs propos sont diffusées en voix-off : ils affirment que le rejet social nous est physiologiquement douloureux ; nous avons un besoin d’appartenance qui serait conditionné par notre évolution ; quand nous nous déplaçons, cet élan n’est pas réfléchi, mais issu de la moelle épinière ; nous justifions après-coup des actions prises en réalité par réflexe, sans être conscients de leurs origines. En même temps qu’on apprend par ce type de propos que de manière générale on ne maitrise pas du tout notre instinct à participer à des mouvements collectifs, on voit diverses parties de la salle lever et baisser les bras de manière synchronisée. Il semble que chacun est alors invité à problématiser sa mise en mouvement, à questionner son propre rapport à l’appartenance au groupe. Pour ma part, lors de ce début de spectacle, j’étais très inconfortable, un tapis sonore anxiogène montait en intensité, et les interrogations soulevées par les voix-off me rendaient extrêmement soupçonneuse vis-à-vis du dispositif dans son ensemble. J’étais consciente à la fois de la pression à participer à cette mise en mouvement collective et d’une pression inverse à ne pas y prendre part, en raison de la présence de connaissances derrière moi, et d’une vague impression d’être manipulée à agir sans savoir vers quoi tout cela tendait.

On s’avise peu à peu qu’une demi-douzaine de danseur·euses est dispersée dans l’espace du public, leur répartition assurant leur discrétion, bien que leurs costumes soient cohérents. Ces danseurs sont appuyés par une dizaine de figurants, dont le travail semble être de faciliter la mise en mouvement du reste du public. Le spectacle a lieu en plusieurs séquences, chacune marquée par un retour au noir et un moment de silence, rempli systématiquement par de forts applaudissements, et, lors de la représentation à laquelle j’ai pu assister, de grands cris venant du fond de la salle. La célèbre réticence helvétique à manifester ses émotions au théâtre semble ici avoir totalement disparue. 

En effet, plus le spectacle progresse, plus les normes de comportement du public au théâtre, et dans la vie sociale de manière générale, sont entravés. D’abord le public, habituellement invisibilisé, immobile, et silencieux, et qui, par respect d’autrui, doit se rendre aussi peu remarquable que possible, est ici visible, peut bouger ses bras, ses mains, sa tête. On est invité à se lever de nos sièges, à danser, puis à se toucher, à danser avec nos voisins, à se tenir la main. Il s’agit de gestes qu’on ne se permettrait pas habituellement dans un théâtre, puisqu’ils n’entrent pas dans les codes qu’on y adopte. Cependant, ici on est invité d’abord à se rendre compte de leur existence, puis à les briser. Ces ruptures sont initiées à la fois par la bande sonore qui les suggère, et par les danseurs qui les lancent. On sent une certaine électricité dans la salle, chacun se demandant s’il ose franchir ce pas, sortir de son siège, toucher l’épaule de l’étranger qui est à sa gauche. Cependant, une fois que quelques personnes l’ont fait, la pression sociale se dissipe, et cela devient tout à fait plausible de se mettre à danser en plein milieu des gradins. C’est là où se réaffirme la portée politique de la pièce. En effet, la déconstruction des codes qu’on suit en tant que public dans une pièce de théâtre, codes qui nous demandent de nous invisibiliser, nous permet de conscientiser les manières qu’on a de suivre des codes similaires dans la vie en groupe plus généralement. La salle de représentation devient un microcosme de la société : une grande foule composée d’un tas d’individus, chacun ayant son propre rapport aux pressions de groupe, certains plus aptes à se lâcher que d’autres, certains plus émus par la musique, d’autres par le geste, tous agissant de leur propre gré, mais susceptibles d’être influencés par différents éléments du spectacle.

Une des dernières questions soulevée par les diverses voix off est celle de la solitude. Elles évoquent ce sentiment qui semble se répandre, malgré (ou à cause de) l’Internet hyperconnecté, et des réelles séquelles que celui-ci peut avoir sur la santé d’un individu. À ce moment-là, un faisceau lumineux vient éclaircir quelques fauteuils à la fois, centrant l’attention de la salle sur deux ou trois individus, et faisant disparaître tous les autres. En même temps, une sorte de tourbillon de vapeur est projeté sur le miroir, concentrant encore cet effet de focalisation. La dernière chaise sur laquelle cet effet s’est porté le soir où j’ai assisté au spectacle était vide. Ceux qui se trouvaient autour de cette chaise y ont mis leurs mains, afin de remplir cet espace vide. Il est difficile de ne pas lire dans ce geste des spectateurs un rejet de la solitude et de l’atomisation, au profit d’un désir de connexion accrue avec son prochain. 

Le spectacle nous rappelle que nous sommes des animaux sociaux par nature, qu’une part importante de notre capacité à vivre en groupe est ancrée au niveau neurologique, par ces Spiegelneuronen, ces neurones miroirs qui nous permettent de réfléchir les émotions et les gestes qu’on voit chez autrui. D’une façon générale, on peut penser que nos instincts communautaires n’ont pas de valeur morale particulière, l’appartenance à une communauté pouvant autant être mobilisée à des fins autoritaires ou démagogiques que pour mieux se connecter à autrui. Ce qui prime pourtant à la fin de Spiegelneuronen, c’est une forme de communion. Le théâtre n’est pas devenu un lieu utopique, mais un lieu de connexion, et de contact avec autrui.

28 novembre 2025


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