Vudú (3318) Blixen
Conception et mise en scène par Angélica Liddell / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 7 au 9 novembre 2025 / Critique par Mathys Lonfat .
7 novembre 2025
Par Mathys Lonfat
Angélica Liddell : par-delà la laideur

Pour trois soirs de suite, la salle 64 du Théâtre de Vidy accueille Angélica Liddell qui pose une nouvelle fois ses bagages à Lausanne, un peu moins de deux ans après Liebestod, avec une « Œuvre-monstre » dénommée Vudú (3318) Blixen. Monstre à la fois par la forme et le fond, le spectacle en cinq actes (5h30) est un rituel purgeant la laideur quotidienne par l’ultra-laideur.
Dès le premier acte, le spectateur est confronté au langage déstabilisant de la metteuse en scène espagnole : quatre fillettes se rejoignent au centre du plateau pour former un cercle et pousser un cri qui, tel un gong, ouvre la cérémonie vespérale, bientôt ponctuée par la frénésie d’un comédien reproduisant sur un mannequin le geste du coït. Vudú (3318) Blixen est, en effet, un spectacle obscur dont les comédiens, les figurants, les objets, les mots, les hurlements, les éléments de décor défilent dans un flux ininterrompu et enivrant qui laisse le public non averti perplexe. Cela tient au fait qu’Angélica Liddell n’utilise pas la scène comme un trompe-l’œil.
Le plateau est d’abord un lieu d’exhibition sincère où l’artiste raconte l’horreur vécue à la suite de sa rupture avec cet homme dont elle brosse le triste portrait de Don Juan (acte II). Pour ce faire, la comédienne fait face au public, assise sur une simple chaise, et s’exprime de manière décomplexée, rythme son propos de tics de langage (clic lingual), de grattements, de répétitions, dans un inconfort corporel affichant une posture sans artifices.
La confession n’est, cependant, que la face la plus prosaïque du spectacle de Liddell qui, dans les faits, redonne au drame ses forces mythiques. Nous n’assistons pas ce soir à une pièce de théâtre dont nous sommes les observateurs externes, mais nous prenons part à un rituel visant à purger la laideur. Si les images dégoulinantes de sang et de lait, les insultes, les récits macabres, les gestes bouchers et obscènes qu’Angélica Liddell déverse sur scène nous écœurent, nous révoltent ou bien tombent dans le registre du grotesque, il nous faut pourtant dépasser cette répugnance première. Dans une dynamique semblable à l’alchimie baudelairienne, la metteuse en scène espagnole plonge dans les méandres de la laideur pour mieux sublimer l’horreur qui la consume. Elle l’expose dans toute sa brutalité, tout en l’esthétisant par une scénographie au clair-obscur et aux drapés dignes du Caravage. Pour ce faire, le verbe doit d’abord être anéanti pour retrouver, ensuite, toute sa puissance incantatoire. Dans l’acte I, la chanson « Ne me quitte pas » de Jacques Brel est dégosillée, désarticulée, jusqu’à ce que la formule éponyme soit isolée pour se répéter et se fondre dans la réverbération de la régie, perdant alors sa signification. Cet anéantissement du sens est la condition nécessaire à ce que la « malédiction » prenne corps. Le langage doit perdre sa teneur sociale et quotidienne – les corps doivent être dépersonnalisés, les gestes déshumanisés, les mots dénués de leur valeur dénotative – afin de pouvoir recouvrer sa puissance symbolique. Dès lors, l’œuvre de Liddell s’érige sur la profusion de mots, de gestes, de corps impersonnels et/ou nus, d’objets détournés de leur usage ordinaire, d’animaux qui, ensemble, constituent une architecture symbolique remarquable que le spectateur ne peut circonscrire. Le langage et le théâtre déconstruits, Angélica Liddell file habilement son œuvre qui atteint son climax dans l’acte ultime où la fiction s’écrase sur la réalité pour ne former plus qu’un seul plan. Alors que l’artiste orchestre son propre enterrement en se servant d’une fillette comme d’une poupée vaudou à son effigie, la présence de Robert-Pascal Fontanet, notaire genevois appelé à lire les dispositions funéraires, brouille définitivement les niveaux de réalité.
Au bout des horreurs, œuvrant entre le rouge et le noir, s’inspirant aussi bien des compositions pyramidales de la Renaissance, des cloîtres religieux, des cérémonies nuptiales, que des architectures monumentales, le travail de la Géronaise rayonne à travers un esthétisme léché. À 23h20 passées, alors que l’ultime acte touche à sa fin, nous sommes encore là, tenus au poste par un envoûtement mêlé d’incompréhension et d’admiration. Peut-être devrait-on, pour les réfractaires et les tenants du théâtre traditionnel, évoquer le débit de parole démentiel et irréprochable qu’elle profère ? Admirée, moquée, incomprise, appréciée par snobisme, il est indéniable qu’Angélica Liddell revitalise le théâtre, transforme la boue en or et mérite donc pleinement son titre de poète.
7 novembre 2025
Par Mathys Lonfat
