Stek
Conception et mise en scène par la compagnie Intrepidus / Le Spot (Sion) / Du 15 au 16 novembre 2025 / Critique par Mathys Lonfat .
15 novembre 2025
Par Mathys Lonfat
Courir après le « stek »

Sous l’apparente légèreté d’une représentation clownesque tumultueuse aux couleurs urbaines délavées, la compagnie Intrepidus présentait ce weekend, à l’occasion de la cinquième édition de « La Nuit du Cirque » du Spot, un spectacle aux forces souterraines et subversives.
Nous entrons dans la charmante salle du Théâtre de Valère (fusionné depuis 2021 avec le Petithéâtre sous le nom de « Spot »). A peine le temps de s’asseoir que l’on distingue dans les rangs un étrange personnage de petite taille au visage blanc barbouillé de saleté, orné de tresses brunes affolées. Traînant sa petite carcasse habillée d’un manteau vert crasseux, elle tourne autour des spectateurs, approche son visage, pénétrant dans notre espace personnel, et nous demande de sa voix stridente et rieuse : « Une petite pièce ? ». Se heurtant au refus des spectateurs qui lui témoignent toutefois une sympathie sincère, la petite remonte sur scène, marmonne, s’exclame, nous embobine, si bien que nous nous retrouvons d’un instant à l’autre spectateurs de son numéro de danse et d’acrobaties. Ce numéro lui vaut alors de recevoir, de la main d’un complice présumé, ses cent sous, lesquels, une fois glissés dans le conteneur poubelle comme dans un bandit manchot, déclenche la mécanique infernale de Stek.
Un premier, puis un deuxième et enfin un troisième acolyte surgissent sur le plateau, d’on ne sait vraiment où, excepté pour le dernier que les autres convoquent d’abord gentiment avant de l’expulser de la poubelle dans une agitation hilare. Tous les quatre nous embarquent alors pour une heure de spectacle, au rythme effréné des acrobaties, des chutes maladroites, des croche- pattes, des portés, des sauts en tous genres et dans tous les sens dans une maladresse contrôlée attachante. Dans ce vacarme, les quatre comédiens font preuve d’une synergie presque sans faille qui permet la bonne tenue de ce « désordre organisé » et qui se manifeste dans le comique de gestes synchrones. A cela, s’ajoute un passage de danse hip-hop rythmé par les contractions musculaires (popping) accompagné par une impro rap en bonne et due forme ancrant l’action dans l’univers de la rue matérialisé par les costumes streetwear clownesques et une scénographie de cirque de fortune, à base de sacs poubelles en guise de fanions et de déchets variés.
En filigrane, Stek développe subtilement son fil rouge. Si, dans un premier temps, le principe de l’enchaînement des numéros ne paraît pas motivé, un discours sous-jacent se révèle peu-à-peu. Le spectacle est conditionné par le fait que les clowns doivent gagner leur croûte comme le symbolise l’accessoire brandi et chéri, le « stek » (une baguette de pain). Lorsque l’éparpillement des membres du collectif vient à menacer le déroulement des festivités – l’un est assommé au pied de la scène, l’autre est égaré dans la poubelle – l’un des comparses, perdant ses moyens, répète au public dans une gestuelle nerveuse et une élocution frôlant l’horreur : « Ne vous inquiétez, pas le spectacle continue, le spectacle continue ». Stek se réfléchit, interroge la condition du clown condamné à divertir le public, soulignant une forme d’asservissement rappelant son origine dans le bouffon. Le spectacle chemine de manière sous-terraine vers la révolte jusqu’à la mise à mort symbolique par l’un des comédiens de son double clownesque, acte quasi blasphématoire d’une témérité juvénile.
Stek est un miroir renvoyant également au spectateur l’image de sa propre condition dans un monde régi par le capital. Nous sommes semblables à ces quatre compères, se travestissant pour le « stek », le célébrant comme une relique, se mettant des bâtons dans les roues pour gravir les échelons. Entrés in medias res, nous n’avons jamais quitté notre monde pour entrer dans une parenthèse uniquement fictive ou divertissante (au sens étymologique du terme : qui nous détourne). Nous appartenions, avant même le début de la performance, à la même « société du spectacle ». Stek est une œuvre subversive contribuant à redonner à l’art ses lettres de noblesse dans un langage revigorant, à contre-courant d’une production polluée par le divertissement.
15 novembre 2025
Par Mathys Lonfat
