La Distance

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La Distance

Conception et mise en scène par Tiago Rodrigues / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 13 au 23 novembre 2025 / Critiques par Hadrien Halter, Maud Seem et Mathys Lonfat .


13 novembre 2025

Oublier les mots pour se parler

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© Christophe Raynaud de Lage

L’auteur et metteur en scène Tiago Rodrigues revient à Vidy avec La Distance, discussion intime d’une fille et de son père, alors que celle-ci est partie sans prévenir et sans intention de revenir. Un spectacle aussi prenant qu’il est profond, aussi beau qu’il est déchirant. Une performance bouleversante d’Adama Diop et Alison Dechamps. À ne manquer sous aucun prétexte.

C’est un père. C’est une fille. Ils communiquent comme ils le peuvent, c’est-à-dire mal, avec le seul moyen qui leur est donné : des messages audios, qu’on ne peut ni effacer, ni corriger, ni recommencer. C’est une fille déterminée, qui part sans un adieu, pour un monde meilleur qu’elle construira de ses mains, loin d’un passé qui lui pèse. C’est un père désespéré, qui tente de comprendre, resté dans ce passé, essayant comme il peut de lutter, pour ce monde perdu, pour cette fille qui lui échappe. C’est plus qu’un fossé entre les deux. C’est l’immensité de l’espace. Ce sont les sursauts d’une planète Terre qu’elle juge moribonde et qu’il espère en lutte. C’est la folie d’une planète Mars qu’il juge dangereuse et qu’elle espère le berceau de la naissance d’une Nouvelle Humanité. C’est l’extrémisme presque sectaire d’une fille qui veut oublier pour mieux repartir. C’est le passéisme attentiste d’un père qui s’accroche à ses racines, mêmes lorsqu’elles l’entravent. C’est, en filigrane, l’écologie, la lutte, la corpocratie, une critique des espoirs fous de milliardaires persuadés que l’avenir est ailleurs. C’est un récit de l’oubli, volontaire, définitif, brutal. Mais avant et surtout, c’est la relation d’une fille et de son père. C’est une tragédie inévitable dès le premier mot.

Sur scène, un plateau circulaire, un sol de terre, un arbre mort couché, un rocher ocre. Un homme, Ali (Adama  Diop), seul avec un tourne-disque, écoute Sonhos de Caetano Veloso. Il parle. Il nous parle ? Non. Il s’adresse à quelqu’un d’autre. Un message pour sa fille, partie loin, sur Mars, qu’elle recevra à son arrivée sur la planète rouge. L’incompréhension, la perte, la négociation. Elle peut revenir encore, après tout. Le deuil. Les lumières chaudes se refroidissent, le plateau circulaire commence à tourner, révélant derrière le rocher une jeune femme. Sa fille, Amina (Alison Dechamps). Elle lui parle, déterminée. Elle ne dit pas tout. Elle est en mission de colonisation. Nous suivons leurs échanges, alors qu’il devient de plus en plus clair pour nous et pour le père qu’elle ne reviendra pas. Ils ne se sont même pas dit au revoir.

Elle a l’espoir de recréer un monde sur Mars, loin des échecs cuisants que l’Homme a essuyés sur Terre. Il a l’espoir que les Républiques terriennes se soulèvent contre les Corpo-Nations, comme Novus, celle qui a envoyé sa fille si loin. Elle veut se séparer d’un passé qui ne peut être que source d’inspirations destructrices pour cette Nouvelle Humanité. Il a l’intime conviction qu’oublier son passé, c’est être condamné à le répéter. Grâce à un « Protocole », elle va oublier, tout oublier. À peine trois-cent vingt jours avant son oubli total.

L’écriture de Tiago Rodrigues se révèle une fois de plus très subtile. Ni père ni fille n’ont parfaitement raison. Leurs motivations sont compréhensibles, leurs réticences, leurs espoirs différents, aussi. La peur d’un père surprotecteur pour sa fille et la fuite de cette fille que la protection de son père étouffe ; l’espoir de sauver le monde contre l’espoir d’en fonder un nouveau, un bon, un idéal, enfin ; le désespoir de celui qui reste, seul avec des souvenirs autrefois partagés. On en oublie les corpo-nations, on en oublie les effondrements sociétaux, la pollution, le Protocole, la colonisation martienne. Seule la relation compte. Tiago Rodrigues nous parle de conflit générationnel, de la volonté d’avancer, de se séparer du passé. Ne faut-il pas parfois briser le lien pour avoir la force et la liberté d’avancer ? Ne faut-il pas garder contact, se battre pour ce qu’on a, plutôt que de tout abandonner ? Face à la litanie de « pourquoi ? » déchirants du père, la fille n’a rien à dire. Elle se raccroche à l’espoir fou qu’elle peut réussir là où tant d’autres ont échoué. Face à l’acte définitif de la fille, le père n’a rien à faire. Il se raccroche à l’espoir vain qu’elle changera d’avis.

À mesure que le temps passe, bien trop lentement pour la fille, bien trop vite pour le père, la plateforme circulaire tourne de plus en plus vite. Les échanges verbaux, jusqu’alors cloisonnés en monologues, deviennent poreux, rapides, frénétiques et hésitants. Un tourbillon de mots, de corps, d’émotions. Les comédien.ne.s quittent leur espace, tentant de rejoindre l’autre (ou bien de l’éviter). Ils ne se croiseront jamais, ne se toucheront jamais, ne s’accorderont jamais, ou presque.

Et c’est sur les paroles de leur chanson, désormais opaque pour elle, que le père, qui n’a plus d’autre choix que de se ranger du côté de sa fille, lui souhaite bonne chance :

« L’espérance est un don que j’ai en moi. Je l’ai, oui. Il n’y a pas de désespoir, non. Tu m’as appris des millions de choses. J’ai un rêve entre les mains. Demain sera un autre jour. Je vais certainement être plus heureux. »

13 novembre 2025


13 novembre 2025

Par Maud Seem

Pourquoi se souvenir

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© Christophe Raynaud de Lage

En 2077, après le quatrième effondrement, Ali entretient une relation par messages interposés avec sa fille Amina, qui a quitté la Terre pour Mars, mue par l’idéal de fonder une nouvelle civilisation basée sur la technologie, l’espoir et surtout l’oubli. Le nouveau spectacle de Tiago Rodrigues parle de mémoire, d’espace et d’espoir, de relation familiale et de conflit générationnel, et plonge cette semaine le public du Théâtre de Vidy dans l’émotion et le sanglot.

Sur une plaque circulaire, au centre du plateau, se dresse un gros rocher rouge et, au sol, un tronc d’arbre sans vie. Un homme seul fait face au public. Les lumières sont encore allumées quand il commence à parler. Il salue, prend des nouvelles. Il s’adresse à quelqu’un d’absent : « Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi ? ». La question rebondit contre les murs de la salle, encore et encore. Adama Diop convainc immédiatement par son jeu, ses variations de tons sur ce seul mot qui retentit encore et encore : le public est accroché et ne se détachera plus avant le noir de fin. Sur le plateau, il incarne un père qui délivre un message à sa fille. Où est-elle ? Le message terminé, la plaque circulaire se met à tourner comme un disque, et laisse découvrir la deuxième face du décor : la terre jaune ocre laisse place à une terre rouge battue. Sa fille est sur Mars, et répond à son tour. La distance qui les sépare est de quelques mètres sur le plateau. Dans la fiction, elle est de plusieurs centaines de millions de kilomètres.

Le spectacle repose sur ce principe de relation épistolaire. Ce ne sont pas des lettres qui sont échangées à travers l’espace, mais des messages audios. Chaque message dicté par l’un des protagonistes provoque la rotation de la plaque tournante, pour passer d’un lieu à l’autre. Une interaction par messages interposés, cela a ses avantages. Bien sûr, les conversations peuvent avoir du mal à être fluides, il faut sans cesse attendre pour poursuivre le dialogue, mais au moins personne ne peut se couper la parole, il n’y a pas d’autre choix que de s’écouter. Ce dialogue entre un père et sa fille est un échange d’idées entre deux générations, sur l’avenir de l’humanité, son sauvetage, la préservation de l’espèce, mais c’est surtout un dialogue empli de souvenirs, de tendresse, d’espoir et d’affection. Quel autre choix y a-t-il que de faire preuve de patience, quand on ne se comprend pas mais qu’on s’aime ? Mais comment faire preuve de patience lorsque le temps est compté ? Car Amina fait partie des Oubliants. Elle est partie pour toujours et a fait le choix d’effacer de sa mémoire peu à peu toute l’histoire de l’humanité, mais aussi sa propre histoire, pour reconstruire entièrement une civilisation sur de nouvelles bases, avec d’autres volontaires Oubliants. Bientôt, elle ne se souviendra plus de son père.

Le spectacle est écrit tout en subtilité. Le père et sa fille ne parlent pas de politique ou d’histoire, de sociologie ou de science, mais plutôt d’huile d’olive et de tomate. Pourtant se dessine à travers leur dialogue toute l’humanité de 2077. Cette relation seule, déchirée à travers l’espace, dessine un tableau bien plus large. Elle fait sentir la peur et l’anxiété face au monde qui s’effondre, cette même peur qui existe déjà aujourd’hui. Elle met au jour l’amour inconditionnel d’un père pour sa fille, malgré des opinions diamétralement opposées. Elle montre l’importance de la mémoire de l’individu, et l’importance de la mémoire de l’humanité. L’utilisation modérée des codes de la science-fiction – des codes déjà bien établis comme l’imaginaire martien ou celui du grand effondrement – permet de mettre en place un univers simple dans lequel il est facile de se projeter, facilitant aussi l’identification aux personnages. Lorsqu’est tombé le noir final, ce sont les yeux encore mouillés de larmes que le public s’est levé pour applaudir la sensibilité de cette représentation.

13 novembre 2025

Par Maud Seem


13 novembre 2025

Quand l’éloignement rapproche 

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© Christophe Raynaud de Lage

Tiago Rodrigues présente au Théâtre de Vidy une œuvre poignante et bien construite, accessible à tous les âges, qui interroge l’incompréhension intergénérationnelle et les relations entre parents et enfants. 

2077 : la Terre a essuyé son quatrième « effondrement ». Ali (Adama Diop), médecin dans un hôpital, parvient à rétablir le contact avec sa fille, Amina (Alison Deschamps) dont il n’avait plus de nouvelles depuis plusieurs mois. S’enchaînent, alors, les messages vocaux : ce principe, tout en rappelant le mode de communication introduit par WhatsApp en 2013, fonde la vraisemblance des monologues successifs. A plusieurs reprises, le silence d’Amina, malgré l’efficacité des moyens de transmissions disponibles, résonne comme un écho de notre propre tendance à remettre à demain les réponses dues à nos proches. Au cours de leur premier échange de messages vocaux la jeune fille apprend à son père qu’elle a décidé de rejoindre le programme de la « corpo-nation » Novus. L’objectif de la mission est de rendre Mars habitable dans l’espoir d’y fonder une nouvelle humanité alors que la planète bleue, épuisée par l’exploitation humaine, s’est transformée en terre ocre, aride et inhospitalière. Point capital : l’habilitation d’Amina doit suivre un certain « protocole » consistant en l’effacement progressif de sa mémoire. 

Le spectacle applique les codes de la dystopie : une collectivité entreprend de fonder un monde idéal — en l’occurrence une société égalitaire — mais sa réalisation implique l’aliénation du sujet au profit d’un corps unique et l’effacement de l’Histoire, dérive dont un personnage situé hors de la doxa (ici Ali) tente de dévoiler la folie. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, la catastrophe écologique – qui renvoie aux enjeux contemporains – et les travers totalitaires ne constituent pas le centre du propos de Tiago Rodrigues. Il est clair que l’auteur ne dresse pas une fresque dystopique, mais use du genre comme un levier dramaturgique. Ce tour de force consiste dans le fait qu’Amina conservera son savoir technique tout en oubliant ses souvenirs personnels, engageant Ali dans une course contre la montre qui nous tient en haleine jusqu’au terme de la pièce.  Pour générer cette tension, la mise en scène fait preuve d’un travail rythmique méticuleux porté par les échanges stichomythiques remarquablement agencés et soutenus par la scénographie : l’action se déroule sur une plateforme circulaire tournante qui symbolise les révolutions des planètes et rend palpable le tourbillon émotionnel.

Pendant qu’Amina refoule son passé, Ali tente de la convaincre de revenir sur Terre en lui remémorant des souvenirs de son enfance à l’aide de photographies et de « leur chanson », Sonhos de Caetano Veloso, jouée à trois reprises, qui souligne de manière élégante et émouvante leur relation qui s’effrite sous les coups du protocole. Cependant, au-delà de la nostalgie se dégagent les tensions sous-tendant leur relation parent-enfant auxquelles le symbolisme de l’espace scénique donne corps. A la fois si proche et si loin – il n’y a que quelques mètres qui séparent Adama Diop et Alison Deschamps – une frontière infranchissable (matérielle et symbolique) les isole : l’un dans sa peur et son instinct protecteur, l’autre dans son désir éperdu d’indépendance et de liberté. Toutefois, l’urgence du « protocole » mène les deux personnages à rompre le silence autour de leurs non-dits. Ironiquement, alors que le père et la fille se trouvent, au niveau de la fiction, plus loin que jamais (225 millions de km), l’éloignement, devient le lieu de leur rapprochement au fil des confidences, remémorations, regrets, besoins et reproches. Pourtant la distance ne finira jamais par se résorber totalement, car l’écart idéologique persiste : Ali défend jusqu’au bout l’idée que la Vie doit se maintenir sur Terre alors qu’Amina affirme que seul un nouveau départ est susceptible de la perpétuer. La pièce de Tiago Rodrigues présente une double distance, d’un côté relationnelle et de l’autre idéologique, deux pôles mis en tension par l’éloignement géographique. Si les deux visions du monde, incarnées par l’un et l’autre des personnages, eux-mêmes représentants de leur génération, ne se réconcilient pas, les deux partis, cependant, rétablissent la communication affective.  C’est, d’ailleurs, cette affectivité qui permettra à l’issue du spectacle une certaine acceptation de l’autre. N’est-elle pas synonyme d’une entente véritable au-delà de la persuasion ? 

Alors que les personnages se rencontrent dans l’entremêlement de leurs voix et lors d’une unique séquence dans une étreinte onirique, où Ali franchit physiquement la frontière pour enlacer « [s]on soleil », le metteur en scène offre aux spectateurs petits et grands, aussi, la possibilité de se rejoindre. Par un engrenage dramaturgique bien huilé et l’adoption d’une forme fictionnelle transgénérationnelle – la dystopie –, La Distance est une pièce poignante qui s’adresse à toutes et tous dans un langage universel pour traiter d’une thématique qui l’est tout autant.

13 novembre 2025


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