In bocca al lupo

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In bocca al lupo

Conception et mise en scène par Judith Zagury/ Shanjulab/ Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 30 octobre au 14 novembre 2025 / Critiques par Maxime Grandjean et Ilian Guesmia .


30 octobre 2025

Crepi ! o forse no… ?

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© Chloé Choen

Après plusieurs années d’enquête de terrain sur le retour du loup en Suisse, Judith Zagury et ShanjuLab le placent au centre de la scène. Grâce aux nombreuses images et témoignages récoltés, le collectif propose une plongée en pleine nature, sur les traces de l’animal et à travers ses confrontations avec les éleveurs. Qui a raison ? Qui a tort ? Que savons-nous finalement de cet animal à la fois si lointain et si proche ? Autant de questions auxquelles In bocca al lupoconfronte le spectateur en lui laissant la liberté de choisir.

Après avoir invité les spectateurs dans la nature en 2021 avec Perspectives – un ensemble animal, c’est maintenant au tour de cette nature d’être conviée sur les planches du Théâtre de Vidy. Dans une continuité thématique, ce nouveau spectacle prolonge la réflexion du collectif quant aux territoires partagés entre humains et animaux, en s’intéressant, cette fois-ci, à notre contact avec le loup. Depuis 2022, aux côtés du biologiste Jean-Marc Landry et du photographe animalier Julien Regamey, le collectif ShanjuLab a suivi le loup, ses traces, ses hurlements ainsi que ceux des éleveurs, dans un paysage marqué par les cadavres de vaches, de veaux et de loups. In bocca al lupo parvient à nous immerger complètement, sinon dans la gueule du loup, dans son environnement, et dès lors à nous faire, selon la formule de Landry, « sentir avec les tripes » plus qu’intellectuellement les problématiques qui l’entourent.

La réussite de cette immersion est d’abord assurée par le décor. Grâce aux cinq écrans disposés sur les murs du théâtre, le spectateur est encerclé par la nature projetée. Ces écrans permettent de montrer simultanément des captations différentes, ou de faire passer une seule captation d’un mur à l’autre. Le public est ainsi amené à adopter une posture active dans son visionnage, au centre de cette nature qui l’assaille sous différentes formes. Mêlant des plans tirés de caméras thermiques et infrarouges, et même d’une autre embarquée sur les cornes d’une vache, le dispositif offre une grande variété de points de vue et d’images, faisant se côtoyer animaux et êtres humains. Cette immersion ne se limite pas aux projections : les trois chiens du collectif – Yova, Azad et Lupo – se trouvent également sur le plateau dès le début du spectacle. D’abord sagement installés, chacun sur un caisson, de part et d’autre du public, ils offrent peu à peu, à travers leurs interactions avec les écrans ou entre eux, un parallèle avec le loup qui interroge la porosité entre le domestique et le sauvage.

Mais la prouesse que réalise ce spectacle, c’est surtout de nous faire passer de la peur à la tristesse face à cette nature, grâce à une excellente gestion des divers médias scéniques. Ainsi, le public est pris, par moments, dans un vrai thriller, genre auquel la création reprend ses codes, tout en parvenant à accroître l’aspect immersif. En plus d’évoquer le classique décor sylvestre et nocturne des films d’horreur, l’apparition multiple ou alternée d’images sur les différents écrans accentue l’inconfort du spectateur, maintenu dans un état d’alerte. Si les hurlements des loups diffusés par les enregistrements sont déjà glaçants, les entendre reproduits à côté de nous par les chiens finit de nous plonger dans cette forêt. Le spectacle parvient ainsi à restituer l’atmosphère de tension qui entoure la présence du loup, mais également à la relativiser en dépassant la crainte de l’inconnu.

Cette maîtrise des éléments scéniques apporte une variété dans l’immersion du spectateur. Aux projections mentionnées s’ajoutent les interventions de la comédienne et journaliste Séverine Chave qui, parlant au micro ou tapant sur son clavier des phrases affichées en direct, donne au spectacle l’allure d’une véritable enquête policière. Il convient enfin de souligner la performance de Dariouch Ghavami qui, micro en main, narre et rejoue grâce à ses pièges vidéo sa nuit passée en forêt, dans un timing parfait entre gestes sur scène et projections sur les écrans.

Ainsi, le spectacle capte sans l’ombre d’un doute notre pleine attention, tout en éveillant notre réflexion. Sans prendre parti, il parvient tout au long de la représentation à nous informer précisément sur la situation, à l’aide d’un prompteur relayant témoignages et statistiques. Il nous invite à interroger la frontière entre l’homme et l’animal, avec la violence qui en découle. Cette réflexion trouve un écho dans la porosité attendrissante qui saute aux yeux lorsque, entre écrans et plateau, loups et chiens s’adonnent aux mêmes jeux.

30 octobre 2025


30 octobre 2025

In bocca al lupo : un spectacle qui a du chien ?

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© Chloé Choen

Judith Zagury nous invite sur les traces de toute une faune sauvage coexistant avec les humains, et en particulier du loup, canidé aussi redouté qu’admiré, dans un spectacle captivant et singulier qui manque peut-être de mordant, à découvrir en meute jusqu’au 14 novembre au Théâtre de Vidy.

Immersif. C’est le premier mot qui vient à l’esprit pour décrire la nouvelle production du Théâtre de Vidy, qui aborde la question de la cohabitation des humains avec les loups, récemment de retour sur certains territoires qu’ils avaient précédemment désertés. Alors que le soleil s’est couché, les spectateur.ice.s passent devant l’ombre d’une statue de canidé disposée à l’entrée du théâtre, qui donne tout son sens à l’expression « entre chien et loup ». Iels sortent ensuite du bâtiment principal et rejoignent la salle René Gonzalez, isolée du reste du complexe. Iels peuvent alors choisir de s’asseoir aux places traditionnellement occupées par le public ou sur le plateau lui-même, aux côtés de trois adorables chiens, Azad, Lupo et Yova. Tout autour de ce « collectif multi-espèces » – expression également employée pour qualifier l’institution à l’origine du spectacle, ShanjuLab – sont disposés plusieurs écrans de tailles diverses. La metteuse en scène Judith Zagury, également créatrice de ce pôle de recherche-création sur les relations entre humains et animaux, mobilise un ensemble de vidéos, souvent filmées au moyen de caméras dites thermiques ou infrarouges. Issues d’un abondant matériel audiovisuel immortalisant la nature diurne et nocturne de la commune vaudoise Gimel (du district de Morges) que le spectacle prend pour objet, ces vidéos sont accompagnées d’enregistrements de conversations avec divers.e.s acteur.ice.s concerné.e.s (agriculteurs, politiques, philosophes, etc.) et de prises de sons, en forêt notamment. Deux comédien.ne.s – Séverine Chave et Dariouch Ghavami, qui se sont tous deux investis dans un travail d’investigation sur le terrain – commentent ce contenu audiovisuel et les trois chiens y réagissent. Le public, quant à lui, intègre ce décor qui l’entoure, se retrouvant plongé au cœur de tout un monde sauvage qui s’anime autour de lui et auquel chacun.e réagit singulièrement : émerveillement, crainte, attendrissement, autant d’émotions qui configurent nos rapports individuels et collectifs à l’altérité animale. Ainsi, ce spectacle que le dossier de presse définit comme à la limite entre enquête et témoignage, entre « documentaire incarné et fiction documentée », est peut-être avant tout un objet de spectacle vivant, au sens propre du terme.

Un spectacle trop vivant peut-être ? Il arrive en effet que le spectateur soit surstimulé : entre les images, les sons, les commentaires des trois intervenant.e.s et les jeux des chiens, difficile de tout suivre, d’autant plus que les captations audio-visuelles – aussi extraordinaires qu’elles soient – peinent à rivaliser avec le joyeux spectacle offert par Azad hurlant aux loups et jouant avec Lupo, ou par Yova faisant de petits bonds lorsqu’un animal passe à l’écran. Pour autant, In bocca al lupo – ingénieusement nommé d’après une expression italienne employée pour se souhaiter bonne chance (avant de monter sur scène, dans un contexte théâtral) – n’en reste pas moins un témoignage précieux et unique en ce qu’il permet de faire découvrir l’activité d’une biodiversité qui persévère malgré la menace humaine, à l’abri des regards. Ce projet rend ainsi présent ce qui peut paraître absent, visibilise ce qui est invisible pour la plupart d’entre nous, toute une vie animale nocturne notamment ; il rend sensible une nature à laquelle nous oublions trop souvent que nous appartenons.

On regrettera toutefois que Judith Zagury se contente de sensibiliser (dans les deux sens du terme), de poser des questions sans forcément y répondre et n’aille pas jusqu’à tenir un véritable propos. Certes, cette posture de neutralité observatrice – que la metteuse en scène revendique comme une façon de se soustraire à l’émotion que suscite le sujet auprès des éleveurs et des militants antispécistes notamment – invite le public à s’interroger par lui-même. En outre, l’idée de nuancer des points de vue divergents par leur exposition et leur confrontation – en rappelant par exemple que la souffrance du bétail ne doit pas être négligée et n’est pas moins valable que celle des prédateurs, ou en notant que la technologie permet autant de comprendre les animaux que de les traquer et de les tuer – est bienvenue. Toutefois, à l’heure d’une crise climatique chaque jour plus préoccupante, les rapports entre humains et animaux constituent un enjeu capital et urgent qui semble appeler celles et ceux qui s’expriment sur ce sujet à un engagement plus marqué, quitte à provoquer l’adhésion ou le rejet, quitte à s’aventurer pour de bon dans la gueule du loup.

30 octobre 2025


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