Faustus in Africa !
D’après Johann Wolfgang von Goethe / Mise en scène par William Kentridge et Handspring Puppet Company’s / Comédie de Genève / Du 29 octobre au 1er novembre 2025 / Critiques par Laurie Boissenin et Muireann Walsh .
29 octobre 2025
Par Laurie Boissenin
Un tour de force artistique difficile à s’approprier

William Kentridge déplace le mythe de Faust en Afrique coloniale en mêlant théâtre de marionnettes et film d’animation. Un spectacle difficile à s’approprier, qui malgré les prouesses techniques et la précision du travail esthétique peine parfois à faire ressentir les excès qu’il dénonce
En 1995, cinq ans après la fin de l’Apartheid, Faustus in Africa ! fit connaître le sud-africain William Kentridge au public occidental. Trente ans après sa création, ce spectacle devenu historique est repris à la Comédie de Genève. Librement inspiré du Faust de Johann Wolfgang von Goethe, ce théâtre de marionnettes transpose l’allégorie du pacte avec le diable au contexte colonial. Dans cette adaptation, l’ambition sans borne de Faust n’est plus celle d’un savant allemand avide de connaissance mais celle du colon européen en Afrique. Profondément engagé, le spectacle a pour ambition de faire mémoire et de dénoncer la cupidité et la consommation européenne des ressources africaines.
Cette adaptation libre, montée en collaboration avec la Handspring Puppet Company, se démarque par sa maîtrise singulière de l’art de la marionnette. Plusieurs personnages de la fable faustienne sont représentés par des marionnettes, à l’instar de Méphistophélès, incarnation du diable. Sculptées en bois avec soin et parfois augmentées de véritables mécanismes, elles font la taille et le poids d’un enfant en bas âge. Elles doivent être portées par deux interprètes, chargés d’insuffler une énergie humaine à leurs mouvements et de déclamer leurs répliques. La présence des interprètes est tantôt assumée, tantôt cachée par le dispositif scénographique.
Le décor rappelle le bureau d’un professeur d’université au milieu du XXe siècle. Livres, classeurs et documents s’y empilent aux côtés de machines à écrire et d’un téléphone manuel. Cette scénographie historiquement située évoque l’institutionnalisation de la connaissance par l’Occident et permet de faire une allusion au Faustus savant de Goethe. Un écran, au-dessus, sert tantôt de toile de fond, tantôt de balise spatio-temporelle. Y sont projetés les dessins originaux de Kentridge, montés dans de courts films d’animations. Dessinées au fusain, les images représentent astucieusement ce que les protagonistes voient sur la table devant eux, notamment la signature apposée par Faustus sur le pacte que lui fait signer Méphistophélès. Elles servent aussi à pointer métaphoriquement vers des thématiques difficilement montrables sur le plateau, telles que l’enrichissement colossal des européens ou la consommation systématique des ressources africaines par les forces occidentales.
Malgré ces visuels élaborés et d’une grande qualité artistique, on peine à entrer dans le spectacle. Le fait que l’action se déroule souvent sur l’écran plutôt que sur le plateau contribue à un sentiment d’abstraction et de mise à distance. De même, les marionnettes aux visages de bois compliquent l’immersion émotionnelle malgré l’habileté de leur conception. Mais la difficulté à s’approprier ce spectacle vient aussi du texte, versifié, proféré en anglais et surtitré en français, exigeant par sa langue, son débit rapide et son abstraction. On apprécie les répliques habilement teintées d’un cynisme cinglant qui pointe du doigt l’hypocrisie humaine (« God is only human after all ») mais on regrette la trop grande densité de formules (« The soul seeks not what’s past, only the present moment ») que le spectacle ne laisse pas le temps d’intégrer. Signalons aussi que pour être pleinement compris, le texte implique souvent de bien connaître les versions de Goethe, ce qui constitue une difficulté. Cela contribue à une forme d’élitisme qui peut rappeler les dynamiques coloniales que le spectacle dénonce pourtant de manière poignante.
Troublante, également, est l’imprécision du cadre spatio-temporel. L’action est située en Afrique coloniale mais sans réelle précision sur le lieu où la période exacte. Le spectacle fait allusion au Cameroun, au Congo belge ou encore à l’Abyssinie, de manière interchangeable. La course effrénée du Dr. Faustus à travers une Afrique abstraite et homogène ne laisse pas place à la singularité de chaque lieu et, tout en la dénonçant, contribue à perpétuer la croyance occidentale selon laquelle le continent africain serait un pays à la culture uniforme. La figure de Faust, paradoxalement, est ici reléguée au second plan. Kentridge fait le choix de représenter un Dr. Faustus impuissant et léthargique dont les motivations reposent entièrement sur les injonctions de Méphistophélès. Ce choix dessert le propos : l’agentivité du colon en est amoindrie puisque que ses envies de grandeur coloniale ne lui sont pas propres. C’est le diable Méphistophélès, et non pas Faustus, qui semble être à l’origine de la corruption et de la souffrance dénoncée sur scène. A plusieurs reprises, la mise en scène figure un Faustus simple marionnette du diable. Cette proposition laisse perplexe : on aurait plutôt imaginé une figure faustienne convaincue et avide de pouvoir pour dénoncer la violence coloniale.
29 octobre 2025
Par Laurie Boissenin
29 octobre 2025
Par Muireann Walsh
Mais où en Afrique, en fait ?

Cette reprise du spectacle créé en 1995 donne à voir le mythe de l’homme prêt à mettre son âme en gage pour retrouver le plaisir de vivre. Si le spectacle regorge de belles tournures de langue et de jeux subtils de marionnettes, la combinaison d’un texte dense, de questionnements philosophiques qui s’enchaînent et d’un paysage symbolique qu’on traverse à toute vitesse risque de perdre un peu le public.
Faustus in Africa ! a été créé en 1995, dans l’ombre de la fin du régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Il est le fruit d’une collaboration entre William Kentridge, artiste issu d’une famille d’avocats qui combattait contre le système de l’apartheid, et la Handspring Puppet Company, très importante compagnie marionnettiste sud-africaine. Le spectacle est une réinterprétation du chef-d’œuvre de Goethe, Faustus, composé en deux parties, publiées respectivement en 1806 et en 1831. Le spectacle de Kentridge est relativement court (une heure et demie) et puise son intrigue dans les deux textes originaux. Les événements défilent presque comme dans un rêve : Faustus signe le pacte qui donne son âme au démon, il rend visite à une sorcière qui lui permettra de retrouver la jeunesse éternelle, il séduit une jeune fille, se retrouve dans un empire africain, et tombe amoureux d’Hélène, la femme de l’empereur. On se demande finalement comment on est passé d’un épisode à l’autre pour en arriver là.
Les repères visuels du spectacle contribuent à l’effet de flottement. On reconnaît le décor : un bureau qui aurait pu exister à tout moment entre l’invention de la machine à écrire et l’arrivée de l’ordinateur personnel, deux grandes bibliothèques, un standard téléphonique. Au centre de la scène, entre les deux bibliothèques se trouve un écran sur lequel sont projetés des dessins animés réalisés par Kentridge au fusain. Ceux-ci signalent des changements d’espace et de temps, montrant par exemple une carte qui indique que l’on passe du Cameroun à l’Abyssinie. Malgré ces points d’ancrage géographique, ces espaces ne sont pas différenciés. On est bien en Afrique, mais pas dans un lieu précis : il s’agit d’un univers symbolique, entouré de signifiants de l’Afrique colonisée : ainsi les parodies, sur l’écran, d’affiches publicitaires pour des produits issus de l’exploitation coloniale de l’Afrique se transforment en images de corps cicatrisés ou blessés. Ces images entrent en écho avec les violences auxquelles on voit Faust se livrer, en particulier lors de safaris sanglants pendant lesquels il tire sur toute la faune qu’il voit, son fusil faisant un bruit de fouet.
Le mythe à l’origine du spectacle est simple : le docteur Faust, profondément insatisfait par la vie qu’il a vécue jusqu’à présent, apprend la magie et conjure un démon qui lui propose son pacte. Comme dans la version de Goethe, lors du prologue au paradis, Dieu fait un pari avec un démon pour gagner une âme fidèle à Dieu. On descend sur terre pour découvrir Faustus qui est en train de songer au suicide. Le démon, Méphistophélès, lui propose un pacte : de son vivant il fera tout ce que lui demande Faustus, mais dès sa mort, le docteur devra faire de même pour lui. Ce qui fait la complexité ici n’est pas la fable, mais le texte. Il est en effet très dense, la traduction de la pièce de Goethe maintient les vers et les rimes, et y sont ajoutés encore des extraits du poète sud-africain Lesego Rampolokeng, qui ajoute au texte un humour noir.
Le propos central du spectacle est une critique de la colonisation de l’Afrique par les puissances occidentales. Faustus est censé incarner cette puissance : on apprend qu’il a tout expérimenté, qu’il a été cartographe, scientifique, magicien, et esclavagiste, comme si tout l’appareil colonial était concentré en lui, et ce, bien avant qu’il ne scelle son pacte avec Méphistophélès. Cependant, pour un personnage qui concentre autant de pouvoir colonial, on ne le voit que très peu agir. Littéralement, c’est une marionnette, à qui Atandwa Kani prête sa voix. Tous les personnages humains sont des marionnettes par ailleurs. Le seul personnage en chair et en os est Méphistophélès, incarné par le très charismatique Wessel Pretorius. Le démon est de loin le personnage qui détient le plus de contrôle sur l’état du monde, et sur l’état de Faustus en particulier. Il se prétend serviteur du docteur, mais ce dernier est souvent tiré d’un côté de l’Afrique à l’autre selon les envies de Méphistophélès, on a bien souvent l’impression que même sans le toucher, c’est le démon qui tire les fils du docteur.
Le caractère allégorique de la pièce devient alors problématique, les lectures auxquelles invitent les différents éléments de la mise en scène étant contradictoires. Le jeu physique entre Méphistophélès et Faustus nous invite à comprendre que ce dernier subit les diverses machinations du démon, qu’une fois le pacte scellé, le docteur ne peut pas agir sans son aide. Si ses envies et son agentivité sont totalement repris en charge par Méphistophélès, et si celui-ci est au premier degré un démon venu de l’enfer qui possède des pouvoirs surnaturels, alors Faustus n’est plus maître de lui-même, donc les atrocités qu’il commet par la suite ne seraient pas totalement les siennes. Le colonisateur ne serait donc en un sens pas responsable la colonisation. Si, au contraire, Méphistophélès est une manifestation des désirs internes de Faustus, alors ce dernier est bel et bien responsable, mais dès lors, le Dieu qui apparait au début et à la fin de la pièce devient extrêmement étrange. En effet, il prétend que le Faustus qu’on présente comme esclavagiste et empli d’hubris dès avant toute intervention démoniaque serait un de ses fidèles serviteurs. Faut-il comprendre que les valeurs de ce Dieu sont compatibles avec celles affichées par Faust, ou qu’il ment ? Dans tous les cas, le statut de cette divinité qui semble être complice avec les pires atrocités humaines soulève de véritables questions.
Si les effets d’abstraction posent problème quant au personnage de Faustus, ils sont en revanche extrêmement efficaces en ce qui concerne les dessins animés qui défilent sur l’écran au centre de la scène. Vers la fin du spectacle, on voit se concentrer tout le propos idéologique de la pièce en quelques images brutales et frappantes : des bateaux remplis d’esclaves dans un bol de soupe servi à Faustus, accompagné du slogan « the poor are salted meat » (les pauvres sont de la viande salée). Toute la violence du régime colonial est là : Faust et Méphistophélès transforment tout un continent en produit de consommation. Les corps humains se transforment en nourriture pour un appétit qui n’est jamais rassasié, ou un fourneau qui ne doit jamais s’éteindre. On se demande même pourquoi Méphistophélès aurait besoin d’attendre que Faustus descende aux enfers pour le tourmenter. En effet, il semble bien que l’enfer soit déjà sur terre.
29 octobre 2025
Par Muireann Walsh
