Don Quichotte
De Jules Massenet, livret de Henri Cain, d’après Miguel de Cervantes / Mise en scène par Bruno Ravella et direction musicale par Laurent Campellone / Opéra de Lausanne / Du 5 au 12 octobre 2025 / Critique par Ilian Guesmia .
7 octobre 2025
Par Ilian Guesmia
Don Quichotte sous les lumières du cabaret

L’Opéra de Lausanne ouvre sa saison 2025-2026 avec la comédie héroïque de Jules Massenet Don Quichotte. Une œuvre musicalement marquante pour un spectacle poétique et lumineux, quoiqu’imparfait.
Allégresse ! Après Don Pasquale la saison dernière, c’est au tour d’un autre « Don » de fouler la scène de l’Opéra de Lausanne : le célèbre Don Quichotte ! Créée en 1910 à Monte-Carlo par le compositeur français Jules Massenet (1842-1912) sur un livret d’Henri Cain (1857-1937), cette comédie héroïque en cinq actes est inspirée du roman éponyme (1605) de l’écrivain espagnol Miguel de Cervantes (1547-1616) et adaptée de la pièce Le Chevalier à la triste figure de Jacques Le Lorrain (1856-1904). Elle raconte l’histoire du valeureux Don Quichotte, homme idéaliste et fantasque en marge de la société, amoureux – malgré les réticences de son dévoué serviteur Sancho, plus en phase avec le monde réel – de la belle Dulcinée.
Au début de ce spectacle mis en scène par Bruno Ravella, Don Quichotte évolue sur une plateforme inclinée épurée de tout mobilier. Il paraît mal à l’aise dans sa veste élégante, sa chemise immaculée, son chapeau haut-de-forme, son châle rouge et son pantalon. Bien vite, notre chevaleresque protagoniste étouffe dans cet habit sérieux, symbole des attentes d’une société dans laquelle il ne se reconnaît pas. Il retire alors son costume trois pièces, révélant un gilet à boutons et de longs sous-vêtements. L’imagination débordante et onirique de ce « fou sublime » et candide l’emporte alors sur la simplicité du décor initial, pour notre plus grand plaisir : une imposante voûte lumineuse, composée d’ellipses concentriques en perspective accélérée et agrémentée d’ampoules de couleurs variables, encercle le plateau. Porté par les éclairages magnifiques de Ben Pickersgill, le monde de Don Quichotte – que la scénographie apparente à une sorte de grand cabaret ou de musical-hall – prend vie. On y rencontre une foule festive vêtue de fracs, hauts-de-forme et gants blancs, menée par la belle Dulcinée elle-même habillée d’une robe rouge et noire affriolante faite d’une guêpière et d’une basquine à frou-frou surmontant des bas résille ; on y contemple les fantasmes de Don Quichotte, qui confond de grands moulins à vent avec des géants, matérialisés sur scène par l’apparition de deux mains et de deux pieds colossaux ; on s’y perd également dans un espace embrumé, reflet de l’état psychologique du protagoniste ; et puis l’on y admire une simple nuit étoilée, où il fait bon rêver.
Les décors de Leslie Travers, complétés par une toile représentant un ciel nuageux, sont donc globalement convaincants. Une exception toutefois : si l’idée de faire descendre des cintres des extraits de phrases du livret à la fin du troisième acte est originale, la typographie choisie – combinée à une couleur verte jolie, mais peu voyante – rend les mots difficilement lisibles et le dispositif plus distrayant qu’éclairant. En outre, si les décors sont moins kitsch que ceux de Don Pasquale en avril dernier, ils sont aussi moins surprenants, et la relative économie d’effets – additionnée à un certain statisme des personnages au détriment de chorégraphies plus élaborées – se fait parfois ressentir lors de longs dialogues peu dynamiques entre Don Quichotte et Sancho.
L’aspect visuel du spectacle séduit donc majoritairement. Pour autant, la musique n’est pas en reste. Le chef d’orchestre Laurent Campellone dirige d’une main de maître l’orchestre l’Orchestre de Chambre de Lausanne, lui-même apparemment très inspiré par une partition aussi épique que mélancolique, aux influences espagnoles étonnantes (on y entend même de la guitare et des castagnettes).
Par ailleurs, bien que le vibrato très prononcé de certain.e.s des solistes puisse décontenancer et que leur intonation ne soit pas exempte de quelques faussetés (qui se justifient parfois sur le plan théâtral), les solistes semblent également très en forme : le coffre impressionnant de la basse Nicolas Courjal dans le rôle-titre et l’émotion sincère du baryton Marc Barrard en Sancho (sans compter leur impeccable diction) se marient parfaitement au sein d’une émouvante élégie. Mais c’est surtout la Dulcinée de Stéphanie d’Oustrac qui se démarque. En effet, si la mise en scène elle-même ne modernise qu’à moitié son personnage (qui semble parfois superficiel et méprisant, comme si une femme indépendante devait forcément être fatale) et n’achève dès lors pas de déconstruire la misogynie de Sancho, la mezzo-soprano s’approprie le personnage autant qu’elle le peut pour en faire une femme libre, espiègle et compatissante. En outre, elle amène au spectacle – dominé par le registre pathétique – beaucoup de légèreté. On apprécie également la distribution des rôles secondaires, dans laquelle deux des prétendants de Dulcinée, Pedro et Garcias, sont respectivement interprétés par une soprano (Andrea Cueva Molnar) et une mezzo-soprano (Herlinde Van de Straete). Enfin, le chœur de l’Opéra de Lausanne, préparé par Alessandro Zuppardo, complète l’ensemble avec énergie en interprétant divers numéros musicaux dont le somptueux « Allégresse », qui ne manquera pas de donner des frissons.
7 octobre 2025
Par Ilian Guesmia
