Entretien avec la compagnie Quiplash sur An evening with Tito Bone

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Un entretien autour du spectacle An evening with Tito Bone (2025) / Par Amelia Lander-Cavallo ou Tito Bone (jeu), Al Lander-Cavallo (production et mise en scène) et Adae Bajomo (assistant à la mise en scène) / Plus d’infos.

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© Biennale Out of the Box

Dans le cadre de l’édition 2025 de la Biennale Out of the Box, la compagnie Quiplash, qui défend l’accès à l’art pour les personnes queer et handicapées, a présenté An evening with Tito Bone. Tito Bone est un drag king non-binaire, incarné par Amelia Lander-Cavallo, et produit par son partenaire Al Lander-Cavallo. Pour l’entretien, mené par Muireann Walsh (Atelier critique de l’UNIL), iels sont également accompagnés par Adae Bajomo, l’assistant à la mise en scène pour ce spectacle.

Muireann.     Comment vous présentez-vous à quelqu’un qui ne connait pas votre travail?

Amelia.         Quand je ne suis pas en drag, je m’appelle Amelia, j’utilise le pronom iel, et je suis une moitié de Quiplash, la compagnie que je dirige avec Al. On fait plein de choses différentes pour soutenir, créer des espaces pour toutes ces personnes qui s’identifient dans le spectre LGBTQ+ et qui sont sourdes, malentendantes, handicapées, neurodivergentes, ayant des maladies chroniques en même temps. On propose des formations continues et des expertises pour l’accessibilité, en particulier en ce qui concerne la description audio. Puis en parallèle, on crée des spectacles. En ce qui me concerne, je suis performeur, créateur de théâtre, et drag king. C’est peut-être un terme qui est spécifique au Royaume-Uni, mais je dirais aussi que je conçois du théâtre. Donc plutôt que de venir avec une pièce déjà écrite, j’entre dans la salle de répétition avec des idées, puis on essaye de les transformer en un spectacle.

Al.                J’ajouterais qu’on travaille avec toutes ces personnes LGBTQ+, handicapées, neurodivergentes actives dans la sphère des arts professionnels, ou qui veulent y être. En générale on travaille avec les personnes qui sont déjà dans ce milieu, et qui veulent y rester et avancer vers des rôles plutôt de direction. Au Royaume-Uni, beaucoup d’attention est donnée aux étudiant-e-s, aux jeunes, et on s’attend à ce qu’on arrive, d’une manière ou d’une autre, dans ces positions de direction, mais il n’y a pas de soutien pour les personnes pour transiter entre la période de mi et de fin de carrière. Nous nous concentrons sur cette phase, parce que c’est vraiment vers la trentaine que l’on perd énormément d’artistes, surtout des artistes queers et handicapés, donc il y a un vrai manque de leaders plus tard.

Adae.            Je voulais juste rajouter que Quiplash fait également beaucoup de choses un peu insolites, un peu par hasard. On a par exemple travaillé sur la manière d’aider des personnes mal-voyantes à participer à des combats chorégraphiés.

Muireann.     Donc votre mission est surtout centrée autour de l’accessibilité. Vous dites que vous voulez redéfinir l’accessibilité. Comment est-elle donc définie, et comment voudriez-vous qu’elle soit définie ?

Amelia.         Notre devise, c’est que si tu fais de l’art qui n’est pas accessible, ton théâtre n’est pas d’actualité, n’est pas stylé. Même si c’est une bonne pièce, elle est mauvaise ! C’est une manière un peu légère de l’exprimer, mais dans le fond, comme Al l’a dit, dans les sphères professionnelles, l’accès à la culture pour les personnes handicapées, et les personnes queers à un certain niveau, est perçue comme supplémentaire, c’est de la thérapie, ou de la sensibilisation. Souvent l’accès est vu comme un cadeau qu’on donne aux pauvres handicapés.

Al.                On imagine que c’est la seule fois qu’on sort de nos tristes vies d’handicapés.

Amelia.         Alors que la réalité, pour les personnes qui ont un soutien, c’est qu’on est actif, on sort, on a des vies intéressantes et passionnantes. C’est un acquis pour les personnes qui travaillent dans le domaine, pour les personnes handicapées, mais ce n’est pas une manière de penser qui s’est propagée plus loin que ça. Donc dans notre orientation publique, on veut vraiment mettre un accent sur le fait que notre travail est normal. Vous pensez que rendre accessible les spectaclesc’est dur ou impossible et vous ne voulez pas le faire. Mais c’est possible de tout simplement le faire, et c’est possible même que ces mesures d’accessibilité rajoutent des éléments dramaturgiques à votre pièce, et entrent en résonnance avec le reste d’une manière très intéressante. Dans ce spectacle en particulier, je fais de la description audio, mais si c’est quelque chose avec lequel le public est familier, il se rend compte assez vite que ce n’est pas le même genre de description audio qui se fait habituellement.

 Muireann.    La première association que je fais avec la description audio, c’est une voix neutre très plate. Si je comprends bien, ce n’est pas ce genre de description audio que vous pratiquez ?

Amelia.         Alors vraiment pas. Je tiens juste à dire que je ne fais pas de hiérarchie entre les types de description audio, différentes personnes préfèrent des types d’accès différents. Toutes ces formes sont légitimes. Celle que je pratique, c’est de la description audio intégrée. Dans les formats d’audio description traditionnelle, il faut chercher un bouton sur la télévision, ou bien un casque, et il y a quelqu’un dans la salle qui décrit ce qu’il voit dans le temps qu’il peut trouver entre les passages de dialogues. Au contraire, la description audio intégrée fait partie intégrante du spectacle, c’est dans la création sonore, elle est incluse dans le dialogue, elle est tout aussi importante que tout autre élément du spectacle, et elle a un parcours dramaturgique dans le spectacle, en plus de sa fonction d’outil d’accès pour les personnes qui en ont besoin. Certes, il y a un biais, forcément toute description a un biais, mais la description intégrée en est consciente, et accepte la nature de son biais, qui consiste à l’intégrer dans l’histoire, et cela ne nuit en rien au spectacle.  Il y a pas mal d’élan au Royaume-Uni en ce moment pour une description audio plus consciente des enjeux qui entourent la description de corps handicapés, queers, racisés, et je pense qu’on peut être fiers d’y avoir joué un rôle assez significatif.

Muireann.     Par rapport aux questions d’interaction avec le public, en Suisse, il paraît qu’on a une réputation d’être un public un peu difficile, très peu réactif. Est-ce que cela a été votre expérience, et est-ce que cela vous a posé problème le cas échéant ?

Amelia.         On nous a dit cela par rapport aux publics suisses, et aux publics allemands, mais chaque fois qu’on a joué ici, ils démontrent que c’est totalement faux. Je pense que c’est également un produit de la performance queer. En faisant un spectacle pour les gens queers et handicapés, ces personnes-là se relâchent. Et comme je suis aveugle, je demande au public de faire du bruit. Tout simplement parce que je ne les vois pas, et s’ils ne disent rien, je ne sais pas s’ils sont là.

Adae.            Et encore, c’est un sous-genre d’espace queer. Si on joue, c’est que quelqu’un fait des efforts pour qu’on puisse jouer là. Et les publics ont souvent l’habitude de performances inhabituelles, donc ils les acceptent plus facilement que d’autres, et maintiennent leur attention, même s’ils ne reconnaissent pas directement la chose qu’ils voient.

Amelia.         Après, même dans un même pays, les gens réagissent à différentes choses. La plupart du public comprend l’anglais suffisamment bien pour me comprendre, mais on a un interprète, qui est transmis par des oreillettes pour certains, et les surtitres, donc comme les gens ont accès à de l’information de différentes manières, ils n’auront pas les blagues en même temps.

Adae.            Et les références culturelles ne sont pas les mêmes.

Al.                On n’aura jamais un public aussi bruyant qu’à Londres, lorsque tu as joué pour tes amis aveugles. Iel a dû arrêter le spectacle deux trois fois. Mais c’étaient des gens qui connaissent Amelia, et connaissent son humour.

Adae.            Puis il y a des éléments de la comédie qui portent sur le langage. Il y a des passages dans le spectacle qui comptent beaucoup d’allitération en anglais, mais pas dans la traduction, donc on perd le plaisir littéraire de ces petits moments.

Muireann.     Comme il y a des surtitres, est-ce que le spectacle suit un scénario très précis ?

Adae.            Tout n’est pas entièrement prévu, mais plus ou moins. On prévient le public que Tito est neurodivergent, donc iel dit ce qui est écrit dans les surtitres, peut-être dans un ordre un peu différent, ou bien avec certains rajouts. Mais il y a un ordre prévu.

Muireann.     Je m’interrogeais également sur la logistique de la performance. Comment gérez-vous la création lumière, le maquillage, tous ces éléments visuels qui définissent la persona drag ?

Amelia.         Le design visuel, c’est vraiment Al qui s’en charge. Je fais mon propre maquillage. J’ai un visage de drag, dans plusieurs couleurs, mais si on me demandait de le changer, je n’en serais pas capable. Quand Tito est né, une des premières questions que j’avais, c’était de savoir comment j’allais faire mon maquillage pour que je puisse le faire moi-même.

Al.                C’est pour cela que ce n’est pas très précis.

Amelia.         C’est quand même très particulier. Je pense que d’autres drag kings ne me ressemblent pas vraiment. Et Tito, c’est mon propre genre extrêmement amplifié, je ne cherche pas à ressembler à un homme. Je veux ressembler à un panda à paillettes.

Muireann.     Amelia, tu n’as pas commencé ta carrière en drag king. Comment t’es-tu retrouvé dans les arts scéniques, et en drag en particulier ?

Amelia.         J’ai toujours été investi dans la musique, toute ma famille est musicienne. Au collège et à l’université, j’ai étudié les arts dramatiques, la comédie musicale. J’ai déménagé au Royaume-Uni pour mon master. C’était un peu avant les Jeux olympique et paralympiques de 2012 à Londres, donc il y avait de l’argent pour les artistes, et de l’argent pour les artistes handicapés. Dès lors j’ai pu travailler dès que j’ai fini mon diplôme. Puis j’ai rencontré Al, et on s’est dit que ce serait intéressant de faire des projets ensemble. Une de mes mentors, Maria Oshodi m’a prévenu qu’il y avait de l’argent qui s’était libéré pour un projet, et que je pourrais proposer quelque chose. On en a parlé, puis on a décidé de faire un projet qui s’appelle Unsightly Drag, qui a réuni des performeurs aveugles qui voulaient apprendre à faire du drag, et des performeurs drags qui voulaient apprendre à travailler avec les personnes aveugles et malvoyantes.

Muireann.     On dirait qu’il y a beaucoup de barrières pour l’accès au drag pour les personnes aveugles. Voudrez-vous en parler un peu plus ?

Amelia.         C’est du validisme tout simplement.

Al.                Notre compagnie a commencé parce qu’on s’est rendu compte que la communauté queer est pas mal validiste, et la communauté handicapée n’est pas très inclusive pour les personnes queers. Souvent les gens partaient du principe que je m’occupe d’Amelia, pas qu’on est mariés. Soit homophobe, soit naïf.

Amelia.         C’est un peu de l’homophobie par négligence, ou par omission, plutôt que par violence.

Al.                On fait avec. Je pense que cela s’améliore un peu, mais on va bientôt perdre notre « access funding ». C’est aussi pour cela qu’on se tourne plus vers l’Europe en ce moment. On est basés au Royaume-Uni, mais on n’est pas britanniques, on ne veut pas agir seulement pour la culture anglaise. On est une compagnie internationale, c’est même le but de ce qu’on fait.