Cosimo

cosimo couverture

Cosimo

D’après Italo Calvino / Mise en scène par Jean-Yves Ruf / Le Petit Théâtre (Lausanne) / Du 30 avril au 11 mai 2025 / Critiques par Petya Ivanova et Killian Lachat .


30 avril 2025

Un garçon perché et enchanteur

cosimo article
@ Philippe Pache

Le grand classique d’Italo Calvino, Le baron perché, trouve une adaptation aussi originale que fidèle à son esprit dans une mise en scène à la fois sobre et émouvante signée Jean-Yves Ruf. Dans une salle comble et plongée dans le noir, le public majoritairement très jeune est resté rivé devant l’histoire de Cosimo, un garçon de douze ans, qui, sur un coup de tête, décide de passer le reste de sa vie dans les cimes des arbres. Sur scène, aucun arbre ni autre décor : un pari risqué et réussi.

Après cette mise en scène qui a le grand mérite de (re)donner à son public l’envie de lire, toute adaptation littérale du texte de Calvino paraîtra tristement insuffisante.

Dans sa nouvelle création jeune public, la compagnie L’Oiseau à Ressort a procédé à une lecture collective du roman aussi fascinant qu’indéfinissable du grand auteur italien Italo Calvino (1923-1985). Les lignes de force que les artistes ont identifiées et les résonnances avec leur propre sensibilité ont donné lieu à une création libre et, paradoxalement, fidèle aux idées et à l’esprit de ce texte initiatique et profond.

Le travail dramaturgique a procédé, forcément, à des coupes importantes dans le récit des aventures de Cosimo et de ses acolytes, ainsi que dans les nombreuses références historiques et littéraires du roman (que Calvino lui-même avait allégé dans la version destinée aux enfants). Néanmoins, les sujets majeurs y sont présents, réactualisés dans leurs nuances contemporaines : les relations multivectorielles au sein d’une famille, l’amour, la soif de connaissance, la lecture, la vie en commun, l’utopie sociale et politique.

La mise en scène conserve pour une large part le mode narratif du roman : le frère et la voisine de Cosimo, Viola, racontent son histoire, rythmée par des échanges directs entre les trois protagonistes. Elle allie ainsi le plaisir du conte à celui d’un jeu d’acteur engageant.

Les choix dramaturgiques rendent sur scène la vie suspendue de Cosimo encore plus radicale : dans le roman, celle-ci n’est guère privée du confort acquis par l’inventivité du jeune homme, ni des privilèges liés à sa proximité avec le logis familial, au point de la rendre presque enviable ; un caprice ou une utopie aristocratique à l’inspiration rousseauiste. Ici, la rupture avec le corps parental et même avec le frère-narrateur, Biagio, est consommée, tout en préservant une complicité entre la mère et le fils. La scénographie – sobre, dépouillée, flexible dans sa structuration par le travail des lumières – reflète elle aussi le côté morne de ce choix de vie à la fois invraisemblable et possible en imagination.

La force de la fiction de Calvino consiste justement à imaginer, jusqu’à leur aboutissement logique, toutes les implications du choix de Cosimo. Le spectacle pousse le trait encore plus loin, en ne se satisfaisant pas de solutions idéalistes, mais en exposant les conséquences de nos choix dans leur excessivité même. Ainsi, la relation entre Viola et Cosimo est condensée dans sa forme la plus spirituelle mais aussi fruste et même austère – l’impossibilité de vivre ensemble imposée par l’orgueil et les attentes sociales. Néanmoins, Viola et Cosimo deviennent le miroir d’une connaissance de soi l’un pour l’autre, ce que le jeu des deux acteurs en dehors du récit incarne merveilleusement. Il accentue notamment l’intensité de la relation amoureuse dès le début par le geste, le regard et le silence dans lequel les âmes se parlent.

Le caractère frivole, impérieux et insaisissable de Viola est rendu avec brio par la jeune actrice Luna Desmeules, distinguée par le prix Tremplin Leenaards (2024). Chez Viola, le chemin de connaissance de soi et du monde ainsi que ses tergiversations résonnent avec l’esprit du temps : partir, revenir, « re-re-re-partir et re-re-re-revenir », ne plus savoir et donc revenir, pour re-re-re-re-partir et ne plus revenir jamais.

Le minimalisme de la scénographie met en exergue l’ode au langage, au plaisir de ses couleurs, de ses images et de ses sons qu’est le roman entier de Calvino. Ici on retrouve au cœur du spectacle cette pure délectation du jeu langagier, de l’onomatopée qui transforme l’émotion prégnante chez Cosimo en des sonorités aviaires. L’un des écarts les plus marquants par rapport au texte de Calvino concerne l’évolution du personnage : alors que dans le roman, la « folie » du baron est un état passager, déclenché par la perte de l’être aimé, il s’agit plutôt, dans le spectacle, d’un processus cohérent, progressif et irréversible. L’adaptation de l’homme à son environnement n’est plus une appropriation en vue de sa survie. Ici, au contraire, Cosimo s’adapte à son habitat, jusqu’à devenir lui-même un oiseau, non seulement par son physique mais aussi par sa pensée et son langage, dans son retrait progressif de la société dont il est devenu l’âme et le vigile. Le message est précieux et compréhensible même pour les plus jeunes : la perméabilité entre homme et nature va dans les deux sens, et l’environnement que l’on construit donne forme et sens à qui nous devenons.

Là encore, la sobriété de la scénographie reflète ce constat, en épurant le décor des canopées luxuriantes du roman, déjà clairsemées du vivant de Calvino. Elle n’est pas pour autant privée de poésie : le travail sur les lumières et la création sonore suggèrent le monde édénique de Cosimo, tout en donnant libre cours à l’imagination, comme en témoigne l’attention soutenue même des plus jeunes, réagissant avec délectation au spectacle. Une de ses grandes forces dans ce sens, l’élément qui a littéralement envoûté le jeune public, est le travail corporel de la circassienne Camille Denkinger, dont l’expressivité de l’incarnation de Cosimo rivalise avec son intensité. Spectacle à voir en famille, Cosimo touche sans faille sa cible générationnelle, sans pour autant faire de compromis, pour le plus grand plaisir du public adulte, avec les idées les plus profondes et inquiétantes sur la manière dont nous habitons la vie. 

30 avril 2025


30 avril 2025

Quel cirque !

cosimo couverture
@ Philippe Pache

Sur la scène du Petit Théâtre de Lausanne, trois comédiens entraînent le jeune public dans une libre adaptation du Baron Perché d’Italo Calvino (1957), alliant narration, mimes et acrobaties perchées à trois mètres du sol.

Vivien Hebert, diplômé de la Manufacture (2022), interprète Biagio, narrateur du roman et jeune frère de Cosimo. Il donne la réplique à Luna Desmeules, qui joue Viola, la voisine des deux garçons. Également diplômée de la Manufacture (2024), elle conserve dans ce rôle la même intensité du regard qui l’a récemment distinguée dans Lenz au Théâtre de Vidy. Biagio et Viola racontent ensemble l’histoire de Cosimo, interprété par Camille Denkinger, une artiste circassienne avec une formation de voltigeuse de main à main. Celle-ci donne vie à ce jeune garçon qui décide un jour d’aller vivre dans les arbres, en évoluant dans une structure mêlant poteaux de fer et cordes afin de se balancer. Étrangement, ce personnage ne s’exprime que rarement, mais Jean-Yves Ruf, le metteur en scène, explique qu’il est le sujet de l’histoire et donc qu’il la vit à travers son corps.

Dès l’entrée du public dans la salle, les comédiens occupent la scène, observant le public qui vient s’asseoir et s’apprête à écouter leur histoire. Cosimo est d’abord à terre, mais une fois sa décision prise, il grimpe et ne redescend plus jusqu’à la fin de la représentation. Camille Denkinger offre alors une performance physique remarquable, suspendue à trois mètres du sol, voltigeant de corde en corde. Certaines scènes semblent d’ailleurs mettre en avant cette physicalité du personnage. Les pauses dans la narration sont parfois accompagnées de longs silences contemplatifs et poétiques où seul le mouvement compte, par exemple lorsque Viola observe le jeune garçon et que les deux tentent de communiquer leurs sentiments. Les gestes sont alors plus significatifs que les paroles décousues de Cosimo. Cette mise en scène au décor épuré met l’accent sur les sonorités et l’éclairage afin de suggérer les arbres ou les différents espaces de la fiction. Cette absence d’éléments figuratifs libère l’espace scénique et permet aux comédiens de s’y mouvoir librement. Alors que Cosimo a le ciel, Biagio et Viola, restés en bas, se partagent la scène. Même si Viola semble plus défiante, sûre d’elle, et donc empiète parfois sur l’espace de Biagio, elle se retrouve parfois à l’écart, retranchée loin de ceux qu’elle décrit comme des « zinzins ».

Le travail d’adaptation d’un roman sur scène permet de réfléchir à la manière dont un metteur en scène peut jouer avec les différents modes d’énonciation théâtrale. Metteur en scène mais aussi comédien et pédagogue, Jean-Yves Ruf n’en est pas à sa première adaptation pour jeune public – on pense par exemple à Erwan et les oiseaux (2010), adapté du roman de Tarjei Vesaas. Il explique que le processus d’adaptation a été empreint d’improvisations afin de s’approprier les enjeux du roman et d’en proposer une nouvelle lecture avec des thèmes comme la famille ou la confrontation des points de vue entre groupes humains, tout cela dans une invitation à l’imagination et à la liberté. Ainsi, le choix d’une narration non plus à une mais à deux voix permet d’explorer le point de vue de Viola, qui offre une forme d’opposition au personnage de Cosimo. Les critiques de la jeune fille sur ses voisins bizarres renvoient au fond à sa propre tristesse et solitude au sein de sa famille si parfaite en apparence.

Si la narration prédomine, les comédiens incarnent également leurs personnages dans des séquences plus dialoguées. Le comique de ce spectacle réside d’ailleurs – outre les longues listes d’associations de mots cocasses ou l’expression de Cosimo qui semble de plus en plus extravagante – dans les décrochages énonciatifs qui s’opèrent lorsque le personnage quitte le niveau auquel il se trouvait et s’adresse directement au public. Ces ruptures sont souvent amusantes car elles instaurent un lien de proximité avec le public, le prenant à témoin lors d’une situation ridicule, telle que celle où Biagio est décrit par Viola comme le « toutou » de son frère tant il est obéissant. Ce riche comique, à la fois langagier et énonciatif, permet ainsi d’exprimer, sans les appauvrir, des thématiques – telles que la place de l’enfant au sein de la famille – s’adressant aux jeunes et aux moins jeunes !

30 avril 2025


Voir la page du spectacle