Pouvoir

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Pouvoir

Conception et mise en scène par Une Tribu Collectif / Théâtre des Marionnettes (Genève) / Du 21 au 30 mars 2025 / Critiques par Alexia Gay et Maxime Grandjean .


22 mars 2025

L’art de manipuler

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© Théâtre des Marionnettes de Genève

Au Théâtre des Marionnettes de Genève, une marionnette refuse catégoriquement de jouer le spectacle qui lui est imposé. Elle en a assez : ce spectacle n’intéresse personne – en tout cas pas elle. Elle fait donc voter le public, au désarroi des trois marionnettistes, pour changer le cours de l’histoire. À travers une mise en scène ingénieuse et un jeu habile, la pièce questionne avec acuité les mécanismes du pouvoir et de la manipulation, ainsi que la place des spectateurs dans ce jeu d’illusions.

Qu’est-ce que la liberté dans une société qui dicte son comportement à l’individu ? Cette interrogation prend corps à travers une marionnette dirigée par ses trois manipulateurs – Cécile Maidon, Noémie Vincart et Michel Villée. Leur précision remarquable et leur maîtrise impressionnante du geste se montrent dignes de la technique de manipulation du bunraku : la marionnette est animée à vue, sans l’intermédiaire de fils ni de baguettes, par les trois marionnettistes. À travers leur performance, la manipulation devient un véritable art de l’illusion, conférant à la marionnette une impression d’autonomie saisissante.

Et pourtant, qui détient réellement le pouvoir ? Une couronne sur la tête et placée au-devant de la scène, la marionnette semble avoir le beau rôle. Les marionnettistes, eux, paraissent la servir, la mettre à l’honneur même. Ils agissent dans son ombre, habillés de noir, leurs visages recouverts. La couronne chute – accidentellement ? – au milieu du récit qu’elle déclame face au public. Une des marionnettistes la replace avec discrétion.

Quelques répliques plus tard, la marionnette s’interrompt brusquement. L’histoire qu’elle doit raconter, elle la connaît par cœur : une histoire de révolution, qu’elle a répétée des centaines de fois. Seulement cette fois, elle refuse de continuer. La révolution, elle ne veut plus la jouer, elle veut la faire. Il est temps pour elle de prendre la parole, sa parole, et de raconter une histoire qu’elle aura enfin choisie : « Prince je fus, représentant du peuple je serai » proclame-t-elle en jetant – cette fois délibérément – sa couronne.

Ce geste marque une véritable rupture dans la dynamique du spectacle, déclenchant un basculement vers une pièce métathéâtrale. Les marionnettistes, déconcertés (ils ont tenté en vain de la raisonner), suspendent la représentation et prétextent un « problème technique ». Leur rôle évolue : alors qu’ils se contentaient de manipuler jusque-là la marionnette, ils deviennent à leur tour des personnages à part entière, interagissant directement avec elle.

Frustrés face à son refus inébranlable de reprendre le cours du spectacle, ils cèdent à la violence, désormais devenue physique, pour la contraindre à sortir de sa boîte. Mais on le sait, la violence ne résout rien, et heureusement Élise, la régisseuse technique, rappelle qu’on ne peut forcer quiconque à faire ce qu’il ne veut pas. Elle aussi devient un personnage de ce spectacle métathéâtral, aux côtés des trois marionnettistes, qui partagent avec la marionnette un même espace diégétique. Un glissement d’autant plus déroutant que les interprètes conservent leur véritable prénom, Cécile, Noémie et Michel, brouillant ainsi les frontières entre fiction et réalité.

Dans ce nouveau spectacle, la question du pouvoir est omniprésente : qui le détient ? Comment s’en emparer ? Comment être réellement libre ? Tout repose sur une mécanique d’illusion, et les moyens mis en scène pour la mettre en évidence se multiplient. Les marionnettistes doivent passer d’une manipulation purement physique à une manipulation psychologique de la marionnette, désormais dotée d’un véritable état de conscience. Un basculement subtil, mais fondamental. La manipulation prend alors une nouvelle forme : l’illusion du choix. Ils lui proposent de voter, lui donnant ainsi l’impression de détenir un pouvoir de décision dans un cadre en apparence démocratique. Un beau subterfuge à l’encontre de la marionnette qui, seule contre trois, reste en minorité. Le stratagème se détourne néanmoins contre eux lorsqu’ils commencent à se disputer et doivent à nouveau recourir au vote.

Au grand bonheur de la marionnette, la fiction bascule dès lors dans un espace d’improvisation du moins feinte. Mais encore une fois les marionnettistes se querellent, cette fois pour déterminer lequel d’entre eux prendra la tête. Chacun finit par endosser ce rôle, imposant l’un après l’autre à la marionnette une histoire différente à jouer. On passe d’un récit moyenâgeux à un contexte contemporain du public, pour finalement aboutir à un futur dystopique. Pourtant, malgré cette évolution temporelle dans le changement d’univers, l’histoire reste fondamentalement la même : celle d’un personnage prénommé Jean, qui, quel que soit son temps et son espace, se retrouve toujours à parler de révolution. La marionnette, de plus en plus exaspérée, dénonce l’illusion de diversité qui ne fait que reconduire le même schéma. Cette variation des récits, combinée à l’alternance des rôles des marionnettistes, détourne la technique du bunraku de manière inédite. La répartition des parties du corps de la marionnette – tête, bassin, pieds – n’est plus fixe, mais devient un enjeu dramaturgique qui redistribue à chaque fois le pouvoir.

La lumière se fait ensuite sur le public. Il est mis à contribution : le pouvoir passe entre ses mains et il peut enfin donner à Jean la possibilité de changer le cours de l’histoire. Il est temps pour lui de procéder pour la première fois au vote, un moment palpitant, où les spectateurs deviennent acteurs. Le résultat est sans appel. Et pourtant, une question persiste : le public avait-il vraiment le choix ? N’était-il pas lui aussi manipulé dans cette illusion participative ?

Trop tard pour regretter. Désormais libre, la marionnette ne tarde pas à prendre ses aises. Elle ordonne la lumière totale dans la salle avant d’envahir l’espace des spectateurs. Pris au dépourvu, ils voient la marionnette s’immiscer dans leurs rangs, les interpeller, les toucher, s’asseoir même sur l’un d’eux. Le pouvoir lui monte à la tête. Elle réclame tout ce que possède l’assemblée : vêtements, accessoires… et surtout des cheveux. Une revendication qui la mènera à porter une touffe jaune, déclenchant un éclat de rire général tant son apparence rappelle alors celle d’un certain président américain. L’humour, omniprésent dans la mise en scène, permet ainsi d’aborder des enjeux politiques tout en évitant l’écueil du didactisme.

Heureusement cette euphorie est de courte durée : pour être réellement libre, la marionnette comprend qu’elle doit s’affranchir du système tout entier, couper les ponts (ou les fils imaginaires) avec les marionnettistes. Pour que la libération fonctionne, encore faut-il y croire. Une conclusion vertigineuse, qui laisse les spectateurs emplis d’espoir.

Le spectacle invite le public à réfléchir autour des questions de pouvoir et de libre-arbitre, en jouant habilement sur plusieurs niveaux de lecture. Il expose une gradation de la manipulation, passant du contrôle physique à une emprise plus insidieuse, psychologique et collective. Le travail des marionnettistes est, à cet égard, d’une précision fascinante : leur coordination impeccable et la finesse de leurs gestes confèrent à la marionnette une présence frappante de réalisme. En intégrant des références contemporaines et en invitant les spectateurs à devenir eux-mêmes acteurs du processus, la mise en scène parvient à traiter un sujet politique sans lourdeur, mais avec malice et ingéniosité, un pari que le collectif belge Une Tribu a su relever avec brio et audace.

22 mars 2025


22 mars 2025

Quand une marionnette tire les fils de son destin

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© Théâtre des Marionnettes de Genève

La troupe Une Tribu Collectif, composée des marionnettistes belges Noémie Vincart et Michel Villée, rejoints pour l’occasion par Cécile Maidon, propose un spectacle original où une marionnette refuse le rôle qui lui a été attribué. Après quelques répliques en tant que roi médiéval, elle décide de sortir du personnage en s’adressant au public, et rompt ainsi l’illusion théâtrale. Cette rébellion entraîne les différents artistes, dorénavant sur un pied d’égalité, à réfléchir ensemble sur le métier de comédiens, de marionnettistes et plus généralement sur une forme de destin personnel.

Après quelques minutes dans un univers médiéval parfaitement reconstitué par des écrans de fumée percés d’une lumière verdâtre, le public se voit directement interpellé par la marionnette qui abandonne son rôle de souverain pour s’excuser d’arrêter la représentation. Cette rupture introduit une réflexion transversale sur le métier de comédiens et la nécessité pour ces derniers de croire en ce qu’ils font, afin que cette créance soit également partagée par le public. Les artifices de l’illusion théâtrale sont donc dévoilés aux spectateurs, à commencer par les manipulateurs. Jusque-là masqués et silencieux, ceux-ci prennent aussi la parole et rompent par là avec la tradition du théâtre de marionnettes Bunraku. Dans ce dernier, un trio de marionnettistes se répartit habituellement différents rôles : le manipulateur principal s’occupe de la tête et de la diction, et les deux autres du reste du corps, mais tous restent généralement discrets afin de maintenir l’illusion que le pantin agit par lui-même. Or, sous la clarté des lumières rallumées, cette convention est ici brisée et commence alors le dialogue structurant du spectacle entre les manipulateurs, la marionnette, mais également la régisseuse et le public. Corollaire de la monstration de leur facticité, la considération de ces artifices théâtraux invite également à penser la création artistique prenant corps devant les  spectateurs.

La nécessité de réinventer le spectacle, amorcée par le personnage incarné par la marionnette, entraîne la troupe dans une succession de réécritures aux formes variables. Soutenues par une excellente gestion de la lumière, du son ainsi que de la gestuelle de la marionnette, les différentes fictions, passant aussi bien d’une grotte obscure qu’aux profondeurs marines, apportent une plaisante diversité de décors. Cette variété se retrouve également dans les multiples moyens comiques du spectacle, qui sont constamment liés à une réflexion sur eux-mêmes. Ainsi, la rupture du premier niveau de fiction – celui du passé médiéval initial – permet tout d’abord de rire, avec le public, du pacte de créance instauré entre ce dernier et les comédiens.

Ensuite, ce refus de la marionnette de continuer son rôle contraint la troupe à l’improvisation fictive ou non. Dès lors, les difficultés inhérentes à cette pratique sont thématisées et transformées en situations comiques, à l’image des interactions avec le public ou des échecs dans les tentatives de renouvellement de l’histoire.

La richesse du spectacle découle de l’habile imbrication de plusieurs niveaux de fictions. Le premier niveau médiéval, rapidement écarté, mais investi autrement par les nombreuses improvisations, laisse place à un second niveau où personnages et marionnettes débattent de la direction à prendre. Les désaccords entre les membres de la troupe soulèvent, dans la façon de les régler, un questionnement sur le pouvoir. Ses différentes expressions, qu’elles soient démocratiques ou autoritaires, sont interrogées avec humour par le biais d’imitations de figures politiques ou d’une votation mettant le public à profit.

Ce second niveau de fiction voit précisément sa crédibilité accrue par la monstration de la facticité du premier niveau. Cependant, d’abord aux mains et surtout à l’excellente voix de Michel Villée, la marionnette en tant que personnage autonome devient moins convaincante lorsqu’elle passe sous le contrôle de Cécile Maidon ou de Noémie Vincart. La distinction entre la voix du personnage de Michel Villée et celle qu’il attribue à la marionnette bénéficie de plus de netteté que celle de ses partenaires de scène, souffrant peut-être de l’habitude jusqu’ici installée par ce premier locuteur.

Enfin, cette question de la crédibilité de la marionnette en tant que personnage pleinement indépendant trouve son point culminant dans la scène finale où, grâce à des fils, la marionnette se lève d’elle-même. Bien que de prime abord cette ultime autonomisation puisse présenter certaines incohérences avec d’autres moments du spectacle où le pantin gît inerte s’il est lâché, il est aussi possible de l’interpréter comme la finalité d’une évolution progressive. Envisagé de la sorte, ce dénouement constitue l’aboutissement de la prise de contrôle progressive de son destin par la marionnette, offrant au spectacle un climax qui surprend autant qu’il subjugue, à l’image de l’accueil enthousiaste que le public lui a réservé.

22 mars 2025


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