Magic Maids

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Magic Maids

Conception et mise en scène par Eisa Jocson et Venuri Perera / L’ Arsenic – Centre d’art scénique contemporain (Lausanne) / Du 14 au 16 mars 2025 / Critiques par Loris Ferrari et Auxane Bolanz .


14 mars 2025

Get to work !

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© Arsenic

Eisa Jocson et Venuri Perera, originaires respectivement du Sri Lanka et des Philippines, présentent un spectacle performatif sur l’exploitation du corps féminin, dans un croisement surprenant entre la thématique de la sorcellerie et celle du travail domestique. Le spectacle est inspiré par la découverte de l’histoire d’Anna Göldi, une domestique accusée de sorcellerie par ses employeurs et dernière sorcière exécutée en Suisse, en 1782. Cette condamnation a amené les deux artistes à réfléchir à la condition de nombreuses femmes exportées de leurs pays et engagées comme employées de maison, portant avec elles des pratiques autochtones associées à de la sorcellerie dans un autre contexte culturel. Déroulant la version moderne d’une chasse aux sorcières, le spectacle cherche à montrer la persécution de femmes accusées d’avoir pratiqué la magie noire.

Des citrons et des piments pendus aux quatre coins de la salle, deux personnes versant du sel sur le sol en fond de scène, aucun son, de nombreux balais posés contre le mur du fond. Le lien entre les figures de la domestique et de la sorcière à travers le balai est immédiat : après avoir symboliquement répandu le sel, chaque comédienne chevauche un balai. S’ensuit une lente chorégraphie, sorte de rituel mêlant balayage, sons discordants et rires étranges : le sort est jeté. Soudainement, le rythme change, s’accélère, tout devient chaotique avant de s’arrêter brusquement, comme une pause. Et brisant le silence, les premiers mots sont prononcés.

La performance physique d’Eisa Jocson et Venuri Perera est à souligner. La maîtrise de l’espace de jeu frôle en effet la perfection : pendant près de nonante minutes, elles dansent, marchent et courent, un balai entre les jambes, tout en portant d’autres balais, les agitant parfois à bout de bras. Cette charge n’est pas anodine, puisqu’elle renvoie à celle de toutes les domestiques ; ces femmes qui, quittant leur famille, ont travaillé comme des esclaves pour des employeurs souvent violents et leur faisant subir toutes sortes de souffrances. Réalisé occasionnellement par chacun, le balayage semble anodin. Mais lorsqu’une seule personne l’effectue en continu, il devient un véritable défi, à la fois physique et mental. En effet, comment éviter un abrutissement complet, une lente dégradation de son état ? Il faut quelque chose auquel se raccrocher.

Ici intervient la « sorcellerie », se mêlant au balayage constant, qui, exécuté de manière chorégraphique, avec des mouvements extrêmement précis et contrôlés, devient une danse presque hypnotique. D’abord lent et doux, le rythme devient peu à peu saccadé par des gesticulations presque incontrôlables, les corps se tordent, quelques cris, des rires hystériques, des incantations, des voix et des chants. Derrière l’apparence innocente du coup de balai, un sort se tisse : quel est son but ? Difficile de le savoir avec certitude, peut-être est-ce pour délivrer et purger les âmes de ces femmes ayant subi tant de souffrance, ou alors pour punir leurs tortionnaires ?

Qu’importe : l’instant est une véritable tempête émotionnelle qui ne peut laisser personne indifférent. Les spectateurs font pleinement partie du sort qui est tissé. Les deux « sorcières » viennent les chercher du regard ; celui-ci est d’abord dur, culpabilisant et insoutenable. Mais soudainement, les longs manteaux noirs tombent ; des vêtements en dentelle se dévoilent. Les regards deviennent séducteurs, amadouant ; les cheveux sont dénoués et les balais sont agités langoureusement près des spectateurs, sans pourtant les toucher. Puis l’interaction avec le public devient directe : pourquoi ne pas engager une domestique sri-lankaise ou philippine ? Elle fait tout ce qui est voulu, elle veut tout ce que son employeur veut, elle n’est pas humaine, c’est un objet. L’espace d’un instant, le public, pris de culpabilité, est mis face aux côtés les plus sombres et répugnants de l’humain. Un malaise se crée, la position devient inconfortable pour ceux qui écoutent et répondent. Quel est le but de tout ceci ? La réponse arrive bien vite.

En partant du présent, les deux comédiennes remontent le temps en narrant les violences subies par des travailleuses domestiques de la part de leurs employeurs. Sri-lankaises ou philippines, elles ont tout quitté pour une vie meilleure et se retrouvent à vivre un enfer, dont la seule délivrance est le plus souvent une mort atroce. Le récit à rebours de ces vies se termine avec celle à partir de laquelle leur projet a pris forme, Anna Göldi. Les témoignages étant énoncés, la réalité des violences subies exposée au grand jour, le rituel peut continuer. Les danses reprennent dans un rythme endiablé et pourtant contrôlé, tandis que les lumières tamisées d’un rouge orangé se resserrent pour former un cercle au centre de la scène.

Accompagnée de formules magiques et de cris, une sorte d’exorcisation et d’extériorisation de plusieurs siècles de souffrances silencieuses se dessine, dont le summum est atteint lorsque le sel est balayé pour recouvrir une grande surface du sol. Les balais sont distribués aux spectateurs avec les mots « Get to work ! ». Une inversion est en marche, la passivité et l’oisiveté sont terminées : il faut désormais se mettre au travail et vivre ce qu’ont vécu ces « magic maids ».

14 mars 2025


14 mars 2025

Sous les balais, l’énigme

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© Arsenic

Avec leur performance théâtrale, Eisa Jocson et Venuri Perera proposent, en mêlant danse et actions rituelles, d’évoquer la condition des travailleuses domestiques étrangères employées en Europe occidentale. Le spectacle explore le sujet en se refusant à donner un message clair, au risque peut-être de ne pas susciter une réelle interrogation du public.

Ustensile de nettoyage ou véhicule de sorcière, le balai se veut, dans Magic Maids, symbole d’oppression et de résistance. Le spectacle commence par un quart d’heure de silence, simplement dérangé par le bruit des balais traînés entre les jambes des deux artistes qui marchent au ralenti sur la scène. Ensuite, un passage de rires sur le sol, le balai toujours entre les jambes. Alors que les rires meurent, les allers et retours sur scène continuent pour un autre quart d’heure. La lenteur au démarrage du spectacle, sans doute consciemment recherchée, prend le risque de perdre l’attention du public. La figure de la sorcière pourrait être à l’honneur avec l’image du balai entre les jambes, mais sans plus d’indices, il est difficile d’identifier clairement les enjeux de ces premiers moments.

Un passage dansé présente ensuite différents types de balais et amorce une démarche d’implication du public, avec des jeux de regards et des mouvements dirigés vers lui. Parmi les nombreux balais, douze sont à manches longs. Ils sont ornés en direct de différentes lanières de tissu, fils, ou morceaux de perruque. Durant ce moment d’attention portée à ces balais, les deux performeuses évoquent brièvement quelques histoires de ces 250 dernières années à propos du traitement qu’ont pu recevoir les travailleuses domestiques. L’idée d’associer chacune de ces histoires sordides à un balai dont on prend soin est intéressante. Ce court moment se conclut par la phrase forte « Hang them all », traduite ici par Pendons-les tous. Projetée sur le mur de fond de scène, cette traduction au masculin est du reste troublante, dans un contexte où le sujet est évoqué au féminin : elle brouille l’association des balais à ces travailleuses et à leurs histoires. Est-ce une erreur de traduction ou d’interprétation de ce qui précède ? Les balais sont quoi qu’il en soit suspendus ensuite par la tête aux fils tirés au-dessus de la scène.

La fin du spectacle suggère peut-être une libération, puisque chacun de ces balais étale un peu plus un tas de sel sur la scène, puis est remis au public ; cela pourrait être vu comme une rébellion face à l’utilisation première d’un balai, c’est-à-dire nettoyer. Les performeuses demandent ensuite toutefois au public de nettoyer le sol avec ces mêmes balais. Ce geste est-il une invitation à la réflexion par l’implication directe du public dans la réalité des travailleuses domestiques ? Si l’opacité du spectacle liée à l’absence de prise de position explicite concernant son propos est regrettable, Magic Maids amène sur scène la thématique de la condition des travailleuses domestiques par de nombreuses bonnes idées, qui ne sont simplement pas assez exploitées pour faire comprendre à tout le public le message derrière la performance.

14 mars 2025


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