Faire troupeau
Conception et jeu par Marion Thomas / La Grange – Centre / Arts et Science / UNIL / 27 mars 2025 / Critiques par Inès Dalle et Killian Lachat .
27 mars 2025
Par Inès Dalle
Un fil émotionnel invisible

Le spectacle de Marion Thomas se présente comme une véritable adresse au public, une invitation à l’introspection et à la réflexion sur le comportement humain. À travers ce spectacle aux allures de stand-up, l’actrice explore ce qu’elle nomme le « fil émotionnel invisible » créé lorsqu’un individu se trouve en groupe. Entourée d’un décor minimaliste employé à des fins didactiques et humoristiques, elle s’impose comme une conteuse militante, engagée dans une lutte qui croit aux bienfaits de la collectivité humaine.
D’abord l’obscurité. L’écran face au public devient le seul support visuel, un espace vierge au sein duquel les mots de Marion Thomas prennent forme. Par des adresses directes, brisant le quatrième mur, l’actrice engage une réflexion ludique et personnelle sur l’expression « être un mouton », négativement connotée dans l’imaginaire collectif. Elle s’empare de cette notion et propose, le temps du spectacle, une nouvelle perspective. « Être un mouton » ne signifie pas nécessairement suivre aveuglément autrui sans réfléchir à ses actes. « Être un mouton », selon Thomas, implique au contraire de faire preuve d’empathie, d’entraide et de soutien.
Les minutes s’écoulent, et l’écran, toujours unique support visuel, est soudainement accompagné de son. Lors d’un moment immersif, le public est assimilé à un troupeau de mouton qui est la proie d’une meute de loups, dans une course effrénée pour sauver sa peau. La transformation s’opère : le public devient par analogie le troupeau de mouton. L’actrice, toujours sur le ton de l’humour le nomme « moublics ».
Dans un décor minimaliste composé d’un nuage de tissu et de petits buissons verts évocateurs du « fond vert » utilisé pour les films d’actions hollywoodiens, Marion Thomas suggère à ses « moublics » que la seconde expérience immersive se déroulera au cœur d’un imaginaire filmique. À la lueur d’un éclairage sépia, caractéristique des scènes de danger au cinéma, la performeuse décrit et joue avec ironie et irréalité une séquence à la manière d’un film catastrophe.
Un dernier tableau prend place et met fin à l’expérience précédente. Un air plus grave envahit le visage de la comédienne avant qu’elle ne s’engage dans un poignant discours sur des évènements catastrophiques connus. Elle évoque des conclusions scientifiques sur le comportement humain lors de tels évènements et démontre que le cinéma ne transmet pas avec véracité ces épisodes. Contrairement à une idée qui prend place dans les films hollywoodiens, l’humain ne cède pas à la panique lors de ces tristes situations. En réalité, l’effet de groupe n’est aucunement néfaste et ne fait au contraire qu’accroitre l’entraide et le soutien humain. Par ce biais, l’actrice montre l’importance et les bienfaits d’« être un mouton ».
La promesse d’une expérience immersive, annoncée au public, pourrait cependant laisser quelques attentes insatisfaites. Si l’ambition est de créer une expérience collective, le manque d’invitation réelle à l’action laisse le spectateur sur sa faim. Les « moublics », bien que pris dans l’illusion de cette transformation, ne trouvent pas l’espace pour s’engager pleinement, et l’interactivité demeure limitée.
Néanmoins, la véritable force de ce spectacle réside dans la progression subtile de la mise en scène. Timide au début, dissimulée derrière le rideau et établissant un contact hésitant avec le public, la comédienne s’ouvre au fur et à mesure du spectacle. Les images projetées et les descriptions visuelles dans les premières minutes plongent le spectateur dans un univers à la fois enfantin et familier, inspiré de contes populaires. L’actrice, vêtue d’un costume de bergère, ne cesse alors de maintenir cette ambiance ludique. La reconstitution hollywoodienne détermine quant à elle un tournant dans l’action. La performeuse présente à la fois un jeu expressif et inattendu ainsi qu’un imaginaire qui rend compte d’événements tragiques, plus adaptés à un public de jeunes adultes. Enfin, les révélations que Marion Thomas, alors vêtue d’une tenue formelle (pantalon noir et chemise), fait dans le dernier tableau, marquent le passage de la fiction à une réalité vécue par chacun, bien loin des contes et des films que nous connaissons. Elle s’adresse au public d’une voix claire et engagée, avec la maturité acquise au long du spectacle.
L’humain, selon Marion Thomas, reste empathique et ne se transforme pas en une bête sauvage lorsqu’il est en danger. Au contraire, il se regroupe et créé un « fil émotionnel invisible ». C’est là le constat qu’elle souhaite partager : ses « moublics » le saisissent sans grande difficulté. L’objectif est atteint par le biais de l’humour, de la création d’un imaginaire collectif et de la force des discours engagés.
27 mars 2025
Par Inès Dalle
27 mars 2025
Par Killian Lachat
Le troupeau, c’est nous

Dans une performance seule en scène, Marion Thomas propose un mélange judicieusement équilibré entre comique et militantisme. Alliant satire des films hollywoodiens et enquête scientifique, elle questionne la relation que chaque spectateur – ou « moublic » – noue durant la représentation avec les autres membres du troupeau.
Il est surprenant de se retrouver dans une salle de spectacle, plongé dans le noir, sans personne sur scène, mis à part un écran et des phrases qui défilent. Le dispositif multimédia ainsi déployé constitue une sorte de prologue textuel au spectacle. Accompagnée uniquement d’un panier à pic-nic, d’un nuage de laine et de trois buissons, Marion Thomas entre ensuite en scène. Elle s’amuse à mettre en scène son amour du film catastrophe, qu’elle oppose aux études scientifiques réelles sur l’entraide et la coopération des humains en cas de désastre. Ce dispositif rappelle ainsi son précédent spectacle Nous sommes les amazones du futur (2022), qui proposait une réflexion utopique à l’opposé des récits post-apocalyptiques. Conférence performée, Faire troupeau s’inscrit également au sein du festival Chimères organisé du 18 au 29 mars à La Grange, qui explore les liens entre art et recherche scientifique. Si la comédienne se base sur de nombreux témoignages, notamment autour de l’ouragan Katrina, pour évoquer la sociologie des désastres et les comportements humains en cas de catastrophe, elle conserve toutefois un ton enjoué et satirique dans l’enchaînement de ses sketchs, s’adonnant par exemple à la parodie du film Armageddon.
L’utilisation du numérique permet une entrée progressive dans l’univers loufoque des « moublics » (mouton + public). Ce terme, projeté sur l’écran, permet d’une part de poser avec humour les bases d’une réflexion sur l’empathie, et d’autre part d’établir un premier lien entre le public et la comédienne avant son entrée en scène. Souhaitant questionner le rapport affectif que l’humain peut entretenir avec des individus inconnus, Marion Thomas utilise le public comme un échantillon métaphorique de la société capable de « faire troupeau » et de ressentir la fairetroupeau – une émotion qu’elle décrit comme une « sensation de familiarité joyeuse ressentie par un individu immergé dans une foule d’inconnus ». Lorsque la performeuse apparaît, elle semble d’abord indécise, s’avance sur le plateau et s’intègre petit à petit à la communauté éphémère des moublics, jusqu’à oser prendre la parole. L’évolution de son personnage est aussi sensible dans son rapport à l’espace ; d’abord statique, elle occupe bientôt tout le plateau, au point d’en sortir ou de se rendre dans les gradins.
Elle explique que le mouton, souvent utilisé comme un terme de comparaison dépréciatif pour l’homme, est au contraire un modèle d’empathie. En effet, puisque l’homme a toujours vécu en communauté, il doit rester en lui un résidu de cet instinct grégaire, visible lors des catastrophes où l’entraide et la coopération prédominent, n’en déplaise à la fiction. L’empathie semble ainsi au cœur du troupeau ; permettant à la fois la survie et l’inclusion, elle permet de tisser un « fil émotionnel invisible » entre chaque moublic durant la représentation. Cependant, ce lien n’est réellement perceptible qu’à de rares moments durant le spectacle : par exemple, lors du mariage métaphorique, sorte de cérémonie « pense-bête », où tous les moublics se disent « oui », ou encore durant le karaoké final qui invite tout le monde à chanter sur un air de Gilbert Montagné. La forme de la conférence performée ajoute également un effet de brouillage entre la comédienne et le personnage qu’elle incarne. En effet, les nombreuses adresses au public génèrent une rupture du quatrième mur, cette frontière invisible mais implicite qui séparerait le plateau et la fiction des spectateurs et de la non-fiction. Une fois la surprise passée, on remarque que l’interaction directe entre le public et la comédienne ne semble toutefois pas attendue outre mesure, laissant les moublics dans un espace flou, ne sachant s’ils doivent répondre ou non aux multiples interpellations qui leur sont pourtant adressées. Mais ne sont-elles pas dirigées vers le troupeau dans son entier ? Cette absence d’implication personnelle de la part du public dans l’élaboration de la fable peut certainement en soulager plus d’un, mais peut aussi en frustrer d’autres – en effet, ne pas donner la parole au public laisse de nombreuses interpellations sans réponse. Le choix de prendre à partie le public de cette façon renforce toutefois le côté amusant du spectacle, le comique naissant souvent du décalage entre ce qui est du ressort technique (écran, son et lumière) et ce qui relève du jeu, des gestes et des thématiques évoquées. La représentation conserve ainsi un ton léger et divertissant. C’est d’ailleurs avec un message d’espoir que le spectacle prend fin, la comédienne invitant les moublics à se marier de manière métaphorique et à faire partie du troupeau.
27 mars 2025
Par Killian Lachat